Dictionnaire philosophique/La Raison par alphabet - 6e ed. - Cramer (1769)/Du Juste & de l’Injuste

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Cramer (Tome 1p. 379-381).

DU JUSTE DE L’INJUSTE.



Qui nous a donné le sentiment du juste & de l’injuste ? Dieu, qui nous a donné un cerveau & un cœur. Mais quand votre raison vous apprend-elle qu’il y a vice & vertu ? quand elle nous apprend que deux & deux font quatre. Il n’y a point de connaissance innée, par la raison qu’il n’y a point d’arbre qui porte des feuilles & des fruits en sortant de la terre. Rien n’est ce qu’on appelle inné, c’est-à-dire, né développé : mais, répétons-le encor, Dieu nous fait naître avec des organes qui à mesure qu’ils croissent nous font sentir tout ce que notre espèce doit sentir pour la conservation de cette espèce.

Comment ce mystère continuel s’opère-t-il ? dites-le-moi, jaunes habitans des îles de la Sonde, noirs Africains, imberbes Canadiens, & vous Platons, Cicérons, Épictètes. Vous sentez tous également qu’il est mieux de donner le superflu de votre pain, de votre ris ou de votre manioc au pauvre qui vous le demande humblement, que de le tuer ou de lui crever les deux yeux. Il est évident à toute la terre qu’un bienfait est plus honnête qu’un outrage, que la douceur est préférable à l’emportement.

Il ne s’agit donc plus que de nous servir de notre raison pour discerner les nuances de l’honnête & du déshonnête. Le bien & le mal sont souvent voisins ; nos passions les confondent : qui nous éclairera ? nous-mêmes quand nous sommes tranquilles. Quiconque a écrit sur nos devoirs a bien écrit dans tous les pays du monde, parce qu’il n’a écrit qu’avec sa raison. Ils ont tous dit la même chose : Socrate & Épicure, Confutzée & Cicéron, Marc-Antonin & Amurath second ont eu la même morale.

Redisons tous les jours à tous les hommes, La morale est une, elle vient de Dieu ; les dogmes sont différens, ils viennent de nous.

Jésus n’enseigna aucun dogme métaphysique, il n’écrivit point de cahiers théologiques ; il ne dit point, Je suis consubstantiel, j’ai deux volontés & deux natures avec une seule personne ; il laissa aux cordeliers & aux jacobins qui devaient venir douze cents ans après lui, le soin d’argumenter pour savoir si sa mère a été conçue dans le péché originel ; il n’a jamais dit que le mariage est le signe visible d’une chose invisible ; il n’a pas dit un mot de la grace concomitante ; il n’a institué ni moines ni inquisiteurs ; il n’a rien ordonné de ce que nous voyons aujourd’hui.

Dieu avait donné la connaissance du juste & de l’injuste dans tous les tems qui précédèrent le Christianisme. Dieu n’a point changé & ne peut changer : le fond de notre âme, nos principes de raison & de morale seront éternellement les mêmes. De quoi servent à la vertu des distinctions théologiques, des dogmes fondés sur ces distinctions, des persécutions fondées sur ces dogmes ? La nature effrayée & soulevée avec horreur contre toutes ces inventions barbares, crie à tous les hommes, Soyez justes, & non des sophistes persécuteurs.

Vous lisez dans le Sadder, qui est l’abrégé des loix de Zoroastre, cette sage maxime. Quand il est incertain si une action qu’on te propose est juste ou injuste, abstiens-toi. Qui jamais a donné une règle plus admirable ? quel législateur à mieux parlé ? Ce n’est pas là le systême des opinions probables inventé par des gens qui s’appelaient la Société de Jésus.