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Dictionnaire philosophique/La Raison par alphabet - 6e ed. - Cramer (1769)/Liberté

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Cramer (Tome 2p. 4-8).

DE LA LIBERTÉ.


A. — Voilà une batterie de canons qui tire à nos oreilles, avez-vous la liberté de l’entendre ou de ne l’entendre pas ?

B. — Sans doute, je ne peux pas m’empêcher de l’entendre.

A. — Voulez-vous que ce canon emporte votre tête, & celles de votre femme & de votre fille qui se promènent avec vous ?

B. — Quelle proposition me faites-vous là ? je ne peux pas tant que je suis de sens rassis vouloir chose pareille, cela m’est impossible.

A. — Bon, vous entendez nécessairement ce canon, & vous voulez nécessairement ne pas mourir vous & votre famille d’un coup de canon à la promenade, vous n’avez ni le pouvoir de ne pas entendre, ni le pouvoir de vouloir rester ici ?

[1]B. — Cela est clair.

A. — Vous avez en conséquence fait une trentaine de pas pour être à l’abri du canon, vous avez eu le pouvoir de marcher avec moi ce peu de pas ?

B. — Cela est encor très clair.

A. — Et si vous aviez été paralytique, vous n’auriez pu éviter d’être exposé à cette batterie, vous n’auriez pas eu le pouvoir d’être où vous êtes, vous auriez nécessairement entendu & reçu un coup de canon, & vous seriez mort nécessairement ?

B. — Rien n’est plus véritable.

A. — En quoi consiste donc votre liberté, si ce n’est dans le pouvoir que votre individu a exercé de faire ce que votre volonté exigeait d’une nécessité absolue ?

B. — Vous m’embarrassez ; la liberté n’est donc autre chose que le pouvoir de faire ce que je veux.

A. — Réfléchissez-y, & voyez si la liberté peut être entendue autrement ?

B. — En ce cas mon chien de chasse est aussi libre que moi ; il a nécessairement la volonté de courir quand il voit un lièvre, & le pouvoir de courir s’il n’a pas mal aux jambes. Je n’ai donc rien au-dessus de mon chien, vous me réduisez à l’état des bêtes ?

A. — Voilà les pauvres sophismes des pauvres sophistes qui vous ont instruit. Vous voilà bien malade d’être libre comme votre chien ! Eh ne ressemblez-vous pas à votre chien en mille choses ? la faim, la soif, la veille, le dormir, les cinq sens ne vous sont-ils pas communs avec lui ? voudriez-vous avoir l’odorat autrement que par le nez ? pourquoi voulez-vous avoir la liberté autrement que lui ?

B. — Mais j’ai une ame qui raisonne beaucoup, & mon chien ne raisonne guère. Il n’a presque que des idées simples, & moi j’ai mille idées métaphysiques.

A. — Eh bien, vous êtes mille fois plus libre que lui, c’est-à-dire, vous avez mille fois plus de pouvoir de penser que lui, mais vous n’êtes pas libre autrement que lui.

B. — Quoi ? je ne suis pas libre de vouloir ce que je veux ?

A. — Qu’entendez-vous par là ?

B. — J’entends ce que tout le monde entend. Ne dit-on pas tous les jours, les volontés sont libres ?

A. — Un proverbe n’est pas une raison ; expliquez-vous mieux ?

B. — J’entends que je suis libre de vouloir comme il me plaira.

A. — Avec votre permission, cela n’a pas de sens ; ne voyez-vous pas qu’il est ridicule de dire, je veux vouloir. Vous voulez nécessairement en conséquence des idées qui se sont présentées à vous. Voulez-vous vous marier, oui ou non ?

B. — Mais si je vous disais que je ne veux ni l’un ni l’autre ?

A. — Vous répondriez comme celui qui disait, les uns croyent le cardinal Mazarin mort, les autres le croyent vivant, & moi je ne crois ni l’un ni l’autre.

B. — Eh bien, je veux me marier.

A. — Ah ! c’est répondre cela. Pourquoi voulez-vous vous marier ?

B. — Parce que je suis amoureux d’une jeune fille, belle, douce, bien élevée, assez riche, qui chante très bien, dont les parents sont de très honnêtes gens, & que je me flatte d’être aimé d’elle, & fort bien venu de sa famille.

A. — Voilà une raison. Vous voyez que vous ne pouvez vouloir sans raison. Je vous déclare que vous êtes libre de vous marier, c’est-à-dire, que vous avez le pouvoir de signer le contract.

B. — Comment ! je ne peux vouloir sans raison ? Eh que deviendra cet autre proverbe, sit pro ratione voluntas ; ma volonté est ma raison, je veux parce que je veux ?

A. — Cela est absurde, mon cher ami ; il y aurait en vous un effet sans cause.

B. — Quoi ! lorsque je joue à pair ou non, j’ai une raison de choisir pair plutôt qu’impair ?

A. — Oui, sans doute.

B. — Et quelle est cette raison, s’il vous plaît ?

A. — C’est que l’idée d’impair s’est présentée à votre esprit plutôt que l’idée opposée. Il serait plaisant qu’il y eût des cas où vous voulez parce qu’il y a une cause de vouloir, & qu’il y eût quelques cas où vous voulussiez sans cause. Quand vous voulez vous marier, vous en sentez la raison dominante évidemment ; vous ne la sentez pas quand vous jouez à pair ou non ; & cependant il faut bien qu’il y en ait une.

B. — Mais encor une fois, je ne suis donc pas libre ?

A. — Votre volonté n’est pas libre, mais vos actions le sont ; vous êtes libre de faire quand vous avez le pouvoir de faire.

B. — Mais tous les livres que j’ai lûs sur la liberté d’indifférence…

A. — Sont des sottises ; il n’y a point de liberté d’indifférence ; c’est un mot destitué de sens, inventé par des gens qui n’en avaient guères.



  1. Un pauvre d’esprit dans un petit écrit honnête, poli, & surtout bien raisonné, objecte que si le prince ordonne à B. de rester exposé au canon, il y restera. Oui, sans doute, s’il a plus de courage, ou plutôt plus de crainte de la honte que d’amour de la vie, comme il arrive très souvent. Premièrement il s’agit ici d’un cas tout différent. Secondement, quand l’instinct de la crainte de la honte l’emporte sur l’instinct de la conservation de soi-même, l’homme est autant nécessité à demeurer exposé au canon, qu’il est nécessité à fuir quand il n’est pas honteux de fuir. Le pauvre d’esprit était nécessité à faire des objections ridicules, & à dire des injures ; & les philosophes se sentent nécessités à se moquer un peu de lui, & à lui pardonner.