C’est le nom d’un bourg de France, à six lieues de Rouen en Normandie, qu’on a qualifié de royaume pendant longtemps, d’après Robert Gaguin, historien du xvie siècle.
Cet écrivain rapporte que Gautier ou Vautier, seigneur d’Yvetot, chambrier du roi Clotaire Ier, ayant perdu les bonnes grâces de son maître par des calomnies dont on n’est pas avare à la cour, s’en bannit de son propre mouvement, passa dans les climats étrangers où, pendant dix ans, il fit la guerre aux ennemis de la foi ; qu’au bout de ce terme, se flattant que la colère du roi serait apaisée, il reprit le chemin de la France ; qu’il passa par Rome, où il vit le pape Agapet, dont il obtint des lettres de recommandation pour le roi, qui était alors à Soissons, capitale de ses États. Le seigneur d’Yvetot s’y rendit un jour de vendredi saint, et prit le temps que Clotaire était à l’église pour se jeter à ses pieds, en le conjurant de lui faire grâce par le mérite de celui qui, en pareil jour, avait répandu son sang pour le salut des hommes ; mais Clotaire, prince farouche et cruel, l’ayant reconnu, lui passa son épée au travers du corps.
Gaguin ajoute que le pape Agapet, ayant appris une action si indigne, menaça le roi des foudres de l’Église s’il ne réparait sa faute ; et que Clotaire, justement intimidé, et pour satisfaction du meurtre de son sujet, érigea la seigneurie d’Yvetot en royaume, en faveur des héritiers et des successeurs de Gautier ; qu’il en fit expédier des lettres signées de lui, et scellées de son sceau ; que c’est depuis ce temps-là que les seigneurs d’Yvetot portent le titre de rois : et je trouve, par une autorité constante et indubitable, continue Gaguin, qu’un événement aussi extraordinaire s’est passé en l’an de grâce 536.
Rappelons, à propos de ce récit de Gaguin, l’observation que nous avons déjà faite[2] sur ce qu’il dit de l’établissement de l’université de Paris ; c’est qu’aucun des historiens contemporains ne fait mention de l’événement singulier qui, selon lui, fit ériger en royaume la seigneurie d’Yvetot[3] ; et, comme l’ont très-bien remarqué Claude Malingre et l’abbé de Vertot[4], Clotaire Ier, qu’on suppose souverain du bourg d’Yvetot, ne régnait point dans cette contrée ; les fiefs alors n’étaient point héréditaires ; l’on ne datait point les actes de l’an de grâce, comme le rapporte Robert Gaguin ; enfin le pape Agapet était déjà mort. Ajoutons que le droit d’ériger un fief en royaume appartenait exclusivement à l’empereur.
Ce n’est pas à dire cependant que les foudres de l’Église ne fussent déjà usitées du temps d’Agapet. On sait que saint Paul[5] excommunia l’incestueux de Corinthe ; on trouve aussi, dans les lettres de saint Basile, quelques exemples de censures générales dès le ive siècle. Une de ces lettres est contre un ravisseur. Le saint prélat y ordonne de faire rendre la fille à ses parents, d’exclure le ravisseur des prières, et de le déclarer excommunié, avec ses complices et toute sa maison, pendant trois ans ; il ordonne aussi d’exclure des prières tout le peuple de la bourgade qui a reçu la personne ravie.
Auxilius, jeune évêque, excommunia la famille entière de Clacitien ; et quoique saint Augustin ait désapprouvé cette conduite, et que le pape saint Léon ait établi les mêmes maximes que saint Augustin, dans une de ses lettres aux évêques de la province de Vienne, pour ne parler ici que de la France, Prétextat, évêque de Rouen, ayant été assassiné l’an 586, dans sa propre église, Leudovalde, évêque de Bayeux, ne laissa pas de mettre en interdit toutes les églises de Rouen, défendant d’y célébrer le service divin jusqu’à ce que l’on eût trouvé l’auteur du crime.
L’an 1141, Louis le Jeune ayant refusé de consentir à l’élection de Pierre de La Châtre, que le pape avait fait nommer à la place d’Albéric, archevêque de Bourges, mort l’année précédente, Innocent II mit toute la France en interdit.
L’an 1200, Pierre de Capoue, chargé d’obliger Philippe-Auguste à quitter Agnès et à reprendre Ingerburge, et n’y ayant pas réussi, publia le 15 janvier la sentence d’interdit sur tout le royaume, qui avait été prononcée par le pape Innocent III. Cet interdit fut observé avec une extrême rigueur. La chronique anglicane, citée par le bénédictin Martenne[6] dit que tout acte de christianisme, hormis le baptême des enfants, fut interdit en France, les églises fermées ; les chrétiens en étaient chassés comme des chiens ; plus d’office divin ni de sacrifice de la messe, plus de sépultures ecclésiastiques pour les défunts ; les cadavres, abandonnés au hasard, répandaient la plus affreuse infection, et pénétraient d’horreur ceux qui leur survivaient.
La chronique de Tours fait la même description ; elle y ajoute seulement un trait remarquable confirmé par l’abbé Fleury et l’abbé de Vertot[7] : c’est que le saint viatique était excepté, comme le baptême des enfants, de cette privation des choses saintes. Le royaume fut pendant neuf mois dans cette situation : Innocent III permit seulement, au bout de quelque temps, les prédications et le sacrement de confirmation. Le roi fut si courroucé qu’il chassa les évêques et tous les autres ecclésiastiques de leurs demeures, et confisqua leurs biens.
Mais, ce qui est singulier, les souverains eux-mêmes priaient quelquefois les évêques de prononcer un interdit sur les terres de leurs vassaux. Par des lettres du mois de février 1356, confirmatives de celles de Guy, comte de Nevers et de Mathilde sa femme, en faveur des bourgeois de Nevers, Charles V, régent du royaume, prie les archevêques de Lyon, de Bourges, et de Sens, et les évêques d’Autun, de Langres, d’Auxerre, et de Nevers, de prononcer une excommunication contre le comte de Nevers et un interdit sur ses terres, s’il n’exécute pas l’accord qu’il avait fait avec ses habitants. On trouve aussi, dans le recueil des ordonnances de la troisième race, plusieurs lettres semblables du roi Jean, qui autorisent les évêques à mettre en interdit les lieux dont le seigneur tenterait d’enfreindre les priviléges.
Enfin, ce qui semble incroyable, le jésuite Daniel rapporte que, l’an 998, le roi Robert fut excommunié par Grégoire V, pour avoir épousé sa parente au quatrième degré. Tous les évêques qui avaient assisté à ce mariage furent interdits de la communion jusqu’à ce qu’ils fussent allés à Rome faire
satisfaction au saint-siége. Les peuples, les courtisans même, se séparèrent du roi ; il ne lui resta que deux domestiques qui purifiaient par le feu toutes les choses qu’il avait touchées. Le cardinal Damien et Rommalde ajoutent même qu’un matin Robert étant allé, selon sa coutume, dire ses prières à la porte de l’église de Saint-Barthélemy, car il n’osait pas y entrer, Abbon, abbé de Fleury, suivi de deux femmes du palais qui portaient un grand plat de vermeil couvert d’un linge, l’aborde, lui annonce que Berthe vient d’accoucher ; et découvrant le plat : « Voyez, lui dit-il, les effets de votre désobéissance aux décrets de l’Église, et le sceau de l’anathème sur ce fruit de vos amours. » Robert regarde, et voit un monstre qui avait le cou et la tête d’un canard. Berthe fut répudiée, et l’excommunication enfin levée.
Urbain II, au contraire, excommunia, l’an 1092, Philippe Ier, petit-fils de Robert, pour avoir quitté sa parente. Ce pape prononça la sentence d’excommunication dans les propres États du roi, à Clermont en Auvergne, où Sa Sainteté venait chercher un asile ; dans ce même concile où fut prêchée la croisade, et où, pour la première fois, le nom de pape fut donné à l’évêque de Rome, à l’exclusion des autres évêques qui le prenaient auparavant.
On voit que ces peines canoniques furent d’abord plutôt médicinales que mortelles ; mais Grégoire VII et quelques-uns de ses successeurs osèrent prétendre qu’un souverain excommunié était privé de ses États, et que ses sujets n’étaient plus obligés de lui obéir : supposé cependant qu’un roi puisse être excommunié en certains cas graves, l’excommunication, n’étant qu’une peine purement spirituelle, ne saurait dispenser ses sujets de l’obéissance qu’ils lui doivent comme tenant son autorité de Dieu même. C’est ce qu’ont reconnu constamment les parlements et même le clergé de France, dans les excommunications de Boniface VIII contre Philippe le Bel, de Jules II contre Louis XII, de Sixte V contre Henri III, de Grégoire XIII contre Henri IV ; et c’est aussi la doctrine de la fameuse assemblée du clergé de 1682.
- ↑ Voyez tome XIX, page 255.
- ↑ Voyez l’article Université, ci-dessus, page 545.
- ↑ Voyez dans les Mémoires de l’Académie des inscriptions, tome IV, page 728 et suiv., l’écrit de l’abbé de Vertot, intitulé Dissertation sur l’origine du royaume d’Yvetot.
- ↑ Il y avait encore de nom un roi d’Yvetot à l’époque de la Révolution française. C’était le comte d’Albon, élève de Court de Gébelin, et qui était, comme son maître, un érudit distingué. Il mourut en 1790. (G. A.)
- ↑ I. Corint., chapitre v, v. 5. (Note de Voltaire.)
- ↑ Tome V, page 808. (Note de Voltaire.)
- ↑ Livre I, page 148. (Id.)