Dictionnaire philosophique/La Raison par alphabet - 6e ed. - Cramer (1769)/Songes

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Cramer (Tome 2p. 163-165).

SONGES.


Somnia quæ ludum animos volitantibus umbris,
Non delubra deum nec ab athere numina mittunt,
Sed sua quisque facit.


Mais comment tous les sens étant morts dans le sommeil, y en a-t-il un interne qui est vivant ? comment vos yeux ne voyant plus, vos oreilles n’entendant rien, voyez-vous cependant & entendez-vous dans vos rêves ? Le chien est à la chasse en songe, il aboie, il suit sa proie, il est à la curée. Le poëte fait des vers en dormant. Le mathématicien voit des figures ; le métaphysicien raisonne bien ou mal : on en a des exemples frappans.

Sont-ce les seuls organes de la machine qui agissent ? est-ce l’ame pure, qui soustraite à l’empire des sens jouït de ses droits en liberté ?

Si les organes seuls produisent les rêves de la nuit, pourquoi ne produiront-ils pas seuls les idées du jour ? Si l’ame pure, tranquille dans le repos des sens, agissant par elle-même, est l’unique cause, le sujet unique de toutes les idées que vous avez en dormant, pourquoi toutes ces idées sont-elles presque toûjours irrégulières, déraisonnables, incohérentes ? Quoi, c’est dans le tems où cette ame est le moins troublée, qu’il y a plus de trouble dans toutes ses imaginations ! elle est en liberté, & elle est folle ! si elle était née avec des idées métaphysiques, comme l’ont dit tant d’écrivains qui rêvaient les yeux ouverts, ses idées pures & lumineuses de l’être, de l’infini, de tous les premiers principes, devraient se réveiller en elle avec la plus grande énergie quand son corps est endormi : on ne serait jamais bon philosophe qu’en songe.

Quelque systême que vous embrassiez, quelques vains efforts que vous fassiez pour vous prouver que la mémoire remue votre cerveau, & que votre cerveau remue votre âme, il faut que vous conveniez que toutes vos idées vous viennent dans le sommeil sans vous, & malgré vous : votre volonté n’y a aucune part. Il est donc certain que vous pouvez penser sept ou huit heures de suite, sans avoir la moindre envie de penser, & sans même être sûr que vous pensez. Pesez cela, & tâchez de deviner ce que c’est que le composé de l’animal.

Les songes ont toûjours été un grand objet de superstition ; rien n’était plus naturel. Un homme vivement touché de la maladie de sa maîtresse, songe qu’il la voit mourante ; elle meurt le lendemain, donc les dieux lui ont prédit sa mort.

Un Général d’armée rêve qu’il gagne une bataille, il la gagne en effet, les dieux l’ont averti qu’il serait vainqueur.

On ne tient compte que des rêves qui ont été accomplis, on oublie les autres. Les songes font une grande partie de l’histoire ancienne, aussi-bien que les oracles.

La Vulgate traduit ainsi la fin du verset 26. du chap. 19. du Lévitique : Vous n’observerez point les songes. Mais le mot songe n’est point dans l’hébreu : & il serait assez étrange qu’on réprouvât l’observation des songes dans le même livre où il est dit que Joseph devint le bienfaiteur de l’Égypte & de sa famille, pour avoir expliqué trois songes.

L’explication des rêves était une chose si commune qu’on ne se bornait pas à cette intelligence ; il fallait encor deviner quelquefois ce qu’un autre homme avait rêvé. Nabucodonosor ayant oublié un songe qu’il avait fait, ordonna à ses mages de le deviner, & les menaça de mort s’ils n’en venaient pas à bout ; mais le juif Daniel qui était de l’école des mages, leur sauva la vie en devinant quel était le songe du roi, & en l’interprétant. Cette histoire & beaucoup d’autres, pourraient servir à prouver que la loi des Juifs ne défendait pas l’onéiromancie, c’est-à-dire, la science des songes.