Dictionnaire philosophique/La Raison par alphabet - 6e ed. - Cramer (1769)/Sensation

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Cramer (Tome 2p. 159-163).

SENSATION.



Les huîtres ont, dit-on, deux sens, les taupes quatre, les autres animaux comme les hommes cinq ; quelques personnes en admettent un sixième ; mais il est évident que la sensation voluptueuse, dont ils veulent parler, se réduit au sentiment du tact, & que cinq sens sont notre partage. Il nous est impossible d’en imaginer par delà, & d’en désirer.

Il se peut que dans d’autres globes on ait des sens dont nous n’avons pas d’idée : il se peut que le nombre des sens augmente de globe en globe, & que l’être qui a des sens innombrables & parfaits soit le terme de tous les êtres.

Mais nous autres avec nos cinq organes quel est notre pouvoir ? Nous sentons toûjours malgré nous, & jamais parce que nous le voulons ; il nous est impossible de ne pas avoir la sensation que notre nature nous destine, quand l’objet nous frappe. Le sentiment est dans nous ; mais il ne peut en dépendre. Nous le recevons, & comment le recevons-nous ? On sait assez qu’il n’y a aucun rapport entre l’air battu, & des paroles qu’on me chante, & l’impression que ces paroles font dans mon cerveau.

Nous sommes étonnés de la pensée ; mais le sentiment est tout aussi merveilleux. Un pouvoir divin éclate dans la sensation du dernier des insectes comme dans le cerveau de Newton. Cependant, que mille animaux meurent sous vos yeux, vous n’êtes point inquiets de ce que deviendra leur faculté de sentir, quoique cette faculté soit l’ouvrage de l’Être des êtres ; vous les regardez comme des machines de la nature nées pour périr & pour faire place à d’autres.

Pourquoi & comment leur sensation subsisterait-elle, quand ils n’existent plus ? Quel besoin l’auteur de tout ce qui est, aurait-il de conserver des propriétés dont le sujet est détruit ? Il vaudrait autant dire que le pouvoir de la plante nommée sensitive, de retirer ses feuilles vers ses branches, subsiste encor quand la plante n’est plus. Vous allez sans doute demander, comment la sensation des animaux périssant avec eux, la pensée de l’homme ne périra pas ? je ne peux répondre à cette question, je n’en sais pas assez pour la résoudre. L’auteur éternel de la sensation & de la pensée sait seul comment il la donne, & comment il la conserve.

Toute l’antiquité a maintenu, que rien n’est dans notre entendement qui n’ait été dans nos sens. Descartes dans ses romans prétendit que nous avions des idées métaphysiques avant de connaître le téton de notre nourrice ; une faculté de Théologie proscrivit ce dogme, non parce que c’était une erreur, mais parce que c’était une nouveauté : ensuite elle adopta cette erreur parce qu’elle était détruite par Locke philosophe anglais, & qu’il fallait bien qu’un Anglais eût tort. Enfin après avoir changé si souvent d’avis, elle est revenue à proscrire cette ancienne vérité, que les sens sont les portes de l’entendement ; elle a fait comme les gouvernements obérés, qui tantôt donnent cours à certains billets, & tantôt les décrient ; mais depuis longtems personne ne veut des billets de cette faculté.

Toutes les facultés du monde n’empêcheront jamais les philosophes de voir que nous commençons par sentir, & que notre mémoire n’est qu’une sensation continuée. Un homme qui naîtrait privé de ses cinq sens, serait privé de toute idée, s’il pouvait vivre. Les notions métaphysiques ne viennent que par les sens ; car comment mesurer un cercle ou un triangle, si on n’a pas vu ou touché un cercle & un triangle ? comment se faire une idée imparfaite de l’infini, qu’en reculant des bornes ? & comment retrancher des bornes, sans en avoir vu ou senti ?

La sensation enveloppe toutes nos facultés, dit un grand philosophe (page 128. Tome II. traité des sensations.)

Que conclure de tout cela ? Vous qui lisez & qui pensez, concluez.

Les Grecs avaient inventé la faculté Psyché pour les sensations, & la faculté nous pour les pensées. Nous ignorons malheureusement ce que c’est que ces deux facultés ; nous les avons, mais leur origine ne nous est pas plus connue qu’à l’huitre, à l’ortie de mer, au polype, aux vermisseaux & aux plantes. Par quelle mécanique inconcevable le sentiment est-il dans tout mon corps, & la pensée dans ma seule tête ? Si on vous coupe la tête, il n’y a pas d’apparence que vous puissiez alors résoudre un problème de géométrie : cependant votre glande pinéale, votre corps calleux, dans lesquels vous logez votre âme, subsistent longtems sans altération, votre tête coupée est si pleine d’esprits animaux, que souvent elle bondit après avoir été séparée de son tronc : il semble qu’elle devrait avoir dans ce moment des idées très vives, & ressembler à la tête d’Orphée qui faisait encor de la musique, & qui chantait Euridice quand on la jetait dans les eaux de l’Èbre.

Si vous ne pensez pas, quand vous n’avez plus de tête, d’où vient que votre cœur est sensible quand il est arraché ?

Vous sentez, dites-vous, parce que tous les nerfs ont leur origine dans le cerveau ; & cependant si on vous a trépané, & si on vous brûle le cerveau, vous ne sentez rien. Les gens qui savent les raisons de tout cela sont bien habiles.