Dictionnaire philosophique/La Raison par alphabet - 6e ed. - Cramer (1769)/Index alphabétique/L

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Cramer (Tome 2p. 1-30).
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LETTRES,
GENS DE LETTRES OU LETTRÉS.



Dans nos tems barbares, lorsque les Francs, les Germains, les Bretons, les Lombards, les Mosarabes espagnols, ne savaient ni lire ni écrire, on institua des écoles, des universités, composées presque toutes d’ecclésiastiques, qui ne sachant que leur jargon enseignèrent ce jargon à ceux qui voulurent l’apprendre ; les académies, ne sont venues que longtems après ; elles ont méprisé les sottises des écoles, mais elles n’ont pas toûjours osé s’élever contre elles, parce qu’il y a des sottises qu’on respecte, attendu qu’elles tiennent à des choses respectables.

Les gens de lettres qui ont rendu le plus de service au petit nombre d’êtres pensants répandus dans le monde, sont les lettrés isolés, les vrais savants renfermés dans leur cabinet, qui n’ont ni argumenté sur les bancs des universités, ni dit les choses à moitié dans les académies ; & ceux-là ont presque tous été persécutés. Notre misérable espèce est tellement faite que ceux qui marchent dans le chemin battu jettent toûjours des pierres à ceux qui enseignent un chemin nouveau.

Montesquieu dit que les Scythes crevaient les yeux à leurs esclaves, afin qu’ils fussent moins distraits en battant leur beurre ; c’est ainsi que l’Inquisition en use, & presque tout le monde est aveugle dans les pays où ce monstre règne. On a deux yeux depuis plus de cent ans en Angleterre ; les Français commencent à ouvrir un œil ; mais quelquefois il se trouve des hommes en place qui ne veulent pas même permettre qu’on soit borgne.

Ces pauvres gens en place sont comme le docteur Balouard de la comédie italienne, qui ne veut être servi que par le balourd arlequin, & qui craint d’avoir un valet trop pénétrant.

Faites des odes à la louange de monseigneur Superbus fadus, des madrigaux pour sa maîtresse, dédiez à son portier un livre de géographie, vous serez bien reçu ; éclairez les hommes, vous serez écrasé.

Descartes est obligé de quitter sa patrie, Gassendi est calomnié, Arnauld traîne ses jours dans l’exil ; tout philosophe est traité comme les prophètes chez les Juifs.

Qui croirait que dans le dix-huitième siècle un philosophe ait été traîné devant les tribunaux séculiers & traité d’impie par les tribunaux d’argumens, pour avoir dit que les hommes ne pourraient exercer les arts s’ils n’avaient pas de mains ? Je ne désespère pas qu’on ne condamne bientôt aux galères le premier qui aura l’insolence de dire qu’un homme ne penserait pas s’il était sans tête ; car, lui dira un bachelier, l’ame est un esprit pur, la tête n’est que de la matière ; Dieu peut placer l’ame dans le talon, aussi bien que dans le cerveau ; partant, je vous dénonce comme un impie.

Le plus grand malheur d’un homme de lettres n’est peut-être pas d’être l’objet de la jalousie de ses confrères, la victime de la cabale, le mépris des puissants du monde, c’est d’être jugé par des sots. Les sots vont loin quelquefois, surtout quand le fanatisme se joint à l’ineptie, & à l’ineptie l’esprit de vengeance. Le grand malheur encor d’un homme de lettres est ordinairement de ne tenir à rien. Un bourgeois achète un petit office, & le voilà soutenu par ses confrères. Si on lui fait une injustice, il trouve aussitôt des défenseurs. L’homme de lettres est sans secours ; il ressemble aux poissons volans ; s’il s’élève un peu, les oiseaux le dévorent ; s’il plonge, les poissons le mangent.

Tout homme public paye tribut à la malignité, mais il est payé en deniers & en honneurs. L’homme de lettres paye le même tribut sans rien recevoir, il est descendu pour son plaisir dans l’arène, il s’est lui-même condamné aux bêtes.


DE LA LIBERTÉ.


A. — Voilà une batterie de canons qui tire à nos oreilles, avez-vous la liberté de l’entendre ou de ne l’entendre pas ?

B. — Sans doute, je ne peux pas m’empêcher de l’entendre.

A. — Voulez-vous que ce canon emporte votre tête, & celles de votre femme & de votre fille qui se promènent avec vous ?

B. — Quelle proposition me faites-vous là ? je ne peux pas tant que je suis de sens rassis vouloir chose pareille, cela m’est impossible.

A. — Bon, vous entendez nécessairement ce canon, & vous voulez nécessairement ne pas mourir vous & votre famille d’un coup de canon à la promenade, vous n’avez ni le pouvoir de ne pas entendre, ni le pouvoir de vouloir rester ici ?

[1]B. — Cela est clair.

A. — Vous avez en conséquence fait une trentaine de pas pour être à l’abri du canon, vous avez eu le pouvoir de marcher avec moi ce peu de pas ?

B. — Cela est encor très clair.

A. — Et si vous aviez été paralytique, vous n’auriez pu éviter d’être exposé à cette batterie, vous n’auriez pas eu le pouvoir d’être où vous êtes, vous auriez nécessairement entendu & reçu un coup de canon, & vous seriez mort nécessairement ?

B. — Rien n’est plus véritable.

A. — En quoi consiste donc votre liberté, si ce n’est dans le pouvoir que votre individu a exercé de faire ce que votre volonté exigeait d’une nécessité absolue ?

B. — Vous m’embarrassez ; la liberté n’est donc autre chose que le pouvoir de faire ce que je veux.

A. — Réfléchissez-y, & voyez si la liberté peut être entendue autrement ?

B. — En ce cas mon chien de chasse est aussi libre que moi ; il a nécessairement la volonté de courir quand il voit un lièvre, & le pouvoir de courir s’il n’a pas mal aux jambes. Je n’ai donc rien au-dessus de mon chien, vous me réduisez à l’état des bêtes ?

A. — Voilà les pauvres sophismes des pauvres sophistes qui vous ont instruit. Vous voilà bien malade d’être libre comme votre chien ! Eh ne ressemblez-vous pas à votre chien en mille choses ? la faim, la soif, la veille, le dormir, les cinq sens ne vous sont-ils pas communs avec lui ? voudriez-vous avoir l’odorat autrement que par le nez ? pourquoi voulez-vous avoir la liberté autrement que lui ?

B. — Mais j’ai une ame qui raisonne beaucoup, & mon chien ne raisonne guère. Il n’a presque que des idées simples, & moi j’ai mille idées métaphysiques.

A. — Eh bien, vous êtes mille fois plus libre que lui, c’est-à-dire, vous avez mille fois plus de pouvoir de penser que lui, mais vous n’êtes pas libre autrement que lui.

B. — Quoi ? je ne suis pas libre de vouloir ce que je veux ?

A. — Qu’entendez-vous par là ?

B. — J’entends ce que tout le monde entend. Ne dit-on pas tous les jours, les volontés sont libres ?

A. — Un proverbe n’est pas une raison ; expliquez-vous mieux ?

B. — J’entends que je suis libre de vouloir comme il me plaira.

A. — Avec votre permission, cela n’a pas de sens ; ne voyez-vous pas qu’il est ridicule de dire, je veux vouloir. Vous voulez nécessairement en conséquence des idées qui se sont présentées à vous. Voulez-vous vous marier, oui ou non ?

B. — Mais si je vous disais que je ne veux ni l’un ni l’autre ?

A. — Vous répondriez comme celui qui disait, les uns croyent le cardinal Mazarin mort, les autres le croyent vivant, & moi je ne crois ni l’un ni l’autre.

B. — Eh bien, je veux me marier.

A. — Ah ! c’est répondre cela. Pourquoi voulez-vous vous marier ?

B. — Parce que je suis amoureux d’une jeune fille, belle, douce, bien élevée, assez riche, qui chante très bien, dont les parents sont de très honnêtes gens, & que je me flatte d’être aimé d’elle, & fort bien venu de sa famille.

A. — Voilà une raison. Vous voyez que vous ne pouvez vouloir sans raison. Je vous déclare que vous êtes libre de vous marier, c’est-à-dire, que vous avez le pouvoir de signer le contract.

B. — Comment ! je ne peux vouloir sans raison ? Eh que deviendra cet autre proverbe, sit pro ratione voluntas ; ma volonté est ma raison, je veux parce que je veux ?

A. — Cela est absurde, mon cher ami ; il y aurait en vous un effet sans cause.

B. — Quoi ! lorsque je joue à pair ou non, j’ai une raison de choisir pair plutôt qu’impair ?

A. — Oui, sans doute.

B. — Et quelle est cette raison, s’il vous plaît ?

A. — C’est que l’idée d’impair s’est présentée à votre esprit plutôt que l’idée opposée. Il serait plaisant qu’il y eût des cas où vous voulez parce qu’il y a une cause de vouloir, & qu’il y eût quelques cas où vous voulussiez sans cause. Quand vous voulez vous marier, vous en sentez la raison dominante évidemment ; vous ne la sentez pas quand vous jouez à pair ou non ; & cependant il faut bien qu’il y en ait une.

B. — Mais encor une fois, je ne suis donc pas libre ?

A. — Votre volonté n’est pas libre, mais vos actions le sont ; vous êtes libre de faire quand vous avez le pouvoir de faire.

B. — Mais tous les livres que j’ai lûs sur la liberté d’indifférence…

A. — Sont des sottises ; il n’y a point de liberté d’indifférence ; c’est un mot destitué de sens, inventé par des gens qui n’en avaient guères.


LIBERTÉ DE PENSER.



Vers l’an 1707, tems où les Anglais gagnèrent la bataille de Sarragosse, protégèrent le Portugal, & donnèrent pour quelque tems un Roi à l’Espagne, Mylord Boldmind Officier Général qui avait été blessé, était aux eaux de Barège. Il y rencontra le comte Médroso, qui étant tombé de cheval derrière le bagage, à une lieuë & demie du champ de bataille, venait prendre les eaux aussi. Il était familier de l’Inquisition, Mylord Boldmind n’était familier que dans la conversation ; un jour après boire il eut avec Médroso cet entretien.

BOLDMIND.

Vous êtes donc sergent des Dominicains ? vous faites-là un vilain métier.

MÉDROSO.

Il est vrai ; mais j’ai mieux aimé être leur valet que leur victime, & j’ai préféré le malheur de brûler mon prochain à celui d’être cuit moi-même.

BOLDMIND.

Quelle horrible alternative ! vous étiez cent fois plus heureux sous le joug des Maures qui vous laissaient croupir librement dans toutes vos superstitions, & qui tout vainqueurs qu’ils étaient ne s’arrogeaient pas le droit inouï de tenir les ames dans les fers.

MÉDROSO.
Que voulez-vous ! il ne nous est permis ni d’écrire, ni de parler, ni même de penser. Si nous parlons, il est aisé d’interpréter nos paroles, encor plus nos écrits. Enfin, comme on ne peut nous condamner dans un Auto-da-fé pour nos pensées secrettes, on nous menace d’être brûlés éternellement par l’ordre de Dieu même, si nous ne pensons pas comme les Jacobins. Ils ont persuadé au gouvernement que si nous avions le sens commun, tout l’État serait en combustion, & que la nation deviendrait la plus malheureuse de la terre.
BOLDMIND.

Trouvez-vous que nous soyons si malheureux nous autres Anglais qui couvrons les mers de vaisseaux, & qui venons gagner pour vous des batailles au bout de l’Europe ? Voyez-vous que les Hollandais qui vous ont ravi presque toutes vos découvertes dans l’Inde, & qui aujourd’hui sont au rang de vos protecteurs, soient maudits de Dieu pour avoir donné une entière liberté à la presse, & pour faire le commerce des pensées des hommes ? L’empire Romain en a-t-il été moins puissant parce que Cicéron a écrit avec liberté ?

MÉDROSO.

Quel est ce Cicéron ? je n’ai jamais entendu parler de cet homme-là ; il ne s’agit pas ici de Cicéron, il s’agit de notre St. Père le Pape, & de St. Antoine de Padouë, & j’ai toûjours ouï dire que la Religion Romaine est perdue si les hommes se mettent à penser.

BOLDMIND.

Ce n’est pas à vous à le croire, car vous êtes sûrs que votre religion est divine, & que les portes d’enfer ne peuvent prévaloir contre elle : si cela est, rien ne pourra jamais la détruire.

MÉDROSO.

Non ; mais on peut la réduire à peu de chose, & c’est pour avoir pensé que la Suède, le Dannemarck, toute votre île, la moitié de l’Allemagne gémissent dans le malheur épouvantable de n’être plus sujets du Pape, on dit même que si les hommes continuent à suivre leurs fausses lumières, ils s’en tiendront bientôt à l’adoration simple de Dieu & à la vertu ; si les portes de l’enfer prévalent jamais jusque-là, que deviendra le saint Office ?

BOLDMIND.

Si les premiers Chrétiens n’avaient pas eu la liberté de penser, n’est-il pas vrai qu’il n’y eût point eu de Christianisme ?

MÉDROSO.

Que voulez-vous dire ? Je ne vous entends point.

BOLDMIND.

Je le crois bien, je veux dire que si Tibère & les premiers Empereurs avaient eu des Jacobins, qui eussent empêché les premiers Chrétiens d’avoir des plumes & de l’encre, s’il n’avait pas été longtems permis dans l’Empire Romain de penser librement il eût été impossible que les Chrétiens établissent leurs dogmes ; si donc le Christianisme ne s’est formé que par la liberté de penser, par quelle contradiction, par quelle injustice voudrait-il anéantir aujourd’hui cette liberté sur laquelle seule il est fondé ?

Quand on vous propose quelque affaire d’intérêt n’examinez-vous pas longtems avant de conclure ? quel plus grand intérêt y a-t-il au monde que celui de notre bonheur ou de notre malheur éternel ? il y a cent religions sur la terre qui toutes vous damnent si vous croyez à vos dogmes, qu’elles appellent absurdes & impies ; examinez donc ces dogmes.

MÉDROSO.

Comment puis-je les examiner ? je ne suis pas Jacobin.

BOLDMIND.

Vous êtes homme, & cela suffit.

MÉDROSO.

Hélas ! vous êtes bien plus homme que moi.

BOLDMIND.

Il ne tient qu’à vous d’apprendre à penser ; vous êtes né avec de l’esprit ; vous êtes un oiseau dans la cage de l’Inquisition, le saint Office vous a rogné les ailes, mais elles peuvent revenir. Celui qui ne sait pas la géométrie peut l’apprendre ; tout homme peut s’instruire ; il est honteux de mettre son ame entre les mains de ceux à qui vous ne confieriez pas votre argent : osez penser par vous-même.

MÉDROSO.

On dit que si tout le monde pensait par soi-même ce serait une étrange confusion.

BOLDMIND.

C’est tout le contraire, quand on assiste à un spectacle, chacun en dit librement son avis, & la paix n’est point troublée ; mais si quelque protecteur insolent d’un mauvais poëte voulait forcer tous les gens de goût à trouver bon ce qui leur paraît mauvais, alors les sifflets se feraient entendre & les deux partis pourraient se jeter des pommes à la tête comme il arriva une fois à Londres. Ce sont ces tyrans des esprits, qui ont causé une partie des malheurs du monde ; nous ne sommes heureux en Angleterre que depuis que chacun jouït librement du droit de dire son avis.

MÉDROSO.

Nous sommes aussi fort tranquilles à Lisbonne où personne ne peut dire le sien.

BOLDMIND.

Vous êtes tranquilles, mais vous n’êtes pas heureux ; c’est la tranquillité des galériens qui rament en cadence & en silence.

MÉDROSO.

Vous croyez donc que mon ame est aux galères ?

BOLDMIND.

Oui, & je voudrais la délivrer.

MÉDROSO.

Mais si je me trouve bien aux galères ?

BOLDMIND.

En ce cas vous méritez d’y être.

DES LOIX.

Première Section.



Les moutons vivent en société fort doucement, leur caractère passe pour très débonnaire, parce que nous ne voyons pas la prodigieuse quantité d’animaux qu’ils dévorent. Il est à croire même qu’ils les mangent innocemment & sans le savoir, comme lorsque nous mangeons d’un fromage de Sassenage. La république des moutons est l’image fidèle de l’âge d’or.

Un poulailler est visiblement l’État monarchique le plus parfait. Il n’y a point de Roi comparable à un coq. S’il marche fièrement au milieu de son peuple, ce n’est point par vanité. Si l’ennemi approche, il ne donne point d’ordre à ses sujets d’aller se faire tuer pour lui en vertu de sa certaine science & pleine puissance : il y va lui-même, range ses poules derrière lui & combat jusqu’à la mort. S’il est vainqueur, c’est lui qui chante le Te-Deum. Dans la vie civile, il n’y a rien de si galant, de si honnête, de si désintéressé. Il a toutes les vertus. A-t-il dans son bec royal un grain de bled, un vermisseau, il le donne à la première de ses sujettes qui se présente. Enfin Salomon dans son sérail n’approchait pas d’un coq de basse-cour.

S’il est vrai que les abeilles soient gouvernées par une Reine à qui tous ses sujets font l’amour, c’est un gouvernement plus parfait encor.

Les fourmis passent pour une excellente démocratie. Elle est au-dessus de tous les autres États ; puisque tout le monde y est égal, & que chaque particulier y travaille pour le bonheur de tous.

La république des castors est encor supérieure à celle des fourmis, du moins si nous en jugeons par leurs ouvrages de maçonnerie.

Les singes ressemblent plutôt à des bâteleurs qu’à un peuple policé, & ils ne paraissent pas être réunis sous des loix fixes & fondamentales, comme les espèces précédentes.

Nous ressemblons plus aux singes qu’à aucun autre animal par le don de l’imitation, par la légèreté de nos idées, & par notre inconstance qui ne nous a jamais permis d’avoir des loix uniformes & durables.

Quand la nature forma notre espèce, & nous donna quelques instincts, l’amour-propre pour notre conservation, la bienveillance pour la conservation des autres, l’amour qui est commun avec toutes les espèces, & le don inexplicable de combiner plus d’idées que tous les animaux ensemble ; après nous avoir ainsi donné notre lot, elle nous dit : Faites comme vous pourrez.

Il n’y a aucun bon code dans aucun pays. La raison en est évidente, les loix ont été faites à mesure selon les tems, les lieux, les besoins, &c.

Quand les besoins ont changé, les loix qui sont demeurées sont devenues ridicules. Ainsi la loi qui défendait de manger du porc & de boire du vin, était très raisonnable en Arabie, où le porc & le vin sont pernicieux ; elle est absurde à Constantinople.

La loi qui donne tout le fief à l’aîné, est fort bonne dans un tems d’anarchie & de pillage. Alors l’aîné est le capitaine du château que des brigands assailliront tôt ou tard ; les cadets seront ses premiers officiers, les laboureurs ses soldats. Tout ce qui est à craindre, c’est que le cadet n’assassine ou n’empoisonne le Seigneur Salien son aîné, pour devenir à son tour le maître de la masure ; mais ces cas sont rares, parce que la nature a tellement combiné nos instincts & nos passions, que nous avons plus d’horreur d’assassiner notre frère aîné que nous n’avons d’envie d’avoir sa place. Or cette loi convenable à des possesseurs de donjons du tems de Chilperic, est détestable quand il s’agit de partager des rentes dans une ville.

À la honte des hommes, on sait que les loix du jeu sont les seules qui soient partout justes, claires, inviolables & exécutées. Pourquoi l’Indien qui a donné les règles du jeu d’échecs, est-il obéi de bon gré dans toute la terre, & que les décrétales des Papes, par exemple, sont aujourd’hui un objet d’horreur & de mépris ? c’est que l’inventeur des échecs combina tout avec justesse pour la satisfaction des joueurs, & que les Papes dans leurs décrétales, n’eurent en vuë que leur seul avantage. L’Indien voulut exercer également l’esprit des hommes & leur donner du plaisir ; les Papes ont voulu abrutir l’esprit des hommes. Aussi le fond du jeu des échecs a subsisté le même depuis cinq mille ans, il est commun à tous les habitans de la terre ; & les décrétales ne sont reconnues qu’à Spolette, à Orviette, à Lorette, où le plus mince jurisconsulte les déteste & les méprise en secret.


DES LOIX.

Seconde Section


Du tems de Vespasien & de Tite, pendant que les Romains éventraient les Juifs, un Israélite fort riche qui ne voulait point être éventré, s’enfuit avec tout l’or qu’il avait gagné à son métier d’usurier, & emmena vers Eziongaber toute sa famille, qui consistait en sa vieille femme, un fils & une fille ; il avait dans son train, deux eunuques, dont l’un servait de cuisinier, l’autre était laboureur & vigneron. Un bon Essénien qui savait par cœur le Pentateuque lui servait d’aumônier : tout cela s’embarqua dans le port d’Eziongaber, traversa la mer qu’on nomme Rouge, & qui ne l’est point, & entra dans le golphe Persique, pour aller chercher la terre d’Ophir, sans savoir où elle était. Vous croyez bien qu’il survint une horrible tempête, qui poussa la famille hébraïque vers les côtes des Indes ; le vaisseau fit naufrage à une des îles Maldives, nommée aujourd’hui Padrabranca, laquelle était alors déserte.

Le vieux richard & la vieille se noyèrent ; le fils, la fille, les deux eunuques & l’aumônier se sauvèrent ; on tira comme on put quelques provisions du vaisseau, on bâtit des petites cabanes dans l’île, & on y vécut assez commodément. Vous savez que l’île de Padrabranca est à cinq degrés de la ligne, & qu’on y trouve les plus gros cocos & les meilleurs ananas du monde ; il était fort doux d’y vivre dans le tems qu’on égorgeait ailleurs le reste de la nation chérie ; mais l’Essénien pleurait en considérant que peut-être il ne restait plus qu’eux de Juifs sur la terre, & que la semence d’Abraham allait finir.

Il ne tient qu’à vous de la ressusciter, dit le jeune Juif, épousez ma sœur. Je le voudrais bien, dit l’aumônier, mais la loi s’y oppose. Je suis Essénien, j’ai fait vœu de ne me jamais marier, la loi porte qu’on doit accomplir son vœu ; la race juive finira si elle veut, mais certainement je n’épouserai point votre sœur, toute jolie qu’elle est.

Mes deux eunuques ne peuvent pas lui faire d’enfans, reprit le Juif ; je lui en ferai donc s’il vous plaît, & ce sera vous qui bénirez le mariage.

J’aimerais mieux cent fois être éventré par les soldats romains, dit l’aumônier, que de servir à vous faire commettre un inceste ; si c’était votre sœur de père, encor passe, la loi le permet ; mais elle est votre sœur de mère, cela est abominable.

Je conçois bien, répondit le jeune homme, que ce serait un crime à Jérusalem, où je trouverais d’autres filles ; mais dans l’île de Padrabranca, où je ne vois que des cocos, des ananas & des huitres, je crois que la chose est très permise. Le Juif épousa donc sa sœur, & en eut une fille malgré les protestations de l’Essénien ; ce fut l’unique fruit d’un mariage que l’un croyait très légitime, & l’autre abominable.

Au bout de quatorze ans, la mère mourut ; le père dit à l’aumônier, Vous êtes-vous enfin défait de vos anciens préjugés ? voulez-vous épouser ma fille ? Dieu m’en préserve, dit l’Essénien. Oh bien je l’épouserai donc moi, dit le père, il en sera ce qui pourra, mais je ne veux pas que la semence d’Abraham soit réduite à rien. L’Essénien épouvanté de cet horrible propos ne voulut plus demeurer avec un homme qui manquait à la loi, & s’enfuit. Le nouveau marié avait beau lui crier, Demeurez, mon ami, j’observe la loi naturelle, je sers la patrie, n’abandonnez pas vos amis ; l’autre le laissait crier, ayant toûjours la loi dans la tête, & s’enfuit à la nage dans l’île voisine.

C’était la grande île d’Attole, très peuplée, & très civilisée ; dès qu’il aborda, on le fit esclave. Il apprit à balbutier la langue d’Attole ; il se plaignit très amèrement de la façon inhospitalière dont on l’avait reçu ; on lui dit que c’était la loi, & que depuis que l’île avait été sur le point d’être surprise par les habitans de celle d’Ada, on avait sagement réglé que tous les étrangers qui aborderaient dans Attole, seraient mis en servitude. Ce ne peut être une loi, dit l’Essénien, car elle n’est pas dans le Pentateuque ; on lui répondit qu’elle était dans le digeste du pays, & il demeura esclave : il avait heureusement un très bon maître fort riche, qui le traita bien, & auquel il s’attacha beaucoup.

Des assassins vinrent un jour pour tuer le maître, & pour voler ses trésors ; ils demandèrent aux esclaves s’il était à la maison, & s’il avait beaucoup d’argent ? Nous vous jurons, dirent les esclaves, qu’il n’a point d’argent, & qu’il n’est point à la maison ; mais l’Essénien dit, La loi ne permet pas de mentir, je vous jure qu’il est à la maison, & qu’il a beaucoup d’argent ; ainsi le maître fut volé & tué ; les esclaves accusèrent l’Essénien devant les juges, d’avoir trahi son patron ; l’Essénien dit qu’il ne voulait mentir, & qu’il ne mentirait pour rien au monde, & il fut pendu.

On me contait cette histoire, & bien d’autres semblables dans le dernier voyage que je fis des Indes en France. Quand je fus arrivé, j’allai à Versailles pour quelques affaires, je vis passer une belle femme, suivie de plusieurs belles femmes. Quelle est cette belle femme, dis-je à mon Avocat en Parlement, qui était venu avec moi, car j’avais un Procès en Parlement à Paris, pour mes habits qu’on m’avait faits aux Indes, & je voulais toûjours avoir mon Avocat à mes côtés ? C’est la fille du Roi, dit-il, elle est charmante & bienfaisante, c’est bien dommage que dans aucun cas elle ne puisse jamais être Reine de France. Quoi, lui dis-je, si on avait le malheur de perdre tous ses parents, & les Princes du sang, (ce qu’à Dieu ne plaise) elle ne pourrait hériter du Royaume de son père ? Non, dit l’Avocat, la loi Salique s’y oppose formellement. Et qui a fait cette loi Salique ? dis-je à l’Avocat. Je n’en sais rien, dit-il, mais on prétend que chez un ancien peuple nommé les Saliens, qui ne savaient ni lire ni écrire, il y avait une loi écrite qui disait qu’en terre Salique fille n’héritait pas d’un aleu, & cette loi a été adoptée en terre non Salique. Et moi, lui dis-je, je la casse ; vous m’avez assuré que cette Princesse est charmante & bienfaisante, donc elle aurait un droit incontestable à la couronne, si le malheur arrivait qu’il ne restât qu’elle du sang royal ; ma mère a hérité de son père, & je veux que cette Princesse hérite du sien.

Le lendemain mon Procès fut jugé en une chambre du Parlement, & je perdis tout d’une voix ; mon Avocat me dit que je l’aurais gagné tout d’une voix en une autre chambre. Voilà qui est bien comique, lui dis-je ; ainsi donc chaque Chambre chaque loi. Oui, dit-il, il y a vingt-cinq commentaires sur la coutume de Paris ; c’est-à-dire, on a prouvé vingt-cinq fois que la coutume de Paris est équivoque ; & s’il y avait vingt-cinq chambres de juges, il y aurait vingt-cinq jurisprudences différentes. Nous avons, continua-t-il, à quinze lieues de Paris une Province nommée Normandie, où vous auriez été tout autrement jugé qu’ici. Cela me donna envie de voir la Normandie. J’y allai avec un de mes frères : nous rencontrames à la première auberge un jeune homme qui se désespérait ; je lui demandai quelle était sa disgrace ? il me répondit que c’était d’avoir un frère aîné. Où est donc le grand malheur d’avoir un frère ? lui dis-je ; mon frère est mon aîné, & nous vivons très bien ensemble. Hélas, monsieur, me dit-il, la loi donne tout ici aux aînés, & ne laisse rien aux cadets. Vous avez raison, lui dis-je, d’être fâché ; chez nous on partage également, & quelquefois les frères ne s’en aiment pas mieux.

Ces petites avantures me firent faire de belles & profondes réflexions sur les loix, & je vis qu’il en est d’elles comme de nos vêtements ; il m’a fallu porter un doliman à Constantinople, & un juste-au-corps à Paris.

Si toutes les loix humaines sont de convention, disais-je, il n’y a qu’à bien faire ses marchés. Les bourgeois de Déli & d’Agra disent qu’ils ont fait un très mauvais marché avec Tamerlan : les bourgeois de Londres se félicitent d’avoir fait un très bon marché avec le Roi Guillaume d’Orange. Un citoyen de Londres me disait un jour, C’est la nécessité qui fait les loix, & la force les fait observer. Je lui demandai si la force ne faisait pas aussi quelquefois des loix, & si Guillaume le bâtard & le conquérant ne leur avait pas donné des ordres sans faire de marché avec eux. Oui, dit-il, nous étions des bœufs alors, Guillaume nous mit un joug, & nous fit marcher à coups d’aiguillons ; nous avons depuis été changés en hommes, mais les cornes nous sont restées, & nous en frappons quiconque veut nous faire labourer pour lui, & non pas pour nous.

Plein de toutes ces réflexions, je me complaisais à penser qu’il y a une loi naturelle indépendante de toutes les conventions humaines : le fruit de mon travail doit être à moi ; je dois honorer mon père & ma mère ; je n’ai nul droit sur la vie de mon prochain, & mon prochain n’en a point sur la mienne, &c. Mais quand je songeai que depuis Cordolaomor jusqu’à Mentzel, Colonel de Houzards, chacun tue loyalement & pille son prochain avec une patente dans sa poche, je fus très affligé.

On me dit que parmi les voleurs il y avait des loix, & qu’il y en avait aussi à la guerre. Je demandai ce que c’était que ces loix de la guerre ? C’est, me dit-on, de pendre un brave Officier qui aura tenu dans un mauvais poste sans canon contre une armée royale ; c’est de faire pendre un prisonnier, si on a pendu un des vôtres ; c’est de mettre à feu & à sang les villages qui n’auront pas apporté toute leur subsistance au jour marqué, selon les ordres du gracieux souverain du voisinage. Bon, dis-je, voilà l’Esprit des loix.

Après avoir été bien instruit, je découvris qu’il y a de sages loix par lesquelles un berger est condamné à neuf ans de galères pour avoir donné un peu de sel étranger à ses moutons. Mon voisin a été ruiné par un procès pour deux chênes qui lui appartenaient qu’il avait fait couper dans son bois, parce qu’il n’avait pu observer une formalité qu’il n’avait pu connaître ; sa femme est morte dans la misère, & son fils traîne une vie plus malheureuse. J’avoue que ces loix sont justes, quoique leur exécution soit un peu dure ; mais je sais mauvais gré aux loix qui autorisent cent mille hommes à aller loyalement égorger cent mille voisins. Il m’a paru que la plûpart des hommes ont reçu de la nature assez de sens commun pour faire des loix ; mais que tout le monde n’a pas assez de justice pour faire de bonnes loix.

Assemblez d’un bout de la terre à l’autre les simples & tranquilles agriculteurs : ils conviendront tous aisément, qu’il doit être permis de vendre à ses voisins l’excédent de son bled, & que la loi contraire est inhumaine & absurde ; que les monnaies représentatives des denrées ne doivent pas plus être altérées que les fruits de la terre ; qu’un père de famille doit être le maître chez soi ; que la religion doit rassembler les hommes pour les unir, & non pour en faire des fanatiques & des persécuteurs ; que ceux qui travaillent, ne doivent pas se priver du fruit de leurs travaux pour en doter la superstition & l’oisiveté ; ils feront en une heure trente loix de cette espèce, toutes utiles au genre humain.

Mais que Tamerlan arrive & subjugue l’Inde ; alors vous ne verrez plus que des loix arbitraires. L’une accablera une province pour enrichir un publicain de Tamerlan ; l’autre fera un crime de léze-Majesté d’avoir mal parlé de la maîtresse du premier valet de chambre d’un Raya ; une troisième ravira la moitié de la récolte de l’agriculteur, & lui contestera le reste ; il y aura enfin des loix par lesquelles un appariteur Tartare viendra saisir vos enfans au berceau, fera du plus robuste un soldat, & du plus faible un eunuque, & laissera le père & la mère sans secours & sans consolation.

Or lequel vaut le mieux d’être le chien de Tamerlan ou son sujet ? Il est clair que la condition de son chien est fort supérieure.


LOIX CIVILES
ET ECCLÉSIASTIQUES.



On a trouvé dans les papiers d’un jurisconsulte ces notes, qui méritent peut-être un peu d’examen.

Que jamais aucune loi ecclésiastique n’ait de force, que lorsqu’elle aura la sanction expresse du gouvernement. C’est par ce moyen qu’Athènes & Rome n’eurent jamais de querelles religieuses.

Ces querelles sont le partage des nations barbares, ou devenues barbares.

Que le Magistrat seul puisse permettre ou prohiber le travail les jours de fête, parce qu’il n’appartient pas à des prêtres de défendre à des hommes de cultiver leurs champs.

Que tout ce qui concerne les mariages dépende uniquement du Magistrat, & que les prêtres s’en tiennent à l’auguste fonction de les bénir.

Que le prêt à l’intérêt soit purement un objet de la loi civile, parce qu’elle seule préside au commerce.

Que tous les Ecclésiastiques soient soumis en tous les cas au gouvernement, parce qu’ils sont sujets de l’État.

Que jamais on n’ait le ridicule honteux de payer à un prêtre étranger la première année du revenu d’une terre, que des citoyens ont donnée à un prêtre concitoyen.

Qu’aucun prêtre ne puisse jamais ôter à un citoyen la moindre prérogative, sous prétexte que ce citoyen est pécheur, parce que le prêtre pécheur doit prier pour les pécheurs, & non les juger.

Que les Magistrats, les laboureurs & les prêtres, payent également les charges de l’État, parce que tous appartiennent également à l’État.

Qu’il n’y ait qu’un poids, une mesure, une coutume.

Que les supplices des criminels soient utiles. Un homme pendu n’est bon à rien, & un homme condamné aux ouvrages publics sert encor la patrie, & est une leçon vivante.

Que toute loi soit claire, uniforme & précise. L’interpréter, c’est presque toûjours la corrompre.

Que rien ne soit infâme que le vice.

Que les impôts ne soient jamais que proportionnels.

Que la loi ne soit jamais en contradiction avec l’usage. Car si l’usage est bon, la loi ne vaut rien[2].


LUXE.



On a déclamé contre le luxe depuis deux mille ans, en vers & en prose, & on l’a toûjours aimé.

Que n’a-t-on pas dit des premiers Romains, quand ces brigands ravagèrent & pillèrent les moissons ; quand pour augmenter leur pauvre village, ils détruisirent les pauvres villages des Volsques, & des Samnites ? c’étaient des hommes désintéressés & vertueux ; ils n’avaient pu encor voler ni or, ni argent, ni pierreries, parce qu’il n’y en avait point dans les bourgs qu’ils saccagèrent. Leurs bois ni leurs marais ne produisaient ni perdrix, ni faisans, & on loue leur tempérance.

Quand de proche en proche ils eurent tout pillé, tout volé du fond du golfe Adriatique à l’Euphrate, & qu’ils eurent assez d’esprit pour jouïr du fruit de leurs rapines pendant sept à huit cents ans ; quand ils cultivèrent tous les arts, qu’ils goutèrent tous les plaisirs, & qu’ils les firent même goûter aux vaincus, ils cessèrent alors, dit-on, d’être sages & gens de bien.

Toutes ces déclamations se réduisent à prouver qu’un voleur ne doit jamais ni manger le dîner qu’il a pris, ni porter l’habit qu’il a dérobé, ni se parer de la bague qu’il a volée. Il fallait, dit-on, jeter tout cela dans la rivière, pour vivre en honnêtes gens ; dites plutôt qu’il ne fallait pas voler. Condamnez les brigands quand ils pillent ; mais ne les traitez pas d’insensés quand ils jouïssent.[3] De bonne foi, lorsqu’un grand nombre de marins Anglais se sont enrichis à la prise de Pondichéri, & de la Havane, ont-ils eu tort d’avoir ensuite du plaisir à Londres, pour prix de la peine qu’ils avaient eue au fond de l’Asie & de l’Amérique ?

Les déclamateurs voudraient-ils qu’on enfouît les richesses qu’on aurait amassées par le sort des armes, par l’agriculture, par le commerce & par l’industrie ? Ils citent Lacédémone ; que ne citent-ils aussi la république de Saint Marin ? Quel bien Sparte fit-elle à la Grèce ? eut-elle jamais des Démosthènes, des Sophocle, des Appelles & des Fidias ? Le luxe d’Athènes a fait de grands hommes en tout genre ; Sparte a eu quelques capitaines, & encor en moins grand nombre que les autres villes. Mais à la bonne heure qu’une aussi petite république que Lacédémone conserve sa pauvreté. On arrive à la mort aussi bien en manquant de tout, qu’en jouïssant de ce qui peut rendre la vie agréable. Le sauvage du Canada subsiste & atteint la vieillesse, comme le citoyen d’Angleterre qui a cinquante mille guinées de revenu. Mais qui comparera jamais le pays des Iroquois à l’Angleterre ?

Que la république de Raguse & le Canton de Zug fassent des loix somptuaires, ils ont raison, il faut que le pauvre ne dépense point au-delà de ses forces ; mais j’ai lu quelque part :

Sachez surtout que le luxe enrichit
Un grand État, s’il en perd un petit.

Si par luxe vous entendez l’excès, on sait que l’excès est pernicieux en tout genre, dans l’abstinence comme dans la gourmandise, dans l’économie comme dans la libéralité. Je ne sais comment il est arrivé que dans mes villages où la terre est ingrate, les impôts lourds, la défense d’exporter le bled qu’on a semé intolérable, il n’y a guère pourtant de colon qui n’ait un bon habit de drap, & qui ne soit bien chaussé & bien nourri. Si ce colon laboure avec son bel habit, avec du linge blanc, les cheveux frisés & poudrés, voilà certainement le plus grand luxe, & le plus impertinent ; mais qu’un bourgeois de Paris ou de Londres paraisse au spectacle vêtu comme ce paysan, voilà la lésine la plus grossière & la plus ridicule.

Est modus in rebus, sunt certi denique fines,
Quos ultrà citraque nequit consistere rectum.

Lorsqu’on inventa les ciseaux, qui ne sont certainement pas de l’antiquité la plus haute, que ne dit-on pas contre les premiers qui se rognèrent les ongles, & qui coupèrent une partie des cheveux qui leur tombaient sur le nez ? On les traita sans doute de petits-maîtres & de prodigues, qui achetaient chèrement un instrument de la vanité, pour gâter l’ouvrage du Créateur. Quel péché énorme d’accourcir la corne que Dieu fait naître au bout de nos doigts ! C’était un outrage à la Divinité. Ce fut bien pis quand on inventa les chemises & les chaussons. On sait avec quelle fureur les vieux Conseillers qui n’en avaient jamais porté, crièrent contre les jeunes Magistrats qui donnèrent dans ce luxe funeste.



  1. Un pauvre d’esprit dans un petit écrit honnête, poli, & surtout bien raisonné, objecte que si le prince ordonne à B. de rester exposé au canon, il y restera. Oui, sans doute, s’il a plus de courage, ou plutôt plus de crainte de la honte que d’amour de la vie, comme il arrive très souvent. Premièrement il s’agit ici d’un cas tout différent. Secondement, quand l’instinct de la crainte de la honte l’emporte sur l’instinct de la conservation de soi-même, l’homme est autant nécessité à demeurer exposé au canon, qu’il est nécessité à fuir quand il n’est pas honteux de fuir. Le pauvre d’esprit était nécessité à faire des objections ridicules, & à dire des injures ; & les philosophes se sentent nécessités à se moquer un peu de lui, & à lui pardonner.
  2. Voyez le poëme de la Loi naturelle.
  3. Le pauvre d’esprit que nous avons déjà cité, ayant lû ce passage dans une mauvaise édition où il y avait un point après ce mot bonne foi, crut que l’auteur voulait dire que les voleurs jouissaient de bonne foi. Nous savons bien que ce pauvre d’esprit est méchant, mais de bonne foi il ne peut être dangereux.