Dictionnaire pratique et historique de la musique/Mélodie
Mélodie, n. f. Succession de sons ordonnée de manière à présenter un sens musical qui satisfasse l’oreille et l’intelligence. En impliquant dans sa définition l’obligation d’être « agréable », l’Académie a sanctionné l’opinion vulgaire, d’après laquelle toute M., pour mériter son nom, doit charmer les sens. C’est, en effet, par l’empire qu’exerce parfois instantanément sur notre âme une belle M., que se manifeste le pouvoir mystérieux des sons. Les causes de ce pouvoir demeurent partiellement inexpliquées et s’il est possible, par l’analyse, de disséquer une M., l’art d’en créer de nouvelles, qui atteignent au même degré de puissance émotive, échappe à l’enseignement. Ce fait a engendré le concept populaire de l’inspiration en musique. De la nature en apparence spontanée de la M., est née aussi l’habitude de l’opposer à l’harmonie, non seulement du point de vue technique et comme synonyme de l’homophonie, ou chant nu, à une seule voix ou à plusieurs voix à l’unisson, vis-à-vis de la polyphonie, ou réunion de plusieurs sons, de plusieurs parties entendues simultanément, mais du point de vue général, en tant que musique simple, musique naturelle, en face de la musique « savante ». Rameau, en proclamant que « la M. naît de l’harmonie », parut donc soutenir un paradoxe ; mais la constatation du rôle essentiel que jouent dans la M. artistique ainsi que dans les M. primitives, les intervalles constitutifs de l’accord parfait et les premiers harmoniques fournis par la résonance du corps sonore, vient lui donner raison. Le reproche de « manquer de M. » est un autre lieu commun par lequel une partie du public a coutume de motiver sa méfiance à l’égard des œuvres qui lui sont inconnues ; ce criterium n’a d’autre fondement que l’adaptation du goût aux formes prépondérantes à une époque donnée et auprès desquelles des M. antérieures, étrangères, ou nouvelles, peuvent sembler désuètes, obscures ou amorphes. En réalité, les formes de la M. sont d’une variété illimitée. Comme celle du langage, elles se développent, s’enrichissent, se renouvellent, naissent, disparaissent, ressuscitent incessamment et revêtent des expressions propres à chaque temps, à chaque peuple, à chaque maître. Deux éléments lui donnent l’existence, que représentent l’espace et la durée : l’espace, par la différenciation des intervalles, et de leurs relations tonales, la durée, par la distribution des valeurs rythmiques. Toute M. s’appuie sur quelques notes radicales qui lui servent d’ossature, que relient les notes de passage et autour desquelles s’enroulent à volonté les mélismes et les notes d’ornement. Les mêmes notes jalonnent les divisions du rythme.
d’ung buyssonet.)
La M. découle d’une double source : la parole, dont les inflexions amplifiées ont inspiré tout d’abord le choix des intervalles, et la danse, dont les gestes symétriques ont dicté l’ordonnance des rythmes. Les premiers monuments du chant liturgique romain sont des formules psalmodiques et des antiennes brèves d’une étendue vocale limitée ; c’est à la longue que se sont introduits dans ce répertoire des dessins plus accusés et plus riches.
Le chant profane a suivi la
même marche, en obéissant
davantage aux impulsions
de la danse, que, par une
action réciproque, il dirigeait
et suivait à la fois.
L’influence des formes poétiques
s’y faisait également sentir, au
fur et à mesure de leur développement.
La M. des troubadours, aux
xiie-xiiie s., règle ses formes rythmiques
sur la scansion des vers. C’est
d’ailleurs une erreur profonde que de
dénier aux musiciens du moyen âge
le don d’invention mélodique. Non
seulement le chant grégorien,
mais le chant
vulgaire de cette époque
d’universelle floraison artistique,
abondent en M.
coulantes, délicates ou naïves.
La petite chanson du
Jeu de Robin et Marion,
d’Adam de la Hale (xiiie s.)
est restée célèbre :
Le caractère populaire en est très sensible. Moins simples dans leur construction, beaucoup de petites pièces du répertoire des trouvères et des troubadours répondent cependant à la définition usuelle d’une M. « agréable ». (Voy. ex. ci-après.)
Il n’est pas moins
inexact de dire que les
contrepointistes du xve et
du xvie s. ne connaissaient
pas la M. À la vérité, ils
l’employaient très rarement
à découvert ; mais
leurs compositions tout
entières reposaient sur le
développement et la mise en œuvre d’une M. préexistante,
toujours présente au milieu du tissu
des réponses et des épisodes canoniques
et auxquelles ils associaient
quelquefois des dessins secondaires
assez caractérisés pour servir à leur
tour de sujet à d’autres pièces de
même style. C’est ainsi, par exemple,
que Moralès prend pour « ténor »
de nouvelles compositions les parties
d’un motet de Jean Mouton :
Quaeramus cum pastoribus.)
Quaeramus cum pastoribus.)
Entre les M. que les maîtres de ce temps prenaient pour thèmes générateurs de leurs messes ou de chansons, quelques-unes étaient par eux tellement admirées, que dix, vingt musiciens l’adoptaient tour à tour, avant d’en épuiser les ressources. Isolées de leurs ingénieux contrepoints, nombre d’entre elles apparaissent claires, charmantes et expressives. La M. anonyme Je suis déshéritée rendue célèbre par l’usage qu’en a fait entre autres, Palestrina, peut être choisie comme exemple.
Le plan de cette mélodie, qui suit les coupes de la poésie, reproduit tout d’abord deux fois un motif caractéristique qui dessine l’accord principal du mode, la ré fa, avec arrêt sur la dominante. Un épisode intermédiaire amène la médiante au relatif majeur et fait sa conclusion par une cadence à la dominante de ce mode, d’où un conduit qui passe par la médiante du ton primitif ramène la cadence finale en ce même ton. Son caractère est expressif et, si les notes ne fixent pas littéralement les accents de la parole, elles en traduisent le sens.
L’influence de la danse exerce à la même époque sur d’autres formes de la M. une pression décisive. À chaque sorte de figures et de pas doivent correspondre des groupes appropriés de notes. La symétrie des gestes se règle sur la symétrie des rythmes qu’elle-même a dictés. À la fin du xvie s., l’Orchésographie (1588) décrit une série considérable de formes typiques dont les coupes musicales, tant par les chansons à danser que par les pièces exécutées sur les instru- ments pénètrent et s’établissent dans l’usage, en dehors même de toute liaison avec « le noble exercice des danses ». Par leur adoption s’impose le principe de la carrure, qui gagne tous les genres et arrive, à l’époque classique, à l’apogée de son long règne. Quelle que soit désormais sa destination, toute M. est soumise au partage en périodes régulières de 4, 8, 12 mesures, ou les multiples de ces nombres, avec souvent, par surplus, l’obligation des reprises et de l’alternance des terminaisons suspensive, sur la dominante du ton, et conclusive, sur la tonique. Dans l’intérieur de chaque période, se maintient encore une absolue conformité de rythme :
Ces liens, analogues à ceux qui obligent le poète à séparer, par la césure, le vers alexandrin classique en deux hémistiches égaux et à faire alterner par couples les rimes masculines et féminines, n’entravent ni l’essor de la faculté créatrice, ni l’expression de la personnalité musicale. Berlioz, le grand romantique, les accepte, après Beethoven, comme conditions normales de la M. (Voy. ex.)
En 1814, Reicha, compositeur d’origine tchèque, qui venait alors de se fixer à Paris, où il devait bientôt être nommé professeur au Conservatoire, fit paraître un Traité de Mélodie, abstraction faite de ses rapports avec l’harmonie ; suivi d’un supplément sur l’art d’accompagner la mélodie par l’harmonie, lorsque la première doit être prédominante : le tout appuyé sur les meilleurs modèles mélodiques ». L’auteur ne cherche pas à faire parade d’une science physique, acoustique, ou de principes rythmiques rénovés de l’antique, mais il analyse les gammes et les modes, les phrases, périodes, rythmes et mesures des exemples présentés à l’élève, et tirés pour la plupart de Hændel, Gluck, Haydn, Mozart, Piccini, Sacchini, Cimarosa, Grétry, Dalayrac ; Reicha cite même tel précepte de J. S. Bach prescrivant ce qu’il faut pour être un bon organiste : « il faut — disait-il — poser le vrai doigt sur la vraie touche, au temps vrai. » Reicha dédie ce conseil aux chanteurs et instrumentistes « qui veulent broder, et qui se piquent de savoir broder », encore si nombreux de son temps.
Le point de perfection atteint en Italie par l’art du chant, et, comme conséquence logique, par l’art d’écrire favorablement pour les voix, a contribué à procurer aux musiciens de cette nation le renom de mélodistes par excellence, qu’ils ont en effet soutenu, les uns, comme Cimarosa et Rossini, par une verve étincelante, les autres, comme Donizetti et Bellini, par une limpidité charmante d’expression. C’est beaucoup moins par la coupe que par la structure intérieure de leurs M. que se manifeste l’originalité d’un maître, d’une école, ou d’un peuple. On a fait gloire à l’un d’eux d’avoir écrit l’une des plus longues M. connues, mais les mêmes critiques qui admiraient ainsi furent les premiers à reprocher à R. Wagner l’art de la M. « continue », où ils ne pouvaient plus distinguer les coupes et la carrure qui leur étaient chères. En réalité, s’il y a souvent dans les œuvres de Wagner beaucoup plus de mélodie réelle et expressive que dans celles de l’époque précédente, ce que les amateurs appréciaient, c’était la M. à découvert, et simplement soutenue d’un accompagnement. Mais la M. wagnérienne a réussi à briser les moules conventionnels, et c’est à qui, parmi les musiciens venus depuis lors, écrira le plus librement possible, quitte à aller à l’extrême en ce sens. En même temps, le retour aux modalités archaïques joint à la recherche de modes nouveaux, l’étude des formes et des rythmes de diverses écoles anciennes ont contribué à constituer aux compositeurs modernes un fonds inépuisable de richesse nouvelle, qui a rénové la M. dans des voies ignorées jusqu’alors, en fondant les divers éléments épars jusqu’ici dans les diverses formes et style de la musique, et que l’inspiration contemporaine arrive à réunir dans un tout harmonieux. || 2. On donne en France depuis le xixe s., le nom de M. aux petites compositions de musique de chambre à voix seule avec accompagnement, que, selon le genre et l’époque, on a appelées chansons, cantatilles et romances, et que la langue allemande réunit sous le nom de Lied. Le titre de M. a commencé d’être employé pour la traduction française des Lieder de Schubert.
Alors que, vers 1830-1860, on ne faisait guère encore usage que du titre de Romance, pour la publication de ces petits ouvrages, par feuilles détachées ou par « albums », cet exemple fit rapidement adopter le terme moins étroit de M. En même temps se releva singulièrement le niveau artistique de ces pièces. Les couplets, moins nombreux, reçurent une interprétation plus variée, principalement dans l’accompagnement, dont le rôle se développa peu à peu, jusqu’à offrir un intérêt égal à celui du chant. Berlioz intitule depuis 1835 ses œuvres en ce genre M.
Le répertoire moderne de la M. française est considérable en nombre et en valeur artistique.
Par recueils de 20, de 25, ont été publiées les M. de Gounod, de Massenet, de Saint-Saëns. Au premier rang du répertoire moderne brillent les M. de Fauré, de Duparc. Chausson, Debussy, d’Indy se sont illustrés dans ce genre. (Voy. Chant, Chanson, Déclamation, Lied, Romance.)