Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Heureux heureuse heureusement

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Éd. Garnier - Tome 19
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HEUREUX, HEUREUSE, HEUREUSEMENT[1].

Ce mot vient évidemment d’heur, dont heure est l’origine : de là ces anciennes expressions, à la bonne heure, à la mal-heure ; car nos pères n’avaient pour toute philosophie que quelques préjugés ; des nations plus anciennes admettaient des heures favorables ou funestes.

On pourrait, en voyant que le bonheur n’était autrefois qu’une heure fortunée, faire plus d’honneur aux anciens qu’ils ne méritent, et conclure de là qu’ils regardaient le bonheur comme une chose très-passagère, telle qu’elle est en effet. Ce qu’on appelle bonheur est une idée abstraite, composée de quelques idées de plaisir : car qui n’a qu’un moment de plaisir n’est point un homme heureux, de même qu’un moment de douleur ne fait point un homme malheureux. Le plaisir est plus rapide que le bonheur, et le bonheur que la félicité. Quand on dit : Je suis heureux dans ce moment, on abuse du mot ; et cela ne veut dire que : J’ai du plaisir. Quand on a des plaisirs un peu répétés, on peut dans cet espace de temps se dire heureux. Quand ce bonheur dure un peu plus, c’est un état de félicité. On est quelquefois bien loin d’être heureux dans la prospérité, comme un malade dégoûté ne mange rien d’un grand festin préparé pour lui.

L’ancien adage : « On ne doit appeler personne heureux avant sa mort », semble rouler sur de bien faux principes. On dirait, par cette maxime, qu’on ne devrait le nom d’heureux qu’à un homme qui le serait constamment depuis sa naissance jusqu’à sa dernière heure. Cette série continuelle de moments agréables est impossible par la constitution de nos organes, par celle des éléments de qui nous dépendons, par celle des hommes dont nous dépendons davantage. Prétendre être toujours heureux est la pierre philosophale de l’âme ; c’est beaucoup pour nous de n’être pas longtemps dans un état triste. Mais celui qu’on supposerait avoir toujours joui d’une vie heureuse, et qui périrait misérablement, aurait certainement mérité le nom d’heureux jusqu’à sa mort, et on pourrait prononcer hardiment qu’il a été le plus heureux des hommes. Il se peut très-bien que Socrate ait été le plus heureux des Grecs, quoique des juges ou superstitieux et absurdes, ou iniques, ou tout cela ensemble, l’aient empoisonné juridiquement à l’âge de soixante et dix ans, sur le soupçon qu’il croyait un seul Dieu.

Cette maxime philosophique tant rebattue : Nemo ante obitum felix, paraît donc absolument fausse en tout sens ; et si elle signifie qu’un homme heureux peut mourir d’une mort malheureuse, elle ne signifie rien que de trivial.

Le proverbe du peuple : Heureux comme un roi[2], est encore plus faux. Quiconque même a vécu doit savoir combien le vulgaire se trompe.

On demande s’il y a une condition plus heureuse qu’une autre, si l’homme en général est plus heureux que la femme. Il faudrait avoir essayé de toutes les conditions, avoir été homme et femme comme Tirésias et Iphis, pour décider cette question ; encore faudrait-il avoir vécu dans toutes les conditions avec un esprit également propre à chacune, et il faudrait avoir passé par tous les états possibles de l’homme et de la femme pour en juger.

On demande encore si de deux hommes l’un est plus heureux que l’autre. Il est bien clair que celui qui a la pierre et la goutte, qui perd son bien, son honneur, sa femme et ses enfants, et qui est condamné à être pendu immédiatement après avoir été taillé, est moins heureux dans ce monde, à tout prendre, qu’un jeune sultan vigoureux, ou que le savetier de La Fontaine[3].

Mais on veut savoir quel est le plus heureux de deux hommes également sains, également riches, et d’une condition égale. Il est clair que c’est leur humeur qui en décide. Le plus modéré, le moins inquiet, et en même temps le plus sensible, est le plus heureux ; mais malheureusement le plus sensible est presque toujours le moins modéré. Ce n’est pas notre condition, c’est la trempe de notre âme, qui nous rend heureux. Cette disposition de notre âme dépend de nos organes, et nos organes ont été arrangés sans que nous y ayons la moindre part.

C’est au lecteur à faire là-dessus ses réflexions. Il y a bien des articles sur lesquels il peut s’en dire plus qu’on ne lui en doit dire. En fait d’arts, il faut l’instruire ; en fait de morale, il faut le laisser penser.

Il y a des chiens qu’on caresse, qu’on peigne, qu’on nourrit de biscuits, à qui on donne de jolies chiennes. Il y en a d’autres qui sont couverts de gale, qui meurent de faim, qu’on chasse, qu’on bat, et qu’ensuite un jeune chirurgien dissèque lentement, après leur avoir enfoncé quatre gros clous dans les pattes. A-t-il dépendu de ces pauvres chiens d’être heureux ou malheureux ?

On dit pensée heureuse, trait heureux, repartie heureuse, physionomie heureuse, climat heureux. Ces pensées, ces traits heureux qui nous viennent comme des inspirations soudaines, et qu’on appelle des bonnes fortunes d’homme d’esprit, nous sont inspirés comme la lumière entre dans nos yeux, sans que nous la cherchions. Ils ne sont pas plus en notre pouvoir que la physionomie heureuse, c’est-à-dire douce et noble, si indépendante de nous, et si souvent trompeuse. Le climat heureux est celui que la nature favorise. Ainsi sont les imaginations heureuses, ainsi est l’heureux génie, c’est-à-dire le grand talent. Et qui peut se donner le génie ? Qui peut, quand il a reçu quelque rayon de cette flamme, le conserver toujours brillant ?

Puisque heureux vient de la bonne heure, et malheureux de la mal-heure, en pourrait dire que ceux qui pensent, qui écrivent avec génie, qui réussissent dans les ouvrages de goût, écrivent à la bonne heure. Le grand nombre est de ceux qui écrivent à la mal-heure.

Quand on dit un heureux scélérat, on n’entend par ce mot que ses succès. Félix Sylla, l’heureux Sylla, un Alexandre VI, un duc de Borgia, ont heureusement pillé, trahi, empoisonné, ravagé, égorgé. Mais s’ils se sont crus des scélérats, il y a grande apparence qu’ils étaient très-malheureux, quand même ils n’auraient pas craint leurs semblables.

Il se pourrait qu’un scélérat mal élevé, un Turc par exemple, à qui on aurait dit qu’il lui est permis de manquer de foi aux chrétiens, de faire serrer d’un cordon de soie le cou de ses vizirs quand ils sont riches, de jeter dans le canal de la mer Noire ses frères étranglés ou massacrés, et de ravager cent lieues de pays pour sa gloire ; il se pourrait, dis-je, à toute force, que cet homme n’eût pas plus de remords que son muphti, et fût très-heureux. C’est sur quoi le lecteur peut encore penser beaucoup.

Il y avait autrefois des planètes heureuses, d’autres malheureuses ; malheureusement il n’y en a plus.

On a voulu priver le public de ce Dictionnaire utile, heureusement on n’y a pas réussi.

Des âmes de boue, des fanatiques absurdes, préviennent tous les jours les puissants, les ignorants, contre les philosophes. Si malheureusement on les écoutait, nous retomberions dans la barbarie d’où les seuls philosophes nous ont tirés.

HIPATIE, voyez HYPATIE.

HISTOIRE.
SECTION PREMIÈRE[4].
DÉFINITION.

L’histoire est le récit des faits donnés pour vrais, au contraire de la fable, qui est le récit des faits donnés pour faux.



  1. Encyclopédie, tome VIII, 1765. (B.)
  2. Être heureux comme un roi, dit le peuple hébété.

    (Ve Discours sur l’homme, vers 35.)
  3. Fable ii du livre VIII.
  4. L’article Histoire, de l’Encyclopédie, tome VIII, 1765, se composait, à quelques variantes près : 1° de cette ire section ; 2° de la fin du chapitre v, de tout le chapitre vi, et d’une partie du chapitre vii du Pyrrhonisme de l’histoire (voyez les Mélanges, année 1768) ; 3° du chapitre viii, et du commencement du chapitre ix du même ouvrage ; 4° d’une partie du chapitre xi ; 5° d’une grande partie de la section iii ; et 6° d’une partie de la section iv, ci-après (page 358).

    Dans les Questions sur l’Encyclopédie, en 1771, l’article Histoire commençait par les deux premiers alinéas de ce qui forme aujourd’hui la section ii ; et après ces deux alinéas venait ce qui est la section première.

    La disposition actuelle (à un morceau près), et la division par sections, datent de l’édition de Kehl. (B.)

    — Voici la correspondance entre Voltaire et d’Alembert au sujet de cet article. Voltaire à d’Alembert, 9 décembre 1755 : « Je me chargerais encore volontiers de l’article Histoire, et je crois que je pourrais fournir des choses assez curieuses sur cette partie, sans pourtant entrer dans des détails trop longs ou trop dangereux. » — Le même au même, 9 octobre 1756 : « Je suis bien mécontent de l’article Histoire. J’avais envie de faire voir quel est le style convenable à une histoire générale, celui que demande une histoire particulière, celui que des Mémoires exigent. J’aurais voulu faire voir combien Thoiras l’emporte sur Daniel, et Clarendon sur le cardinal de Retz. Il eût été utile de montrer qu’il n’est pas permis à un compilateur des Mémoires des autres de s’exprimer comme un contemporain ; que celui qui ne donne les faits que de la seconde main n’a pas le droit de s’exprimer comme celui qui rapporte ce qu’il a vu et ce qu’il a fait ; que c’est un ridicule, et non une beauté, de vouloir peindre avec toutes leurs nuances les portraits des gens qu’on n’a point connus ; enfin il y aurait cent choses utiles à dire qu’on n’a point dites encore ; mais j’étais pressé et j’étais malade. » — Le même au même, 29 novembre 1756 : « Je vous prie de me renvoyer l’article Histoire, dont je ne suis point content, et que je veux refondre puisque j’en ai le temps. » — D’Alembert à Voltaire : « Je vous ferai parvenir incessamment l’article Histoire contresigné. » — Voltaire à d’Alembert, 28 décembre 1756 : « Je vous renvoie Histoire, mon cher grand homme ; j’ai bien peur que cela ne soit trop long : c’est un sujet sur lequel on a de la peine à s’empêcher de faire un livre. » — Le même au même, 29 décembre 1757 : « Vous me donnez l’article Historiographe à traiter, mes chers maîtres. Je n’ai point ici la minute de l’article Histoire. Il me semble que je le fis bien vite, et que je le corrigeai encore plus vite et plus mal. Il serait nécessaire que je le revisse, afin que je ne plaçasse point au mot Historiographe ce que j’aurai mis au mot Histoire, et que je pusse mieux mesurer ces deux articles. Si donc vous avez quinze jours devant vous, renvoyez-moi Histoire. Cela est ridicule, je le sais bien ; mais je serais plus ridicule de donner un mauvais article. Je vous renverrai le manuscrit trois jours après l’avoir reçu. » — D’Alembert à Voltaire, 28 janvier 1758 : « Je doute fort que votre article Histoire puisse passer avec les nouveaux censeurs, et je vous renverrai cet article quand vous voudrez, pour y faire les changements que vous avez en vue. Mais rien ne presse ; je doute que le huitième volume se fasse jamais. » Il y eut, en effet, déroute de l’Encyclopédie en 1758 ; Voltaire, indigné, redemanda tous ses articles non parus ; mais on les garda : quand on put reprendre la publication du grand Dictionnaire, ils virent le jour sans qu’il y mît obstacle. (G. A.)


Hérodote

Heureux, heureuse, heureusement

Hipatie