Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Jésuites ou orgueil

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Éd. Garnier - Tome 19
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JÉSUITES, OU ORGUEIL[1].

On a tant parlé des jésuites, qu’après avoir occupé l’Europe pendant deux cents ans, ils finissent par l’ennuyer, soit qu’ils écrivent eux-mêmes, soit qu’on écrive pour ou contre cette singulière société, dans laquelle il faut avouer qu’on a vu et qu’on voit encore des hommes d’un rare mérite.

On leur a reproché dans six mille volumes leur morale relâchée, qui n’était pas plus relâchée que celle des capucins ; et leur doctrine sur la sûreté de la personne des rois, doctrine qui, après tout, n’approche ni du manche de corne du couteau de Jacques Clément, ni de l’hostie saupoudrée qui servit si bien frère Ange de Montepulciano, autre jacobin, et qui empoisonna l’empereur Henri VII.

Ce n’est point la grâce versatile qui les a perdus, ce n’est pas la banqueroute frauduleuse du révérend P. La Valette, préfet des missions apostoliques. On ne chasse point un ordre entier de France, d’Espagne, des deux Siciles, parce qu’il y a eu dans cet ordre un banqueroutier. Ce ne sont pas les fredaines du jésuite Guyot-Desfontaines, ni du jésuite Fréron, ni du révérend P. Marsy, lequel estropia par ses énormes talents un enfant charmant de la première noblesse du royaume[2]. On ferma les yeux sur ces imitations grecques et latines d’Anacréon et d’Horace.

Qu’est-ce donc qui les a perdus ? L’orgueil.

Quoi ! les jésuites étaient-ils plus orgueilleux que les autres moines ? Oui, ils l’étaient au point qu’ils firent donner une lettre de cachet à un ecclésiastique qui les avait appelés moines. Le frère Croust, le plus brutal de la société, frère du confesseur de la seconde dauphine, fut près de battre en ma présence le fils de M. de Guyot, depuis préteur royal à Strasbourg, pour lui avoir dit qu’il irait le voir dans son couvent.

C’était une chose incroyable que leur mépris pour toutes les universités dont ils n’étaient pas, pour tous les livres qu’ils n’avaient pas faits, pour tout ecclésiastique qui n’était pas un homme de qualité ; c’est de quoi j’ai été témoin cent fois. Ils s’expriment ainsi dans leur libelle intitulé[3] Il est temps de parler : « Que dire à un magistrat qui dit que les jésuites sont des orgueilleux, il faut les humilier ? » Ils étaient si orgueilleux qu’ils ne voulaient pas qu’on blâmât leur orgueil.

D’où leur venait ce péché de la superbe ? De ce que frère Guignard avait été pendu. Cela est vrai à la lettre.

Il faut remarquer qu’après le supplice de ce jésuite sous Henri IV, et après leur bannissement du royaume, ils ne furent rappelés qu’à la condition qu’il y aurait toujours à la cour un jésuite qui répondrait de la conduite des autres. Coton fut donc mis en otage auprès de Henri IV, et ce bon roi, qui ne laissait pas d’avoir ses petites finesses, crut gagner le pape en prenant son otage pour son confesseur.

Dès lors chaque frère jésuite se crut solidairement confesseur du roi. Cette place de premier médecin de l’âme d’un monarque devint un ministère sous Louis XIII, et surtout sous Louis XIV. Le frère Vadblé, valet de chambre du P. de La Chaise, accordait sa protection aux évêques de France ; et le P. Le Tellier gouvernait avec un sceptre de fer ceux qui voulaient bien être gouvernés ainsi. Il était impossible que la plupart des jésuites ne s’enflassent du vent de ces deux hommes, et qu’ils ne fussent aussi insolents que les laquais du marquis de Louvois. Il y eut parmi eux des savants, des hommes éloquents, des génies : ceux-là furent modestes ; mais les médiocres, faisant le grand nombre, furent atteints de cet orgueil attaché à la médiocrité et à l’esprit de collége.

Depuis leur P. Garasse, presque tous leurs livres polémiques respirèrent une hauteur indécente qui souleva toute l’Europe. Cette hauteur tomba souvent dans la bassesse du plus énorme ridicule ; de sorte qu’ils trouvèrent le secret d’être à la fois l’objet de l’envie et du mépris. Voici, par exemple, comme ils s’exprimaient sur le célèbre Pasquier, avocat général de la chambre des comptes :

« Pasquier est un porte-panier, un maraud de Paris, petit galant bouffon, plaisanteur ; petit compagnon vendeur de sornettes, simple regage qui ne mérite pas d’être le valeton des laquais ; bélître, coquin qui rote, pète et rend sa gorge, fort suspect d’hérésie ou bien hérétique, ou bien pire, un sale et vilain satyre, un archi-maître sot par nature, par bécarre, par bémol, sot à la plus haute gamme, sot à triple semelle, sot à double teinture, et teint en cramoisi, sot en toutes sortes de sottises[4]. »

Ils polirent depuis leur style ; mais l’orgueil, pour être moins grossier, n’en fut que plus révoltant.

On pardonne tout, hors l’orgueil. Voilà pourquoi tous les parlements du royaume, dont les membres avaient été pour la plupart leurs disciples, ont saisi la première occasion de les anéantir, et la terre entière s’est réjouie de leur chute.

Cet esprit d’orgueil était si fort enraciné dans eux qu’il se déployait avec la fureur la plus indécente dans le temps même qu’ils étaient tenus à terre sous la main de la justice, et que leur arrêt n’était pas encore prononcé. On n’a qu’à lire le fameux Mémoire intitulé Il est temps de parler, imprimé dans Avignon en 1762, sous le nom supposé d’Anvers. Il commence par une requête ironique aux gens tenant la cour de parlement. On leur parle, dans cette requête, avec autant de mépris que si on faisait une réprimande à des clercs de procureur. On traite continuellement l’illustre M. de Montclar, procureur général, l’oracle du parlement de Provence, de maître Ripert ; et on lui parle comme un régent en chaire parlerait à un écolier mutin et ignorant. On pousse l’audace jusqu’à dire[5] que M. de Montclar a blasphémé en rendant compte de l’institut des jésuites.

Dans leur Mémoire qui a pour titre : Tout se dira, ils insultent encore plus effrontément le parlement de Metz, et toujours avec ce style qu’on puise dans les écoles.

Ils ont conservé le même orgueil sous la cendre dans laquelle la France, l’Espagne, les ont plongés. Le serpent coupé en tronçons a levé encore la tête du fond de cette cendre. On a vu je ne sais quel misérable, nommé Nonotte, s’ériger en critique de ses maîtres, et cet homme, fait pour prêcher la canaille dans un cimetière, parler à tort et à travers des choses dont il n’avait pas la plus légère notion[6]. Un autre insolent de cette société, nommé Patouillet, insultait, dans des mandements d’évêque[7], des citoyens, des officiers de la maison du roi, dont les laquais n’auraient pas souffert qu’il leur parlât.

Une de leurs principales vanités était de s’introduire chez les grands dans leurs dernières maladies, comme des ambassadeurs de Dieu, qui venaient leur ouvrir les portes du ciel sans les faire passer par le purgatoire. Sous Louis XIV il n’était pas du bon air de mourir sans passer par les mains d’un jésuite ; et le croquant allait ensuite se vanter à ses dévotes qu’il avait converti un duc et pair, lequel, sans sa protection, aurait été damné.

Le mourant pouvait lui dire : « De quel droit, excrément de collége, viens-tu chez moi quand je me meurs ? Me voit-on venir dans ta cellule quand tu as la fistule ou la gangrène, et que ton corps crasseux est prêt à être rendu à la terre ? Dieu a-t-il donné à ton âme quelques droits sur la mienne ? Ai-je un précepteur à soixante-dix ans ? Portes-tu les clefs du paradis à ta ceinture ? Tu oses dire que tu es ambassadeur de Dieu : montre-moi tes patentes ; et si tu n’en as point, laisse-moi mourir en paix. Un bénédictin, un chartreux, un prémontré, ne viennent point troubler mes derniers moments : ils n’érigent point un trophée à leur orgueil sur le lit d’un agonisant ; ils restent dans leur cellule ; reste dans la tienne ; qu’y a-t-il entre toi et moi ? »

Ce fut une chose comique, dans une triste occasion, que l’empressement de ce jésuite anglais nommé Routh, à venir s’emparer de la dernière heure du célèbre Montesquieu. Il vint, dit-il, rendre cette âme vertueuse à la religion, comme si Montesquieu n’avait pas mieux connu la religion qu’un Routh, comme si Dieu eût voulu que Montesquieu pensât comme un Routh. On le chassa de la chambre, et il alla crier dans tout Paris : « J’ai converti cet homme illustre ; je lui ai fait jeter au feu ses Lettres persanes et son Esprit des lois. » On eut soin d’imprimer la relation de la conversion du président de Montesquieu par le révérend P. Routh[8], dans ce libelle intitulé Antiphilosophique[9].

Un autre orgueil des jésuites était de faire des missions dans les villes, comme s’ils avaient été chez des Indiens et chez des Japonais. Ils se faisaient suivre dans les rues par la magistrature entière. On portait une croix devant eux, on la plantait dans la place publique ; ils dépossédaient le curé, ils devenaient les maîtres de la ville. Un jésuite nommé Aubert fit une pareille mission à Colmar, et obligea l’avocat général du conseil souverain de brûler à ses pieds son Bayle, qui lui avait coûté cinquante écus : j’aurais mieux aimé brûler frère Aubert. Jugez comme l’orgueil de cet Aubert fut gonflé de ce sacrifice, comme il s’en vanta le soir avec ses confrères, comme il en écrivit à son général.

Ô moines ! ô moines ! soyez modestes, je vous l’ai déjà dit[10] ; soyez modérés, si vous ne voulez pas que malheur vous arrive.



  1. Questions sur l’Encyclopédie, septième partie, 1771. Sur la destruction des jésuites, voyez le Précis du Siècle de Louis XV, chapitres xxxviii et xxxix ; et l’Histoire du Parlement, chapitre lxviii. (B.)
  2. Le prince de Guemené. Voyez, dans la Correspondance, la lettre de Voltaire à d’Alembert, du 10 mars 1765.
  3. Page 341. (Note de Voltaire.)
  4. Voltaire a répété ce passage, en 1777, dans l’article xi du Prix de la justice et de l’humanité.
  5. Tome II, page 399. (Note de Voltaire.)
  6. Voyez dans les Mélanges, année 1763, les Éclaircissements historiques ; et, année 1767, la 22e des Honnêtetés littéraires.
  7. Voyez dans les Mélanges, année 1767, la 23e des Honnêtetés littéraires, et tome IX, page 553, une note de l’Épilogue de la Guerre de Genève.
  8. Nous avons observé déjà que l’on n’osa le chasser ; il attendit l’instant de la mort de Montesquieu pour voler ses papiers : on l’en empêcha ; mais il s’en vengea sur son vin, et l’on fut obligé de le renvoyer ivre-mort dans son couvent. (K.) — C’est dans une note sur l’Homme aux quarante écus, que les éditeurs de Kehl ont fait l’observation dont ils parlent ici.
  9. Ce libelle antiphilosophique est le Dictionnaire antiphilosophique de Chaudon (dont il a été question dans l’article Jephté), et dans la première édition duquel on a imprimé une Lettre du P. Routh sur la catholicité et les derniers moments de Montesquieu. Voyez l’Avertissement de Beuchot, tome XVII.
  10. Voyez ci-dessus, pages 392 et 424 ; et dans les Mélanges, année 1762, les derniers mots du Petit Avis à un jésuite..


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Jésuites, ou orgueil

Job