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Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle/Architecte

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ARCHITECTE, s. m. Il ne semble pas que ce nom ait été donné avant le XVIe siècle aux artistes chargés de la direction des constructions de bâtiments. L’architecture tenait sa place parmi les arts libéraux (voy. Arts libéraux) et était personnifiée par un homme ou une femme tenant une équerre ou un compas ; mais l’artiste, l’homme de métier était qualifié de maître d’œuvre, désignation bien autrement positive, du reste, que celle d’architecte, car par œuvre on entendait tout ce qui constituait l’immeuble et le meuble d’un bâtiment, depuis les fondations jusqu’aux tapisseries, aux flambeaux, aux menus objets mobiliers. Il n’existe aucune donnée certaine sur le personnel des architectes avant le XIIIe siècle. Les grands établissements religieux qui renfermaient dans leur sein jusque vers la fin du XIIe siècle tout ce qu’il y avait d’hommes lettrés, savants, studieux dans l’Occident, fournissaient très-probablement les architectes qui dirigeaient non-seulement les constructions monastiques, mais aussi les constructions civiles et peut-être même militaires. Les écoles fondées par Charlemagne s’élevaient à l’abri des églises ; c’était là que devaient nécessairement se réfugier toutes les intelligences vouées à l’étude des sciences et des arts. La géométrie, le dessin, la sculpture et la peinture ne pouvaient être enseignés que dans les seuls établissements qui conservaient encore un peu de calme et de tranquillité au milieu de cet effroyable chaos de l’époque carlovingienne. Vers la fin du Xe siècle, au moment où il semblait que la société allait s’éteindre dans la barbarie, une abbaye se fondait à Cluny, et du sein de cet ordre religieux, pendant plus d’un siècle, sortaient presque tous les hommes qui allaient avec une énergie et une patience incomparables arrêter les progrès de la barbarie, mettre quelque ordre dans ce chaos, fonder des établissements sur une grande partie de l’Europe occidentale, depuis l’Espagne jusqu’en Pologne. Il n’est pas douteux que ce centre de civilisation, qui jeta un si vif éclat pendant les XIe et XIIe siècles, n’ait eu sur les arts comme sur les lettres et la politique une immense influence. Il n’est pas douteux que Cluny n’ait fourni à l’Europe occidentale des architectes comme elle fournissait des clercs réformateurs, des professeurs pour les écoles, des peintres, des savants, des médecins, des ambassadeurs, des évêques, des souverains et des papes ; car rayez Cluny du XIe siècle, et l’on ne trouve plus guère que ténèbres, ignorance grossière, abus monstrueux. Pendant que saint Hugues et ses successeurs luttaient contre l’esprit de barbarie, et par-dessus tout maintenaient l’indépendance du pouvoir spirituel avec une persévérance dont l’histoire des civilisations offre peu d’exemples, il se faisait dans le tiers état une révolution dont les conséquences eurent une immense portée. Un grand nombre de villes, les plus importantes du nord et de l’est de la France, se conjuraient et s’établissaient en communes. Ainsi les restes de la féodalité carlovingienne étaient sapés de deux côtés, par le pouvoir spirituel d’une part, et par les insurrections populaires de l’autre. L’esprit civil apparaît pour la première fois sur la scène avec des idées d’organisation ; il veut se gouverner lui-même, il commence à parler de droits, de libertés ; tout cela est fort grossier, fort incertain ; il se jette tantôt dans les bras du clergé pour lutter contre la noblesse, tantôt il se ligue avec le suzerain pour écraser ses vassaux. Mais au milieu de ces luttes, de ces efforts, la cité apprend à se connaître, à mesurer ses forces, elle n’a pas plutôt détruit qu’elle se presse de fonder, sans trop savoir ce qu’elle fait ni ce qu’elle veut ; mais elle fonde, elle se fait donner des chartes, des privilèges, elle se façonne à l’organisation par corporations, elle sent enfin que pour être forts il faut se tenir unis. Se vendant à tous les pouvoirs, ou les achetant tour à tour, elle vient peser sur tous, les énerve, et prend sa place au milieu d’eux. C’est alors que les arts, les sciences et l’industrie cessent d’être exclusivement renfermés dans l’enceinte des cloîtres (voy. Architecture). La grande conjuration de la cité se subdivise en conjurations de citoyens par corps d’état. Chacune de ces corporations obtient, achète des privilèges ; elle garde sa ville, est armée, elle a ses lois, sa juridiction, ses finances, ses tarifs, son mode d’enseignement par l’apprentissage ; si bien qu’au XIIIe siècle le pouvoir royal reconnaît l’existence de tous ces corps par les règlements d’Étienne Boileau.

Une fois sorti des monastères, l’art de l’architecture, comme tous les autres arts, devient un état. Le maître de l’œuvre est laïque, il appartient à un corps, et il commande à des ouvriers qui font tous partie de corporations ; les salaires sont réglés, garantis par les jurés ; les heures de travail, les rapports des chefs avec les subalternes sont définis. On fait des devis, on passe des marchés, on impose la responsabilité. Hors du cloître l’émulation s’ajoute à l’étude, les traditions se transforment et progressent avec une rapidité prodigieuse, l’art devient plus personnel ; il se divise par écoles, l’artiste apparaît enfin au XIIIe siècle, fait prévaloir son idée, son goût propre. Il ne faut pas croire que le haut clergé fit obstacle à ce mouvement, ce serait mal comprendre l’esprit qui dirigeait alors le corps le plus éclairé de la chrétienté. Tout porte à supposer qu’il l’encouragea, et il est certain qu’il sut en profiter, et qu’il le dirigea dans les voies nouvelles. Nous voyons dès le commencement du XIIIe siècle un évêque d’Amiens, Ewrard de Fouilloy, charger un architecte laïque, Robert de Luzarches, de la construction de la grande cathédrale qu’il voulait élever sous l’invocation de Notre-Dame. Après Robert de Luzarches, l’œuvre est continuée par Thomas de Cormont et par son fils Regnault, ainsi que le constate l’inscription suivante qui se trouvait incrustée en lettres de cuivre dans le labyrinthe placé au milieu du pavage de la nef, et enlevé depuis peu sans qu’une voix se soit élevée contre cet acte sauvage.


MÉMOIRE QUAND L’EOVRE DE L’EGLE
DE CHEENS FU COMENCHIE ET FINE
IL EST ESCRIPT EL MOILON DE LE
MAISON DE DALUS[1].


en.l’an.de.grace.mil.iic.4
et.xx.fu.loeuvre.de.cheens.
premierement.encomenchie.
a dont.yert.de.cheste.evesquie.
evrart.evesque.benis.
et.roy.de.france.loys[2].
q.fu.filz.phelippe.le.saige.
chil.q.maistre.vert.de.loeuvre.

maistre.robert.estoit. nomes.
et.de.luzarches.surnomes.
maistre.thomas.fu.apres.luy.
de.cormont.et.apres.sen.filz.
maistre.regnault.qui.mestre.
fist.a.chest.point.chi.cheste.leitre.
que.l’incarnacion.valoit
xiii.c.ans.moins.xii.en.faloit.

Pierre de Montereau, ou de Montreuil, était chargé par le roi saint Louis de construire, en 1240, la Sainte-Chapelle du Palais à Paris, et par les religieux de Saint-Germain des Prés, d’élever la charmante chapelle de la Vierge, qui couvrait une partie de la rue de l’Abbaye actuelle. Pierre de Montereau était laïque ; on prétend que saint Louis l’emmena en Égypte avec lui, le fait est douteux ; et si Pierre de Montereau fit le voyage d’outre-mer, il ne s’inspira guère des édifices arabes qu’il fut à même de visiter, car la Sainte-Chapelle ressemble aussi peu aux anciens monuments du Caire qu’aux temples de Pestum. Quoi qu’il en soit, la légende est bonne à noter en ce qu’elle donne la mesure de l’estime que le roi saint Louis faisait de l’artiste. Pierre de Montereau fut enterré avec sa femme au milieu du chœur de cette belle chapelle de Saint-Germain des Prés, qu’il avait élevée avec un soin particulier et qui passait à juste titre pour un chef-d’œuvre, si nous jugeons de l’ensemble par les fragments déposés dans les dépendances de l’église de Saint-Denis. Cette tombe n’était qu’une dalle gravée ; elle fut brisée et jetée aux gravois lorsque la chapelle qui la contenait fut démolie.

Libergier construisit à Reims une église, Saint-Nicaise, admirable monument élevé dans l’espace de trente années par cet architecte ; une belle et fine gravure du XVIIe siècle nous conserve seule l’aspect de la façade de cette église, la perle de Reims ; elle fut vendue et démolie comme bien national. Toutefois les Rémois, plus scrupuleux que les Parisiens, en détruisant l’œuvre de leur compatriote, transportèrent sa tombe dans la cathédrale de Reims, où chacun peut la voir aujourd’hui ; c’est une pierre gravée. Libergier tient à la main gauche une verge graduée, dans sa droite un modèle d’église avec deux flèches comme saint Nicaise ; à ses pieds sont gravés un compas et une équerre ; deux anges disposés des deux côtés de sa tête tiennent des encensoirs. L’inscription suivante pourtourne la dalle :


C ci.git.maistre.hues.libergiers.qui.comensa.ceste.eglise.an.lan.de. lincarnation.m.cc.et.xx.ix.le.mardi.de.paques.et.trespassa.lan.de. lincarnation.m.cc.lxiii.le.samedi.apres.paques.pour.deu.priez.por.lui[3]

Libergier porte le costume laïque ; nous donnerons ce que nous possédons de son œuvre dans le mot Église.

Jean de Chelles construisait, en 1257, sous l’épiscopat de Regnault de Corbeil, les deux pignons du transsept et les premières chapelles au chœur de Notre-Dame de Paris. La grande inscription sculptée en relief sur le soubassement du portail sud, par la place qu’elle occupe, et le soin avec lequel on l’a exécutée, fait ressortir l’importance que l’on attachait au choix d’un homme capable, et le souvenir que l’on tenait à conserver de son œuvre. Voici cette inscription :

anno.domini.mcclvii.mense.februario.idus.secundo.
hoc.fuit.inceptum.christi.genitricis.honore.
kallensi.latuomo.vivente.johanne.magistro.

En 1277 le célèbre architecte Erwin de Steinbach commençait la construction du portail de la cathédrale de Strasbourg, et au-dessus de la grande porte on lisait encore il y a deux siècles cette inscription :

anno.domini.mcclxxvii.in.die.beati
urbani.hoc.gloriosum.opus.incohavit.
magister.ervinus.de.steinbach.

Erwin meurt en 1318, et son fils continue son œuvre jusqu’à la grande plate-forme des tours.

Ce respect pour l’œuvre de l’homme habile, intelligent, n’est plus dans nos mœurs, soit ; mais n’en tirons point vanité, il ne nous semble pas que l’oubli et l’ingratitude soient les signes de la civilisation d’un peuple.

Ces grands architectes des XIIe et XIIIe siècles, nés la plupart dans le domaine royal et plus particulièrement sortis de l’Île-de-France, ne nous sont pas tous connus, Les noms de ceux qui ont bâti les cathédrales de Chartres et de Reims, de Noyon et de Laon, l’admirable façade de la cathédrale de Paris ne nous sont pas conservés, mais les recherches précieuses de quelques archéologues nous font chaque jour découvrir des renseignements pleins d’intérêt sur ces artistes, sur leurs études, et leur manière de procéder. Nous verrons paraître prochainement un recueil de croquis faits par l’un d’eux, Villard de Honnecourt, avec des observations et annotations sur les monuments de son temps. Villard de Honnecourt, qui dirigea les constructions du chœur de la cathédrale de Cambrai, démolie aujourd’hui, et qui fut appelé en Hongrie pour entreprendre d’importants travaux, était le contemporain et l’ami de Pierre de Corbie, architecte célèbre du XIIIe siècle, constructeur de plusieurs églises en Picardie et qui pourrait bien être l’auteur des chapelles absidales de la cathédrale de Reims. Ces deux artistes composèrent ensemble une église sur un plan fort original, décrit par Villard[4].

C’est principalement dans les villes du nord qui s’érigent en communes au XIIe siècle que l’on voit l’architecture se dégager plus rapidement des traditions romanes. Le mouvement intellectuel dans ces nouveaux municipes du nord ne conservait rien du caractère aristocratique de la municipalité romaine ; aussi ne doit-on pas être surpris de la marche progressive des arts et de l’industrie, dans un espace de temps assez court, au milieu de ces cités affranchies avec plus ou moins de succès, et de l’importance que devaient prendre parmi leurs concitoyens les hommes qui étaient appelés à diriger d’immenses travaux, soit par le clergé, soit par les seigneurs laïques, soit par les villes elles-mêmes.

Il est fort difficile de savoir aujourd’hui quelles étaient exactement les fonctions du maître de l’œuvre au XIIIe siècle. Était-il seulement chargé de donner les dessins des bâtiments et de diriger les ouvriers, ou administrait-il, comme de nos jours, l’emploi des fonds ? Les documents que nous possédons et qui peuvent jeter quelque lumière sur ce point, ne sont pas antérieurs au XIVe siècle, et à cette époque, l’architecte n’est appelé que comme un homme de l’art que l’on indemnise de son travail personnel. Celui pour qui l’on bâtit, achète à l’avance et approvisionne ses matériaux nécessaires, embauche des ouvriers, et tout le travail se fait suivant le mode connu aujourd’hui sous le nom de régie. L’évaluation des ouvrages, l’administration des fonds ne paraissent pas concerner l’architecte. Le mode d’adjudication n’apparaît nettement que plus tard, à la fin du XIVe siècle, mais alors l’architecte perd de son importance ; il semble que chaque corps d’état traite directement en dehors de son action pour l’exécution de chaque nature de travail ; et ces adjudications faites au profit du maître de métier, qui offre le plus fort rabais à l’extinction des feux, sont de véritables forfaits.

Voici un curieux document[5] qui indique d’une manière précise quelle était la fonction de l’architecte au commencement du XIVe siècle. Il s’agit de la construction de la cathédrale de Gérone ; mais les usages de la Catalogne, à cette époque, ne devaient pas différer des nôtres, d’ailleurs il est question d’un architecte français.

« Le chapitre de la cathédrale de Gérone se décide, en 1312, à remplacer la vieille église romane par une nouvelle, plus grande et plus digne. Les travaux ne commencent pas immédiatement, et on nomme les administrateurs de l’œuvre (obreros), Raymond de Viloric et Arnauld de Montredon. En 1316 les travaux sont en activité, et on voit apparaître, en février 1320, sur les registres capitulaires, un architecte désigné sous le nom de maître Henry de Narbonne. Maître Henri meurt et sa place est occupée par un autre architecte son compatriote, nommé Jacques de Favariis ; celui-ci s’engage à venir de Narbonne six fois l’an, et le chapitre lui assure un traitement de deux cent cinquante sous par trimestre (la journée d’une femme était alors d’un denier). » Voici donc un conseil d’administration qui probablement est chargé de la gestion des fonds, puis un architecte étranger, appelé, non pour suivre l’exécution chaque jour, et surveiller les ouvriers, mais seulement pour rédiger les projets, donner les détails, et veiller de loin en loin à ce que l’on s’y conforme ; pour son travail d’artiste on lui assure, non des honoraires proportionnels, mais un traitement qui équivaut, par trimestre, à une somme de quinze cents francs de nos jours. Il est probable qu’alors le mode d’appointements fixe était en usage lorsqu’on employait un architecte.

À côté de tous nos grands édifices religieux, il existait toujours une maison dite de l’œuvre, dans laquelle logeaient l’architecte et les maîtres ouvriers qui, de père en fils, étaient chargés de la continuation des ouvrages. L’œuvre de Notre-Dame à Strasbourg a conservé cette tradition jusqu’à nos jours, et l’on peut voir encore dans une des salles de la maîtrise, une partie des dessins sur vélin qui ont servi à l’exécution du portail de la cathédrale, de la tour, de la flèche, du porche nord, de la chaire, du buffet d’orgues, etc. Il est de ces dessins qui remontent aux dernières années du XIIIe siècle, quelques-uns sont des projets qui n’ont pas été exécutés, tandis que d’autres sont évidemment des détails préparés pour tracer les épures en grand sur l’aire. Parmi ceux-ci on remarque les plans des différents étages de la tour et de la flèche superposés. Ces dessins datent du XIVe siècle, et il faut dire qu’ils sont exécutés avec une connaissance du trait, avec une précision et une entente des projections, qui donnent une haute idée de la science de l’architecte qui les a tracés (voy. Épure, Trait).

Pendant le XVe siècle cette place élevée qu’occupaient les architectes des XIIIe et XIVe siècles, s’abaisse peu à peu ; aussi les constructions perdent-elles ce grand caractère d’unité qu’elles avaient conservé pendant les belles époques. On s’aperçoit que chaque corps de métier travaille de son côté en dehors d’une direction générale. Ce fait est frappant dans les actes nombreux qui nous restent de la fin du XVe siècle ; les évêques, les chapitres, les seigneurs, lorsqu’ils veulent faire bâtir, appellent des maîtres maçons, charpentiers, sculpteurs, tailleurs d’images, serruriers, plombiers, etc., et chacun fait son devis et son marché de son côté ; de l’architecte, il n’en est pas question, chaque corps d’état exécute son propre projet. Aussi les monuments de cette époque présentent-ils des défauts de proportion, d’harmonie, qui ont avec raison fait repousser ces amas confus de constructions par les architectes de la renaissance. On comprend parfaitement que des hommes de sens et d’ordre comme Philibert Delorme par exemple, qui pratiquait son art avec dignité, et ne concevait pas que l’on pût élever, même une bicoque, sans l’unité de direction, devaient regarder comme barbare la méthode employée à la fin de la période gothique, lorsqu’on voulait élever un édifice. Nous avons entre les mains quelques devis dressés à la fin du XVe siècle et au commencement du XVIe où cet esprit d’anarchie se rencontre à chaque ligne. Le chapitre de Reims, après l’incendie qui, sous le règne de Louis XI, détruisit toutes les charpentes de la cathédrale et une partie des maçonneries supérieures, veut réparer le désastre ; il fait comparaître devant lui chaque corps d’état : maçons, charpentiers, plombiers, serruriers, et il demande à chacun son avis, il adopte séparément chaque projet (voy. Devis). Nous voyons aujourd’hui les résultats monstrueux de ce désordre. Ces restaurations, mal faites, sans liaison entre elles, hors de proportion avec les anciennes constructions, ces œuvres séparées, apportées les unes à côté des autres, ont détruit la belle harmonie de cette admirable église, et compromettent sa durée. En effet le charpentier était préoccupé de l’idée de faire quelque chef-d’œuvre, il se souciait peu que sa charpente fût d’accord avec la maçonnerie sur laquelle il la plantait. Le plombier venait, qui ménageait l’écoulement des eaux suivant son projet, sans s’inquiéter si, à la chute du comble, elles trouveraient leurs pentes naturelles et convenablement ménagées dans les chéneaux de pierre. Le sculpteur prenait l’habitude de travailler dans son atelier, puis il attachait son œuvre à l’édifice comme un tableau à une muraille, ne comprenant plus qu’une œuvre d’art, pour être bonne, doit avant tout être faite pour la place à laquelle on la destine. Il faut dire à la louange des architectes de la renaissance qu’ils surent relever leur profession avilie au XVe siècle par la prépondérance des corps de métiers, ils purent rendre à l’intelligence sa véritable place ; mais en refoulant le travail manuel au second rang ils l’énervèrent, lui enlevèrent son originalité, cette vigueur native qu’il avait toujours conservée jusqu’alors dans notre pays.

Pendant les XIIIe et XIVe siècles, les architectes laïques sont sans cesse appelés au loin pour diriger la construction des églises, des monastères, des palais. C’est surtout dans le nord de la France que l’on recrute des artistes pour élever des édifices dans le goût nouveau. Des écoles laïques d’architecture devaient alors exister dans l’Île-de-France, la Normandie, la Picardie, la Champagne, la Bourgogne, en Belgique, et sur les bords du Rhin. Mais les moyens d’enseignement n’étaient probablement que l’apprentissage chez les patrons, ce que nous appelons aujourd’hui les ateliers. L’impulsion donnée à la fin du XIIe siècle et au commencement du XIIIe à l’architecture, fut l’œuvre de quelques hommes, car l’architecture à cette époque est empreinte d’un caractère individuel qui n’exclut pas l’unité. Peu à peu cette individualité s’efface, on voit que des règles appuyées sur des exemples adoptés comme types, s’établissent ; les caractères sont définis par provinces ; on compose des méthodes, l’art enfin devient, à proprement parler, classique, et s’avance dans cette voie tracée, avec une monotonie de formes, quelque chose de prévu dans les combinaisons, qui devait nécessairement amener chez un peuple doué d’une imagination vive, avide de nouveauté, les aberrations et les tours de force du XVe siècle. Quand les arts en sont arrivés à ce point, l’exécution l’emporte sur la conception de l’ensemble, et la main qui façonne finit par étouffer le génie qui conçoit. À la fin du XVe siècle, les architectes perdus dans les problèmes de géométrie et les subtilités de la construction, entourés d’une armée d’exécutants habiles et faisant partie de corporations puissantes qui, elles aussi, avaient leurs types consacrés, leur méthode, et une haute opinion de leur mérite, n’étaient plus de force à diriger ou à résister, ils devaient succomber.

Nous avons donné quelques exemples d’inscriptions ostensiblement tracées sur
les édifices du XIIIe siècle et destinées à perpétuer, non sans un certain sentiment d’orgueil, le nom des architectes qui les ont élevés. Quelquefois aussi la sculpture est chargée de représenter le maître de l’œuvre. Sur les chapiteaux, dans quelques coins des portails, dans les vitraux, on rencontre l’architecte, le compas ou l’équerre en main, vêtu toujours du costume laïque, la tête nue ou coiffée souvent d’une manière de béguin fort en usage alors parmi les différents corps d’état employés dans les bâtiments. On voit sur l’un des tympans des dossiers des stalles de la cathédrale de Poitiers
qui datent du XIIIe siècle, un architecte assis devant une tablette et tenant un compas ; ce joli bas-relief a été gravé dans les Annales archéologiques. L’une des clefs de voûte du bas côté sud de l’église de Semur en Auxois représente un architecte que nous donnons ici (1).

Une des miniatures d’un manuscrit de Matthieu Paris, marqué Néron. d. 1 (bibl. Cotonienne), XIIIe siècle, représente Offa, fils de Warmund, roi des anglais orientaux, faisant bâtir la célèbre abbaye de Saint-Alban à son retour de Rome. Offa donne des ordres au maître de l’œuvre qui tient un grand compas d’appareilleur et une équerre ; des ouvriers que le maître montre du doigt sont occupés aux constructions (2). Ce grand compas fait supposer que l’architecte traçait ses épures lui-même sur l’aire ; il n’en pouvait être autrement, aussi bien pour gagner du temps que pour être assuré de l’exactitude du tracé, puisque encore aujourd’hui il est impossible d’élever une construction en style ogival si l’on ne dessine ses épures soi-même. N’oublions pas que toutes les pierres étaient taillées et achevées sur le chantier avant d’être posées et qu’il fallait par conséquent apporter la plus grande précision et l’étude la plus complète dans le tracé des épures (voy. Appareil, Épure, Tracé).

  1. Maison de Dalus, Maison de Dædalus, le labyrinthe.
  2. C’est une erreur. En 1220, Philippe Auguste régnait encore ; mais il ne faut pas oublier que cette inscription fut tracée en 1288.
  3. Voy. la Notice de M. Didron sur cet architecte et la gravure de sa tombe. Annales archéologiques, t. I, p. 82 et 117.
  4. M. Lassus, notre confrère et ami, mettra bientôt au jour le manuscrit de Villard de Honnecourt ; et par ce que nous en connaissons, il est certain que ce travail donnera une idée complète des connaissances théoriques en architecture au XIIIe siècle.
  5. Extrait du registre intitulé : Curia del vicariato de Gerona, liber notularum ab anno 1320 ad 1322. folio 48.