Dictionnaire pratique et historique de la musique/Suite
Suite, n. f. Série d’objets se succédant dans un certain ordre. En musique, ce nom désigne une succession de morceaux, tous du même ton, ordinairement apparentés aux airs ou aux mouvements de danses, qui fut en usage principalement aux xvie, xviie et xviiie s. Cette ordonnance fut dictée par les coutumes de la danse (et non adoptée pour des raisons musicales), qui faisaient succéder aux xve et xvie s., à une danse marchée, d’allure modérée ; en mesure binaire, une danse sautée, un peu plus rapide, en mesure ternaire ; en Italie, le passe-mezzo suivi du saltarello ; en France, la pavane suivie de sa gaillarde, les 2 morceaux dans le même ton, et souvent sur le même thème ou un thème analogue. Le 4e livre de Tablature de luth (anonyme), publié par Petrucci (1508), ajoute à la pavana suivie du saltarello un 3e morceau appelé Piva. Rapidement les danses se compliquent. Le livre de Tablature de luth de Casteliono (1536) place à la suite l’une de l’autre 4 danses dans le même ton et un morceau final non dansé, c’est-à-dire 1 pavane, 3 saltarellos et 1 Tochata da sonare nel fine del ballo. Le 1er saltarello est une transformation de la pavane précédente. Entre les pièces sont introduits des morceaux appelés Riprese qui ne sont pas des « reprises » au sens moderne de ce mot, mais des pièces nouvelles (acception du terme de manège, où « reprises » désigne chaque partie d’une leçon d’équitation, d’un exercice de manège). Les tables des morceaux contenus dans les livres de luth de Casteliono, PP. Borrono, Fr. da Milano (1536, 1546), justifient cette explication. Chez Borrono les pièces sont numérotées, Pavana e suo Saltarello primo, secundo, terzo. Le 1er continue la pavane, les autres sont libres. Il n’y a plus de toccata. La liaison entre les morceaux d’une suite, tant sous le point de vue tonal que sous celui des formes mélodiques, est frappante dans le Livre de luth d’Ant. Rotta (1546). Dans des ouvrages postérieurs, les pièces changent de titre, sans que soient rompues l’opposition et la symétrie dans la succession des formes rythmiques. Au début du xviie s., le passemezzo et le saltarello deviennent très rares. La pavane à 3 temps disparaît. On voit surgir l’intrada à 4 temps, d’allure paisible, et la courante, à 3 temps, animée. L’allemande, avec son nom français, s’établit depuis 1587 environ, comme liée à la courante, qu’elle précède. Un flottement se fait remarquer dans le choix et l’ordre des pièces d’un recueil à l’autre. La gigue anglaise apparaît en Angleterre dans les Suites de Robinson et de Ford, en 1603 et 1607. Puis arrive en France la sarabande espagnole, vite accueillie. À cette époque se placent les Suites des Allemands Peurl (1611) et Schein (1617), où se succèdent jusqu’à 5 pièces, par ex. pavane, gaillarde, courante, allemande et tripla. L’unité de ton dans la suite a son explication naturelle dans la difficulté de l’accord du luth. Les luthistes français du xviie s., qui héritaient de la suite, d’airs de danse, en continuèrent les traditions en l’élargissant, lors même qu’ils ne la destinaient plus à la danse. Ils adoptèrent le Prélude libre comme forme de virtuosité. Ensuite ils plaçaient l’allemande, la courante, la sarabande, entre lesquelles ils intercalaient d’une façon variable les autres danses, gavotte, passacaille, bourrée, rigaudon, chacone, gigue. La disposition générale de la suite passa sans se modifier sensiblement de la musique de luth à la musique pour instrument à clavier. Le livre de Pavanes, Intrade, Danses et Gaillardes, que Paul Peurl composa vers 1611 et publia en 1620 à Munich, présente pour la première ou pour l’une des premières fois des groupements de pièces reposant sur la variation d’un même thème. Voy. à la page suiv. le début des 4 pièces qui composent la 2e suite. Riemann dit avoir découvert » en 1893, en publiant le Banchetto musicale de Schein (1617), ce genre de suite, en tant que succession de pièces sur un même thème. Il cite un grand nombre de suites de compositeurs allemands, de forme cyclique, toutes, hormis celles de Schein et Peurl, appartenant à 1639 (Hammerschmidt)
et 1650 et suiv. Les 12 Suites de Joh.
Jac. Löwe, publiées à Brême en 1658,
commencent toutes par une Synfonia,
après quoi 8 contiennent une Intrada.
Les autres formes contenues dans les
suites, et chaque suite restant en un
seul ton, sont la gaillarde (6 fois),
courante (7), sarabande (6), allemande
(2), aria (5), ballet (3). Le nombre des
pièces par suite varie de 3 à 5. Ces
suites sont à 5 parties instrumentales,
violons, violes et basse continue. Ces
Suites de Löwe sont le plus ancien
exemple connu jusqu’ici d’une pièce
sans forme de danse placée d’une
manière fixe en tête de la suite. Au
milieu du xviie s., une démarcation
visible se trouve établie entre la suite
destinée à la danse et la suite instrumentale
des luthistes, clavecinistes,
etc., destinée à la chambre. Dans le
ms. de Cassel publié par Écorcheville,
les suites sont disposées pour la
danse ; généralement elles contiennent
2 ou 3 branles, 1 gavotte, 1 courante,
1 sarabande. Norlind désigne comme
l’époque de floraison de la suite la
période 1660-1720, où les Allemands
se présentent en grand nombre, avec
des suites à plusieurs instruments ou
pour luth ou pour clavecin, de dispositions
diverses quant au choix et à
l’ordre des pièces. Contrairement à
Riemann, Norlind montre que la pavane
et la gaillarde ne disparaissent
pas après 1650 ; on les trouve, ensemble
ou séparément jusqu’en 1680 chez
les luthistes français, Mouton, Perrine.
Ce n’est qu’après 1700 que ces deux
danses disparaissent. Froberger, après
son voyage à Paris, rapporta en
Allemagne le plan de la suite des luthistes
français ; ses Suites de 1649 se
composent d’allemande, courante et
sarabande, avec ou sans gigue, comme
finale. Ce plan fut adopté ensuite en
Allemagne. Les progrès de la suite,
après 1660, consistent en fixation de
formes plus achevées pour chaque pièce.
Les Italiens prirent peu de part à ce
développement. Les Français y travaillèrent
en plusieurs directions : Mouton
pour le luth, Marais pour la viole, de
Visée pour le luth. En Angleterre, Thomas
Mace donna en 1676
une description des pièces
composant la suite ou pouvant
y figurer, prélude (ou
fantaisie, genre improvisé) ;
pavane allemande ; ayre à 3
temps, plus court que l’allemande ;
gaillarde ; courante ;
sarabande ; Tattle
de Moy, pièce de nouvelle
mode, assez semblable à
une sarabande, qu’elle peut
remplacer ; chacone ; gigue
ou Toy, Common tune, chanson vulgaire,
chanson des rues ; Ground,
petite suite de notes lentes, très
graves. Après cette explication, Mace
donne 7 suites contenant toutes 1 prélude,
1 allemande, et généralement
1 courante, 1 sarabande, en tout
6 ou 7 pièces par suite. Mais son agencement
de la suite ne fut pas imité
par Purcell qui écrit, après le prélude,
1 allemande, 1 courante et parfois
1 sarabande, 1 menuet et 1 chacone.
La suite se modifie : 1o par l’admission
de nouvelles danses ; 2o par l’introduction
de pièces qui ne dépendent
plus de la danse. Les nouvelles danses
sont le menuet (qu’on trouve en 1673
dans les pièces de guitare de Corbet,
en 1680, chez Mouton et souvent dans
les années suivantes), la polonaise
(qui apparaît déjà exceptionnellement
vers 1640). Les pièces sans caractère
de danse existent déjà dans les types
anciens de la suite, prélude, ripresa,
variations ; les airs avec variations
deviennent plus fréquents dans la
2e moitié du xviie s. Le prélude libre,
l’ouverture sont les formes les plus
intéressantes. Les suites publiées en
Allemagne, en 1695 et 1698, par l’Alsacien
Georges Muffat, élève de Lulli,
débutent toutes, sauf deux, par une
ouverture française. Mais les morceaux
suivants ne sont pas astreints à l’unité
thématique, ni à la variation. Les pièces
finales sont le plus souvent en rondeau
chez Marais, 1686, Muffat, 1695.
Bach et Hændel restent en général
fidèles aux plans variés de la suite.
Après 1720 cependant, la suite s’éloigne
de plus en plus de la succession des
danses anciennes ; les pièces portent,
comme dans la sonate, les titres
d’allegro, adagio, etc., mêlés à ceux
de courante, menuet, gigue, etc. *On
le remarque déjà à l’occasion chez
Hændel (Suite 2 pour clavier, par
exemple) adagio, allegro, ou Bach
(partita 3 pour clavecin), scherzo ; partita
est synonyme de « suite ». Mais
chez Martini avec le titre de Sonate (1742), le mélange devient bien plus
sensible. Cependant en dehors du titre
des morceaux, convient-il de remarquer
l’ampleur de plus en plus grande
que prennent les pièces composant les
Suites pour clavecin de Rameau (1er livre) ;
tel de ses brillants rondeaux,
offre déjà la dimension, la variété, le
fini, qu’offriront les premières sonates
de Clementi et de Mozart. Enfin, à la
fin du xviiie s. et au xixe, suite est
souvent synonyme de fantaisie, ou
s’applique à certaines sonates de formes
libres : le dernier livre du Gradus
ad Parnassum de Clementi, publié en
1826, mais dont diverses pièces sont
beaucoup plus anciennes — la Fugue 57
date de 1780 — contient de très remarquables
suites de ce genre, dont quelquefois
les morceaux s’enchaînent,
tels celle formée des nos 60 à 63. Mais,
malgré les titres et les mouvements
empruntés au genre sonate, l’unité
tonale de l’ensemble, et la construction
binaire de beaucoup de ces pièces
en font bien des suites. En résumé, à
la première époque des suites, nous
trouvons Pavane et Gaillarde, ou Passemèze
et Saltarelle : celle-ci peut être
double ou triple ; ce premier état est
susceptible d’un Prélude ou Intrada
et peut être clos par une Toccata ou
un Ballet. Lorsque la suite est formée,
elle peut comprendre un Prélude
(Préambule, Fantaisie, Toccata ou
Ouverture) puis Allemande, Courante
et Gigue, qui forment le noyau de la
plus grande partie des suites. À la place
du prélude, on trouve aussi une Fugue,
ou prélude et fugue, puis, après la
courante, la Sarabande, ou l’Air, varié
ou non, le ou les Menuets, parfois en
variations, et quelquefois Chacone,
Passacaille, ou Gavotte, et un Rondeau
pour finir. Éventuellement, à la fin de
cette époque, se glissent des mouvements
empruntés au genre sonate,
mais toujours de coupe binaire, ce qui
caractérise le genre suite. Au cours
du xixe s., quelques musiciens se
sont essayés à la suite. Vers 1855,
Boëly a écrit pour le piano, plusieurs
suites dans le style de Hændel et de
Scarlatti. La Suite gothique de Boëlmann
pour orgue (1895) est très connue.
Citons en fin la Suite en ré dans le style
ancien, pour trompette, 2 flûtes, et
quatuor, de d’Indy, op. 24, 1886, comprenant
prélude, entrée, sarabande,
menuet et ronde française. Les anciens
organistes ont aussi nommé suites des
séries de versets, tels que ceux pour
le Magnificat (voy. ces mots), mais
sans aucun lien avec la suite ici décrite.
Couperin le Grand préférait le
titre Ordre. (Voy. Lesson, Ordre, Partita,
Sonate, et les divers noms de
morceaux cités dans cet article.)