Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Pères mères enfants

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Éd. Garnier - Tome 20
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PÈRES, MÈRES, ENFANTS[1].

LEURS DEVOIRS.

On a beaucoup crié on France contre l’Encyclopédie, parce qu’elle avait été faite en France, et qu’elle lui faisait honneur ; on n’a point crié dans les autres pays : au contraire, on s’est empressé de la contrefaire ou de la gâter, par la raison qu’il y avait à gagner quelque argent[2].

Pour nous, qui ne travaillons point pour la gloire comme les encyclopédistes de Paris ; nous, qui ne sommes point exposés comme eux à l’envie ; nous, dont la petite société est cachée dans la Hesse, dans le Virtemberg, dans la Suisse, chez les Grisons, au mont Krapack[3], et qui ne craignons point d’avoir à disputer contre le docteur de la Comédie italienne ou contre un docteur de Sorbonne ; nous, qui ne vendons point nos feuilles à un libraire ; nous, qui sommes des êtres libres, et qui ne mettons du noir sur du blanc[4] qu’après avoir examiné, autant qu’il est en nous, si ce noir pourra être utile au genre humain ; nous enfin, qui aimons la vertu, nous exposerons hardiment notre pensée.

Honore ton père et ta mère, si tu veux vivre longtemps.

J’oserais dire : Honore ton père et ta mère, dusses-tu mourir demain.

Aime tendrement, sers avec joie la mère qui t’a porté dans son sein et qui t’a nourri de son lait, et qui a supporté tous les dégoûts de ta première enfance. Remplis ces mêmes devoirs envers ton père, qui t’a élevé.

Siècles à venir, jugez un Franc nommé Louis XIII, qui à l’âge de seize ans commença par faire murer la porte de l’appartement de sa mère, et l’envoya en exil sans en donner la moindre raison, mais seulement parce que son favori le voulait.

« Mais, monsieur, je suis obligé de vous confier que mon père est un ivrogne qui me fit un jour par hasard, sans songer à moi ; qui ne m’a donné aucune éducation que celle de me battre tous les jours quand il revenait ivre au logis. Ma mère était une coquette qui n’était occupée que de faire l’amour. Sans ma nourrice, qui s’était prise d’amitié pour moi, et qui, après la mort de son fils, m’a reçu chez elle par charité, je serais mort de misère.

— Eh bien, aime ta nourrice, salue ton père et ta mère quand tu les rencontreras. Il est dit dans la Vulgate[5] : « Honora patrem tuum et matrem tuam, » et non pas dilige.

— Fort bien, monsieur, j’aimerai mon père et ma mère s’ils me font du bien ; je les honorerai s’ils me font du mal : j’ai toujours pensé ainsi depuis que je pense, et vous me confirmez dans mes maximes.

— Adieu, mon enfant ; je vois que tu prospéreras, car tu as un grain de philosophie dans la tête.

— Encore un mot, monsieur ; si mon père s’appelait Abraham, et moi Isaac, et si mon père me disait : Mon fils, tu es grand et fort, porte ces fagots au haut de cette montagne pour te servir de bûcher quand je t’aurai coupé la tête, car c’est Dieu qui me l’a ordonné ce matin quand il m’est venu voir ; que me conseilleriez-vous de faire dans cette occasion chatouilleuse ?

— Assez chatouilleuse en effet. Mais toi, que ferais-tu ? Car tu me parais une assez bonne tête.

— Je vous avoue, monsieur, que je lui demanderais son ordre par écrit, et cela par amitié pour lui. Je lui dirais : Mon père, vous êtes chez des étrangers qui ne permettent pas qu’on assassine son fils sans une permission expresse de Dieu dûment légalisée et contrôlée. Voyez ce qui est arrivé à ce pauvre Calas dans la ville moitié française, moitié espagnole de Toulouse. On l’a roué ; et le procureur général Riquet a conclu à faire brûler Mme Calas la mère, le tout sur le simple soupçon très-mal conçu qu’ils avaient pendu leur fils Marc-Antoine Calas pour l’amour de Dieu. Je craindrais qu’il ne donnât ses conclusions contre vous et contre votre sœur ou votre nièce Mme Sara ma mère. Montrez-moi, encore un coup, une lettre de cachet pour me couper le cou, signée de la main de Dieu, et plus bas Raphaël, ou Michel, ou Belzébuth, sans quoi, serviteur ; je m’en vais chez Pharaon égyptiaque, ou chez le roi du désert de Gérare, qui ont été tous deux amoureux de ma mère, et qui certainement auront de la bonté pour moi. Coupez, si vous voulez, le cou de mon frère Ismaël ; mais pour le mien, je vous réponds que vous n’en viendrez pas à bout.

— Comment ! c’est raisonner en vrai sage. Le Dictionnaire encyclopédique ne dirait pas mieux. Tu iras loin, le dis-je ; je t’admire de n’avoir pas dit la moindre injure à ton père Abraham, et de n’avoir point été tenté de le battre. Et dis-moi, si tu étais ce Chram que son père Clotaire, roi franc, fit brûler dans une grange ; ou don Carlos, fils de ce renard Philippe II ; ou bien ce pauvre Alexis, fils de ce czar Pierre, moitié héros et moitié tigre ?

— Ah ! monsieur, ne me parlez plus de ces horreurs ; vous me feriez détester la nature humaine. »


  1. Questions sur l’Encyclopédie, huitième partie, 1771. (B.)
  2. Un moment, en effet, on ne rêva plus en Europe qu’encyclopédies. De tous les recueils qui parurent alors, le plus célèbre est sans contredit la Bibliothèque universelle allemande, que le savant imprimeur Nicolaï publia à Berlin en 1762, dans le temps même où le parlement de Paris avait suspendu la publication de l’Encyclopédie française. La Bibliothèque universelle allemande, rédigée dans le même esprit et avec le même zèle que cette dernière, n’en est pas pour cela une contrefaçon. Elle comptait cent cinquante rédacteurs et forma bientôt plus de cent volumes. Lessing, Teller, Ludke, Eberhard, Damm, Thiess, Abt, Jérusalem, Moses-Mendelssohn, Semmler, Bahrdt, Kant et Fichte, concoururent à l’édification de ce grand ouvrage rationaliste. (G. A.)
  3. Voltaire parle ici au nom de la société imaginaire d’écrivains à laquelle il attribue ses Questions sur l’Encyclopédie. (G. A.)
  4. Voyez Livres, tome XIX, page 597.
  5. Exode, xx, 12 ; Deut., v, 16 ; Matth., xv, 4, et xix, 19 ; Marc, vii, 10, et x 19 ; Luc, xviii, 20 ; Éph., vi, 2.


Péché originel

Pères, mères, enfants

Persécution