Dictionnaire philosophique/La Raison par alphabet - 6e ed. - Cramer (1769)/Liberté de penser

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Cramer (Tome 2p. 8-13).

LIBERTÉ DE PENSER.



Vers l’an 1707, tems où les Anglais gagnèrent la bataille de Sarragosse, protégèrent le Portugal, & donnèrent pour quelque tems un Roi à l’Espagne, Mylord Boldmind Officier Général qui avait été blessé, était aux eaux de Barège. Il y rencontra le comte Médroso, qui étant tombé de cheval derrière le bagage, à une lieuë & demie du champ de bataille, venait prendre les eaux aussi. Il était familier de l’Inquisition, Mylord Boldmind n’était familier que dans la conversation ; un jour après boire il eut avec Médroso cet entretien.

BOLDMIND.

Vous êtes donc sergent des Dominicains ? vous faites-là un vilain métier.

MÉDROSO.

Il est vrai ; mais j’ai mieux aimé être leur valet que leur victime, & j’ai préféré le malheur de brûler mon prochain à celui d’être cuit moi-même.

BOLDMIND.

Quelle horrible alternative ! vous étiez cent fois plus heureux sous le joug des Maures qui vous laissaient croupir librement dans toutes vos superstitions, & qui tout vainqueurs qu’ils étaient ne s’arrogeaient pas le droit inouï de tenir les ames dans les fers.

MÉDROSO.
Que voulez-vous ! il ne nous est permis ni d’écrire, ni de parler, ni même de penser. Si nous parlons, il est aisé d’interpréter nos paroles, encor plus nos écrits. Enfin, comme on ne peut nous condamner dans un Auto-da-fé pour nos pensées secrettes, on nous menace d’être brûlés éternellement par l’ordre de Dieu même, si nous ne pensons pas comme les Jacobins. Ils ont persuadé au gouvernement que si nous avions le sens commun, tout l’État serait en combustion, & que la nation deviendrait la plus malheureuse de la terre.
BOLDMIND.

Trouvez-vous que nous soyons si malheureux nous autres Anglais qui couvrons les mers de vaisseaux, & qui venons gagner pour vous des batailles au bout de l’Europe ? Voyez-vous que les Hollandais qui vous ont ravi presque toutes vos découvertes dans l’Inde, & qui aujourd’hui sont au rang de vos protecteurs, soient maudits de Dieu pour avoir donné une entière liberté à la presse, & pour faire le commerce des pensées des hommes ? L’empire Romain en a-t-il été moins puissant parce que Cicéron a écrit avec liberté ?

MÉDROSO.

Quel est ce Cicéron ? je n’ai jamais entendu parler de cet homme-là ; il ne s’agit pas ici de Cicéron, il s’agit de notre St. Père le Pape, & de St. Antoine de Padouë, & j’ai toûjours ouï dire que la Religion Romaine est perdue si les hommes se mettent à penser.

BOLDMIND.

Ce n’est pas à vous à le croire, car vous êtes sûrs que votre religion est divine, & que les portes d’enfer ne peuvent prévaloir contre elle : si cela est, rien ne pourra jamais la détruire.

MÉDROSO.

Non ; mais on peut la réduire à peu de chose, & c’est pour avoir pensé que la Suède, le Dannemarck, toute votre île, la moitié de l’Allemagne gémissent dans le malheur épouvantable de n’être plus sujets du Pape, on dit même que si les hommes continuent à suivre leurs fausses lumières, ils s’en tiendront bientôt à l’adoration simple de Dieu & à la vertu ; si les portes de l’enfer prévalent jamais jusque-là, que deviendra le saint Office ?

BOLDMIND.

Si les premiers Chrétiens n’avaient pas eu la liberté de penser, n’est-il pas vrai qu’il n’y eût point eu de Christianisme ?

MÉDROSO.

Que voulez-vous dire ? Je ne vous entends point.

BOLDMIND.

Je le crois bien, je veux dire que si Tibère & les premiers Empereurs avaient eu des Jacobins, qui eussent empêché les premiers Chrétiens d’avoir des plumes & de l’encre, s’il n’avait pas été longtems permis dans l’Empire Romain de penser librement il eût été impossible que les Chrétiens établissent leurs dogmes ; si donc le Christianisme ne s’est formé que par la liberté de penser, par quelle contradiction, par quelle injustice voudrait-il anéantir aujourd’hui cette liberté sur laquelle seule il est fondé ?

Quand on vous propose quelque affaire d’intérêt n’examinez-vous pas longtems avant de conclure ? quel plus grand intérêt y a-t-il au monde que celui de notre bonheur ou de notre malheur éternel ? il y a cent religions sur la terre qui toutes vous damnent si vous croyez à vos dogmes, qu’elles appellent absurdes & impies ; examinez donc ces dogmes.

MÉDROSO.

Comment puis-je les examiner ? je ne suis pas Jacobin.

BOLDMIND.

Vous êtes homme, & cela suffit.

MÉDROSO.

Hélas ! vous êtes bien plus homme que moi.

BOLDMIND.

Il ne tient qu’à vous d’apprendre à penser ; vous êtes né avec de l’esprit ; vous êtes un oiseau dans la cage de l’Inquisition, le saint Office vous a rogné les ailes, mais elles peuvent revenir. Celui qui ne sait pas la géométrie peut l’apprendre ; tout homme peut s’instruire ; il est honteux de mettre son ame entre les mains de ceux à qui vous ne confieriez pas votre argent : osez penser par vous-même.

MÉDROSO.

On dit que si tout le monde pensait par soi-même ce serait une étrange confusion.

BOLDMIND.

C’est tout le contraire, quand on assiste à un spectacle, chacun en dit librement son avis, & la paix n’est point troublée ; mais si quelque protecteur insolent d’un mauvais poëte voulait forcer tous les gens de goût à trouver bon ce qui leur paraît mauvais, alors les sifflets se feraient entendre & les deux partis pourraient se jeter des pommes à la tête comme il arriva une fois à Londres. Ce sont ces tyrans des esprits, qui ont causé une partie des malheurs du monde ; nous ne sommes heureux en Angleterre que depuis que chacun jouït librement du droit de dire son avis.

MÉDROSO.

Nous sommes aussi fort tranquilles à Lisbonne où personne ne peut dire le sien.

BOLDMIND.

Vous êtes tranquilles, mais vous n’êtes pas heureux ; c’est la tranquillité des galériens qui rament en cadence & en silence.

MÉDROSO.

Vous croyez donc que mon ame est aux galères ?

BOLDMIND.

Oui, & je voudrais la délivrer.

MÉDROSO.

Mais si je me trouve bien aux galères ?

BOLDMIND.

En ce cas vous méritez d’y être.