Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle/Boutique
BOUTIQUE, s. f. Salle ouverte sur la rue, au rez-de-chaussée, dans laquelle les marchands étalent leurs marchandises. Il n’est pas besoin de dire que l’usage des boutiques appartient à tous les pays, à toutes les époques et à toutes les civilisations. Dans l’antiquité grecque et romaine, des boutiques occupaient le rez-de-chaussée des maisons des villes ; il en fut de même en France pendant le moyen âge. Ces boutiques se composaient ordinairement d’une salle s’ouvrant sur la rue par un grand arc prenant toute la largeur de la pièce, avec un mur d’appui pour poser les marchandises. Ce mur d’appui était interrompu d’un côté pour laisser un passage. Un arrière-magasin (ouvroir) était souvent annexé à la boutique ; les ouvriers et apprentis travaillaient soit dans l’ouvroir, soit dans la boutique elle-même ; quelquefois aussi un escalier privé montait au premier étage, et descendait sous le sol dans une cave. Les exemples anciens de boutiques ne sont pas rares, et on peut en citer un grand nombre appartenant aux XIIe, XIIIe et XIVe siècles. Rarement les boutiques, jusqu’à la fin de ce siècle, étaient fermées par une devanture vitrée. Les volets ouverts, le marchand était en communication directe avec la rue. La fermeture la plus ordinaire, pendant la période que nous venons d’indiquer, se composait de volets inférieurs et supérieurs, les premiers attachés à l’appui, s’abaissant en dehors de manière à former une large tablette propre aux étalages, les seconds attachés à un linteau de bois, se relevant comme des châssis à tabatière. La fig. 1 explique ce genre de fermeture. La nuit, les volets inférieurs étant relevés et les supérieurs abaissés, deux barres de fer, engagées dans des crochets tenant aux montants, venaient serrer les vantaux et étaient maintenus par des boulons et des clavettes, comme cela se pratique encore de nos jours. Au-dessus du linteau, sous l’arc, restait une claire-voie vitrée et grillée pour donner du jour dans la salle. Presque tous les achats se faisaient dans la rue, devant l’appui de la boutique, l’acheteur restant en dehors et le marchand à l’intérieur ; la boutique était un magasin dans lequel on n’entrait que lorsqu’on avait à traiter d’affaires. Cette habitude, l’étroitesse des rues expliquent pourquoi, dans les règlements d’Étienne Boileau, il est défendu souvent aux marchands d’appeler l’acheteur chez eux avant qu’il n’ait quitté l’étal du voisin. D’ailleurs, pendant le moyen âge et jusqu’à la fin du XVIIe siècle, les marchands et artisans d’un même état étaient placés très-proches les uns des autres, et occupaient quelquefois les deux côtés d’une même rue ; de là ces noms de rues de la Tixeranderie, de la Mortellerie, où étaient établis les maçons, de la Charonnerie, où habitaient les charpentiers, de la Huchette, de la Tannerie, etc., que nous trouvons dans presque toutes les anciennes villes du moyen âge.
Le samedi, le commerce de détail cessait dans presque tous les quartiers pour se rassembler aux halles (voy. Halle). Les journaux, les affiches et moyens d’annonce manquant, les marchands faisaient crier par la ville les denrées qu’ils venaient de recevoir. Il y avait à Paris une corporation de crieurs établie à cet effet ; cette corporation dépendait de la prévôté, et l’autorité publique se servit des crieurs pour percevoir les impôts, particulièrement chez les marchands de vin ou taverniers, qui furent obligés d’avoir un crieur public, chargé en même temps de constater la quantité de vin débitée par jour dans chaque taverne. Le roi saint Louis ayant interdit le débit du vin dans les tavernes, les crieurs de vin se firent débitants, c’est-à-dire qu’ils se tenaient dans la rue, un broc d’une main un hanap de l’autre, et vendaient le vin aux passants pour le compte du tavernier[1].
On rencontre encore beaucoup de boutiques des XIIe, XIIIe et XIVe siècles, à Cluny, à Cordes (Tarn), à Saint-Yriex, à Périgueux, à Alby, à Saint-Antonin (Tarn-et-Garonne), à Montferrand près Clermont, à Riom, et dans des villes plus septentrionales, telles que Reims, Beauvais, Chartres, etc. La disposition indiquée fig. 1 était également adoptée à Paris, autant qu’on peut en juger par d’anciennes gravures. Dans quelques villes du littoral de la Manche, il paraîtrait toutefois que l’obscurité ordinaire du ciel avait obligé les marchands à ouvrir davantage les devantures des boutiques sur la rue. À Dol, en Bretagne, il existe encore un certain nombre de maisons des XIIIe et XIVe siècles dont les boutiques se composent de colonnes en granit, portant, comme aujourd’hui, des poitraux en bois (2) ; et bien que les devantures primitives aient été remplacées par des fermetures récentes, il n’est pas douteux que, dans l’origine, ces grandes ouvertures carrées n’eussent été destinées à recevoir de la boiserie posée en arrière des piliers. Dans les villes méridionales, des corbeaux en pierre saillants portaient des auvents en bois ou en toile, posés devant l’ouverture des arcades (voy. Auvent).Déjà, au XVe siècle, les marchands demandaient des jours plus larges sur la rue ; les boutiques ouvertes par des arcs plein cintre, en tiers-point ou bombés, ne leur permettaient pas de faire des étalages assez étendus. Les constructeurs civils cherchaient, par de nouvelles combinaisons, à satisfaire à ce besoin impérieux ; mais cela était difficile à obtenir avec la pierre, sans le secours du bois et du fer, surtout lorsqu’on était limité par la hauteur des rez-de-chaussée, qui ne dépassait guère alors trois ou quatre mètres, et lorsqu’il fallait élever plusieurs étages au-dessus de ces rez-de-chaussée.
Voici un exemple d’une de ces tentatives (3).
C’est une boutique d’une des maisons de Saint-Antonin ; son ouverture n’a pas moins de sept mètres ; sa construction remonte au XVe siècle. L’arc surbaissé, obtenu au moyen de quatre cintres, est double dans les reins, simple en se rapprochant de la clef ; celle-ci est soulagée par une colonne. Quoique cet arc porte deux étages et un comble, il ne s’est pas déformé ; ses coupes sont d’ailleurs exécutées avec une grande perfection, et la pierre est d’une qualité fort dure.Mais au XVe siècle, dans les villes du Nord surtout, les constructions de bois furent presque exclusivement adoptées pour les maisons des marchands, et ce mode permettait d’ouvrir largement les boutiques sur la rue au moyen de poteaux et de poitraux dont la portée était soulagée par des écharpes ou des croix de saint André disposées au-dessus d’eux dans les pans de bois. Les villes de Rouen, de Chartres, de Reims, de Beauvais, ont conservé quelques-unes de ces maisons de bois avec boutiques. La fig. 4 donne une de ces boutiques, complétée au moyen de renseignements pris dans plusieurs maisons des villes citées ci-dessus (voy. Maison). Les devantures des boutiques du XVe siècle étaient encore fermées soit par des volets relevés et abattus comme ceux représentés dans la fig. 1, soit par des feuilles de menuiserie se repliant les unes sur les autres (voy. fig. 4).
Dans quelques villes de Flandre, les boutiques étaient situées parfois au-dessous du sol ; il fallait descendre quelques marches pour y entrer, et ces marches empiétaient même sur la voie publique. La rampe était bordée de bancs sur lesquels des échantillons de marchandises étaient posés ; un auvent préservait la descente et les bancs de la pluie. Il est bon de remarquer que, dans les villes marchandes, les boutiquiers cherchaient autant qu’ils pouvaient à barrer la voie publique, à arrêter le passant en mettant obstacle à la circulation. Cet usage, ou plutôt cet abus, s’est perpétué longtemps ; il n’a fallu rien moins que l’établissement des trottoirs et des règlements de voirie rigoureusement appliqués à grand’peine pour le faire disparaître. Les rues marchandes, pendant le moyen âge, avec leurs boutiques ouvertes et leurs étalages avancés sur la voie publique, ressemblaient à des bazars. La rue, alors, devenait comme la propriété du marchand, et les piétons avaient peine à se faire jour pendant les heures de vente ; quant aux chevaux et chariots, ils devaient renoncer à circuler au milieu de rues étroites encombrées d’étalages et d’acheteurs. Pendant les heures des repas, les transactions étaient suspendues ; bon nombre de boutiques se fermaient. Lorsque le couvre-feu sonnait et les jours fériés, ces rues devenaient silencieuses et presque désertes.
Quelques petites villes de Bretagne, d’Angleterre et de Belgique peuvent encore donner l’idée de ces contrastes dans les habitudes des marchands du moyen âge. Sur ces petits volets abattus, ne présentant qu’une surface de quatre ou cinq mètres, des fortunes solides se faisaient. Les fils restaient marchands comme leurs pères, et tenaient à conserver ces modestes devantures, connues de toute une ville. Un marchand eût éloigné ses clients, s’il eût remplacé les vieilles grilles et les vieux volets de son magasin, changé son enseigne, ou déployé un luxe qui n’eût fait qu’exciter la défiance. Nous sommes bien éloignés de ces mœurs. Les boutiques, dans les villes du Nord particulièrement, étaient plus connues par leurs enseignes que par le nom des marchands qui les possédaient de père en fils. On allait acheter des draps à la Truie qui file, et la Truie qui file maintenait intacte sa bonne réputation pendant des siècles. Beaucoup de ces enseignes n’étaient que des rébus ; et bon nombre de rues, même dans les grandes villes, empruntèrent leurs noms aux enseignes de certains magasins célèbres.
Les corps de métiers étaient, comme chacun sait, soumis à des règlements particuliers. Un patron huchier, bouclier, potier, gantier, etc., ne pouvait avoir qu’un certain nombre d’apprentis à la fois, et ne devait les garder en apprentissage qu’un certain temps ; les locaux destinés à contenir les ouvriers de chaque maître restaient donc toujours les mêmes, n’avaient pas besoin d’être agrandis. On ne connaissait pas, pendant le moyen âge, ce que nous appelons aujourd’hui le marchandage, l’ouvrier en chambre, tristes innovations qui ont contribué à démoraliser l’artisan, à avilir la main-d’œuvre, et à rompre ces liens intimes, et presque de famille, qui existaient entre l’ouvrier et le patron. Les mœurs impriment leurs qualités et leurs défauts sur l’architecture domestique, plus encore que sur les monuments religieux ou les édifices publics. Les boutiques du moyen âge reflètent l’organisation étroite, mais sage, prudente et paternelle, qui régissait les corps de métiers. Il n’était pas possible de voir alors des magasins de débitants occuper un jour de vastes espaces, puis disparaître tout à coup, laissant une longue liste de mauvaises créances sur la place, et, dans toute une ville, des marchandises défectueuses ou falsifiées. Nous n’avons pas à discuter, dans cet ouvrage, sur ces matières étrangères à notre sujet ; nous voulions seulement faire ressortir, en quelques mots, le caractère des anciens magasins de nos villes marchandes, afin qu’en passant on ne jette pas un coup d’œil trop méprisant sur ces petites devantures de boutique qui, tout étroites et simples qu’elles soient, ont abrité des fortunes patientes, laborieuses, ont vu croître et se développer la prospérité des classes moyennes.
- ↑ Voy. l’Introd. au Livre des métiers, d’Étienne Boileau, par G. B. Depping. Coll. des Doc. inéd. sur l’hist. de France. Paris, 1837.