Dictionnaire philosophique/La Raison par alphabet - 6e ed. - Cramer (1769)/Julien le philosophe

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Cramer (Tome 1p. 373-379).

JULIEN LE PHILOSOPHE
EMPEREUR ROMAIN.



On rend quelquefois justice bien tard. Deux ou trois auteurs ou mercenaires, ou fanatiques parlent du barbare & de l’efféminé Constantin comme d’un Dieu, & traitent de scélérat le juste, le sage, le grand Julien. Tous les auteurs copistes des premiers, répètent la flatterie & la calomnie ; elles deviennent presque un article de foi. Enfin, le tems de la saine critique arrive ; & au bout de quatorze cents ans des hommes éclairés revoient le procès que l’ignorance avait jugé. On voit dans Constantin un heureux ambitieux qui se moque de Dieu & des hommes. Il a l’insolence de feindre que Dieu lui a envoyé dans les airs une enseigne qui lui assure la victoire. Il se baigne dans le sang de tous ses parents, & il s’endort dans la mollesse ; mais il était chrétien, on le canonisa.

Julien est sobre, chaste, désintéressé, valeureux, clément, mais il n’était pas chrétien, on l’a regardé longtems comme un monstre.

Aujourd’hui, après avoir comparé les faits, les monumens, les écrits de Julien & ceux de ses ennemis, on est forcé de reconnaître que s’il n’aimait pas le christianisme, il fut excusable de haïr une secte souillée du sang de toute sa famille ; qu’ayant été persécuté, emprisonné, exilé, menacé de mort par les Galiléens sous le règne du barbare Constance, il ne les persécuta jamais ; qu’au contraire, il pardonna à dix soldats chrétiens qui avaient conspiré contre sa vie. On lit ses lettres, & on admire. Les Galiléens, dit-il, ont souffert sous mon prédécesseur l’exil & les prisons ; on a massacré réciproquement ceux qui s’appellent tour à tour hérétiques. J’ai rappelé leurs exilés, élargi leurs prisonniers ; j’ai rendu leurs biens aux proscrits ; je les ai forcés de vivre en paix. Mais telle est la fureur inquiète des Galiléens qu’ils se plaignent de ne pouvoir plus se dévorer les uns les autres. Quelle lettre ! quelle sentence portée par la philosophie contre le fanatisme persécuteur !

Enfin en discutant les faits on a été obligé de convenir que Julien avait toutes les qualités de Trajan, hors le goût si longtems pardonné aux Grecs & aux Romains ; toutes les vertus de Caton, mais non pas son opiniâtreté et sa mauvaise humeur ; tout ce qu’on admira dans Jules César, & aucun de ses vices ; il eut la continence de Scipion. Enfin il fut en tout égal à Marc-Aurèle le premier des hommes.

On ose plus répéter aujourd’hui après le calomniateur Théodoret, qu’il immola une femme dans le temple de Carres pour se rendre les Dieux propices. On ne redit plus qu’en mourant il jeta de sa main quelques gouttes de son sang au ciel, en disant à Jésus-Christ : Tu as vaincu Galiléen, comme s’il eût combattu contre Jésus en faisant la guerre aux Perses ; comme si ce philosophe qui mourut avec tant de résignation, avait reconnu Jésus ; comme s’il eût cru que Jésus était en l’air, & que l’air était le ciel ! ces inepties de gens qu’on appelle pères de l’Église, ne se répètent plus aujourd’hui.

On est enfin réduit à lui donner des ridicules, comme faisaient les citoyens frivoles d’Antioche. On lui reproche sa barbe mal peignée & la manière dont il marchait. Mais, monsieur l’Abbé de La Bléterie, vous ne l’avez pas vu marcher, & vous avez lu ses lettres & ses loix, monumens de ses vertus. Qu’importe qu’il eût la barbe sale & la démarche précipitée, pourvu que son cœur fût magnanime & que tous ses pas tendissent à la vertu.

Il reste aujourd’hui un fait important à examiner. On reprocha à Julien d’avoir voulu faire mentir la prophétie de Jésus-Christ en rebâtissant le temple de Jérusalem. On dit qu’il sortit de terre des feux qui empêchèrent l’ouvrage. On dit que c’est un miracle, & que ce miracle ne convertit ni Julien, ni Alipius intendant de cette entreprise, ni personne de sa cour, & là-dessus l’Abbé de La Bléterie s’exprime ainsi : « Lui & les philosophes de sa cour mirent sans doute en œuvre ce qu’ils savaient de physique pour dérober à la Divinité un prodige si éclatant. La nature fut toûjours la ressource des incrédules, mais elle sert la religion si à propos qu’ils devraient au moins la soupçonner de collusion. »

Premièrement, il n’est pas vrai qu’il soit dit dans l’Évangile que jamais le temple juif ne serait rebâti. L’Évangile de Matthieu, écrit visiblement après la ruine de Jérusalem par Titus, prophétise, il est vrai, qu’il ne resterait pas pierre sur pierre de ce temple de l’Iduméen Hérode, mais aucun Évangéliste ne dit qu’il ne sera jamais rebâti.

Secondement, qu’importe à la Divinité qu’il y ait un temple juif, ou un magasin, ou une mosquée au même endroit où les Juifs tuaient des bœufs & des vaches ?

Troisièmement, on ne sait pas si c’est de l’enceinte des murs de la ville, ou de l’enceinte du temple que partirent ces prétendus feux qui, selon quelques-uns, brûlaient les ouvriers. Mais on ne voit pas pourquoi Jésus aurait brûlé les ouvriers de l’Empereur Julien, & qu’il ne brûla point ceux du Calife Omar qui longtems après bâtit une mosquée sur les ruines du temple ; ni ceux du grand Saladin qui rétablit cette même mosquée. Jésus avait-il tant de prédilection pour les mosquées des Musulmans ?

Quatrièmement, Jésus ayant prédit qu’il ne resterait pas pierre sur pierre dans Jérusalem, n’avait pas empêché de la rebâtir.

Cinquièmement, Jésus a prédit plusieurs choses dont Dieu n’a pas permis l’accomplissement ; il a prédit la fin du monde & son avènement dans les nuées avec une grande puissance & une grande majesté, à la fin de la génération qui vivait alors. Cependant, le monde dure encor, & durera vraisemblablement assez longtems. (Luc. I. chap. 2.)

Sixièmement, si Julien avait écrit ce miracle, je dirais qu’on l’a trompé par un faux rapport ridicule ; je croirais que les Chrétiens ses ennemis mirent tout en œuvre pour s’opposer à son entreprise, qu’ils tuèrent les ouvriers, & firent accroire que ces ouvriers étaient morts par miracle. Mais Julien n’en dit mot. La guerre contre les Perses l’occupait alors. Il différa pour un tems l’édification du temple, & il mourut avant de pouvoir commencer cet édifice.

Septièmement, ce prodige est rapporté dans Ammien Marcellin qui était payen. Il est très possible que ce soit une interpolation des chrétiens ; on leur en a reproché tant d’autres qui ont été avérées.

Mais il n’est pas moins vraisemblable que dans un tems où on ne parlait que de prodiges & de contes de sorciers, Ammien Marcellin ait rapporté cette fable sur la foi de quelque esprit crédule. Depuis Tite-Live jusqu’à de Thou inclusivement, toutes les histoires sont infectées de prodiges.

Huitièmement, si Jésus faisait des miracles, serait-ce pour empêcher qu’on ne rebâtît un temple où lui-même sacrifia, & où il fut circoncis, ne ferait-il pas des miracles pour rendre chrétiennes tant de nations qui se moquent du Christianisme, ou plutôt, pour rendre plus doux & plus humains ses Chrétiens qui depuis Arius & Athanase jusqu’aux Roland & aux Cavalier des Cévennes ont versé des torrents de sang, & se sont conduits en cannibales ?

De là je conclus que la nature n’est point en collusion avec le Christianisme, comme le dit La Bléterie ; mais que La Bléterie est en collusion avec des contes de vieilles, comme dit Julien, Quibus cum stolidis aniculis negotium erat.

La Bléterie, après avoir rendu justice à quelques vertus de Julien, finit pourtant l’histoire de ce grand homme, en disant que sa mort fut un effet de la vengeance divine. Si cela est, tous les héros morts jeunes depuis Alexandre jusqu’à Gustave-Adolphe, ont donc été punis de Dieu. Julien mourut de la plus belle des morts en poursuivant ses ennemis après plusieurs victoires. Jovien qui lui succéda régna bien moins longtems que lui, & régna avec honte. Je ne vois point la vengeance divine, & je ne vois plus dans La Bléterie qu’un déclamateur de mauvaise foi ; mais où sont les hommes qui osent dire la vérité ?

Le Stoïcien Libanius fut un de ces hommes rares ; il célébra le brave & clément Julien devant Théodose le meurtrier des Thessaloniciens ; mais Le Beau & La Bléterie tremblent de le louer devant des habitués de paroisse.

(Tiré de Mr. Boulanger.)