Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Joseph

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Éd. Garnier - Tome 19
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JOSEPH[1].

L’histoire de Joseph, à ne la considérer que comme un objet de curiosité et de littérature, est un des plus précieux monuments de l’antiquité qui soient parvenus jusqu’à nous. Elle paraît être le modèle de tous les écrivains orientaux ; elle est plus attendrissante que l’Odyssée d’Homère, car un héros qui pardonne est plus touchant que celui qui se venge.

Nous regardons les Arabes comme les premiers auteurs de ces fictions ingénieuses qui ont passé dans toutes les langues ; mais je ne vois chez eux aucune aventure comparable à celle de Joseph. Presque tout en est merveilleux, et la fin peut faire répandre des larmes d’attendrissement. C’est un jeune homme de seize ans dont ses frères sont jaloux ; il est vendu par eux à une caravane de marchands ismaélites, conduit en Égypte, et acheté par un eunuque du roi. Cet eunuque avait une femme, ce qui n’est point du tout étonnant ; le kislar-aga, eunuque parfait, à qui on a tout coupé, a aujourd’hui un sérail à Constantinople : on lui a laissé ses yeux et ses mains, et la nature n’a point perdu ses droits dans son cœur. Les autres eunuques, à qui on n’a coupé que les deux accompagnements de l’organe de la génération, emploient encore souvent cet organe ; et Putiphar, à qui Joseph fut vendu, pouvait très-bien être du nombre de ces eunuques.

La femme de Putiphar devient amoureuse du jeune Joseph, qui, fidèle à son maître et à son bienfaiteur, rejette les empressements de cette femme. Elle en est irritée, et accuse Joseph d’avoir voulu la séduire. C’est l’histoire d’Hippolyte et de Phèdre, de Bellérophon et de Sténobée, d’Hébrus et de Damasippe, de Tantis[2] et de Péribée, de Myrtile et d’Hippodamie, de Pelée et de Demenette.

Il est difficile de savoir quelle est l’originale de toutes ces histoires ; mais, chez les anciens auteurs arabes, il y a un trait, touchant l’aventure de Joseph et de la femme de Putiphar, qui est fort ingénieux. L’auteur suppose que Putiphar, incertain entre sa femme et Joseph, ne regarda pas la tunique de Joseph, que sa femme avait déchirée, comme une preuve de l’attentat du jeune homme. Il y avait un enfant au berceau dans la chambre de la femme ; Joseph disait qu’elle lui avait déchiré et ôté sa tunique en présence de l’enfant. Putiphar consulta l’enfant, dont l’esprit était fort avancé pour son âge ; l’enfant dit à Putiphar : « Regardez si la tunique est déchirée par devant ou par derrière : si elle l’est par devant, c’est une preuve que Joseph a voulu prendre par force votre femme, qui se défendait ; si elle l’est par derrière, c’est une preuve que votre femme courait après lui. » Putiphar, grâce au génie de cet enfant, reconnut l’innocence de son esclave. C’est ainsi que cette aventure est rapportée dans l’Alcoran d’après l’ancien auteur arabe. Il ne s’embarrasse point de nous instruire à qui appartenait l’enfant qui jugea avec tant d’esprit : si c’était un fils de la Putiphar, Joseph n’était pas le premier à qui cette femme en avait voulue[3].

Quoi qu’il en soit, Joseph, selon la Genèse, est mis en prison, et il s’y trouve en compagnie de l’échanson et du panetier du roi d’Égypte. Ces deux prisonniers d’État rêvent tous deux pendant la nuit : Joseph explique leurs songes ; il leur prédit que dans trois jours l’échanson rentrera en grâce, et que le panetier sera pendu : ce qui ne manqua pas d’arriver.

Deux ans après, le roi d’Égypte rêve aussi ; son échanson lui dit qu’il y a un jeune Juif en prison, qui est le premier homme du monde pour l’intelligence des rêves : le roi fait venir le jeune homme, qui lui prédit sept années d’abondance, et sept années de stérilité.

Interrompons un peu ici le fil de l’histoire pour voir de quelle prodigieuse antiquité est l’interprétation des songes. Jacob avait vu en songe l’échelle mystérieuse au haut de laquelle était Dieu lui-même : il apprit en songe une méthode de multiplier les troupeaux, méthode qui n’a jamais réussi qu’à lui. Joseph lui-même avait appris par un songe qu’il dominerait un jour sur ses frères. Abimélech, longtemps auparavant, avait été averti en songe que Sara était femme d’Abraham[4].

Revenons à Joseph. Dès qu’il eut expliqué le songe de Pharaon, il fut sur-le-champ premier ministre. On doute qu’aujourd’hui on trouvât un roi, même en Asie, qui donnât une telle charge pour un rêve expliqué. Pharaon fit épouser à Joseph une fille de Putiphar. Il est dit que ce Putiphar était grand-prêtre d’Héliopolis : ce n’était donc pas l’eunuque, son premier maître ; ou si c’était lui, il avait encore certainement un autre titre que celui de grand-prêtre, et sa femme avait été mère plus d’une fois.

Cependant la famine arriva comme Joseph l’avait prédit, et Joseph, pour mériter les bonnes grâces de son roi, força tout le peuple à vendre ses terres à Pharaon ; et toute la nation se fit esclave pour avoir du blé : c’est là apparemment l’origine du pouvoir despotique. Il faut avouer que jamais roi n’avait fait un meilleur marché ; mais aussi le peuple ne devait guère bénir le premier ministre.

Enfin le père et les frères de Joseph eurent aussi besoin de blé, car « la famine désolait alors toute la terre ». Ce n’est pas la peine de raconter ici comment Joseph reçut ses frères, comment il leur pardonna et les enrichit. On trouve dans cette histoire tout ce qui constitue un poëme épique intéressant : exposition, nœud, reconnaissance, péripétie, et merveilleux ; rien n’est plus marqué au coin du génie oriental.

Ce que le bonhomme Jacob, père de Joseph, répondit à Pharaon, doit bien frapper ceux qui savent lire. « Quel âge avez-vous ? lui dit le roi. — J’ai cent trente ans, dit le vieillard, et je n’ai pas eu encore un jour heureux dans ce court pèlerinage. »



  1. Dictionnaire philosophique, 1764. (B.)
  2. Je ne sais si Voltaire a voulu parler de Péribée, dont parle Bayle, dans son Dictionnaire, article Télamon, remarque C. Mais le séducteur était Télamon, et non Tanis, comme on lit dans les éditions de 1764, 1765, 1767, 1769 ; ni Tantis, qu’on lit dans les éditions de Kehl. Télamon était fils d’Éacus et d’Eudeïs. (B.)
  3. Voici le passage tiré du chapitre de Joseph : « La femme de son maître fut amoureuse de sa beauté ; elle l’enferma un jour dedans sa chambre, et le voulut solliciter d’amour : Dieu me garde, dit-il, de trahir mon maître et d’être impudique (il était au nombre des gens de bien), et s’enfuit à la porte. Sa maîtresse courut après lui, et déchira sa chemise par le dos pour l’arrêter ; elle rencontra son mari derrière la porte auquel elle dit : Que mérite autre chose celui qui a voulu déshonorer ta maison, sinon d’être mis prisonnier et d’être rigoureusement châtié ? — Seigneur, dit Joseph, elle me sollicite ; cet enfant qui est dans le berceau, et qui est de ta parenté, en sera témoin. Alors l’enfant qui était au berceau dit : Si la chemise de Joseph est déchirée par devant, elle (la maîtresse) dit la vérité, et Joseph est menteur. Si la chemise est déchirée par derrière, Joseph dit la vérité, et elle est menteuse. » (G. A.)
  4. Voyez Songes, section iii de l’article Somnambule.


Job

Joseph

Judée