Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle/Chéneau

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CHÉNEAU, s. m. Chenal, chenai, échenai. C’est le nom que l’on donne à un conduit en pierre, en terre cuite, en bois ou en métal, qui, recevant les eaux d’un comble, les dirigent, par des pentes douces, vers des issues ménagées dans la construction des édifices.

Les monuments de l’antiquité païenne, dès une époque fort reculée, possédaient des chéneaux à la chute des pentes des combles. Les temples de la grande Grèce, ceux d’Athènes, avaient des chéneaux en terre cuite, en pierre ou en marbre, avec gargouilles percées de distance en distance. On retrouve également les chéneaux dans les monuments romains. Cependant ils disparaissent, pendant la période romane, en France. Les toits laissent les eaux s’égoutter directement sur le sol. Nous ne voyons guère le chéneau apparaître, dans le nord de la France, que vers le milieu du XIIe siècle. Ils sont, dès la fin de ce siècle, très-caractérisés dans les édifices normands.


Ces chéneaux (1) sont généralement très-profonds ; portés sur des arcs en saillie sur le nu des murs, leurs sommiers partent de la tête des contreforts, et sont surmontés du côté du dehors d’un acrotère en talus composé de plusieurs assises, ainsi que l’indique le profil A. On ne peut expliquer la hauteur extraordinaire de ce revers de chéneau que comme une garde destinée à empêcher les tuiles ou ardoises qui se détachent de la couverture de tomber sur la voie publique, et à contenir la neige qui glissait le long des rampants des combles[1]. Nous trouvons des chéneaux analogues à ceux-ci au-dessus du triforium du chœur de l’église Saint-Étienne de Caen, et qui sont d’une date un peu moins ancienne. Les chapelles absidales de l’église haute de Chauvigny près Poitiers, qui datent de la première moitié du XIIe siècle, possèdent également des acrotères formant chéneau au-dessus de la corniche. Des gargouilles peu saillantes, ou de simples trous percés de distance en distance, jetaient les eaux pluviales à l’extérieur. Dans l’Île de France, la Champagne et la Bourgogne, les chéneaux n’apparaissent qu’au XIIIe siècle. Mais la disposition des premiers chéneaux de cette époque exige quelques développements.

Bien que les murs des édifices romans fussent fort épais, les charpentes des combles présentaient des pentes inclinées suivant un angle plutôt au-dessous qu’au-dessus de 45 degrés ; les pieds de ces charpentes exigeaient alors une large assiette (voy. Charpente), et les bouts des chevrons ainsi que la volige et la tuile arrivaient au bord des corniches, d’ailleurs peu saillantes ; il ne restait pas de place pour établir des chéneaux à la chute des combles, et les eaux tombaient directement sur le sol ou sur les combles inférieurs. On reconnut les inconvénients de ce système primitif ; les eaux en s’égouttant ainsi le long des parements les altéraient, entretenaient l’humidité à la base des murs et pourrissaient la fondation ; si une tuile venait à glisser, elle tombait sur la tête des passants ou sur un comble inférieur ; dans ce dernier cas, elle brisait un grand nombre de tuiles et faisait un trou dans cette toiture. Si l’on était dans la nécessité de réparer les couvertures, les couvreurs, ne pouvant appuyer le pied de leurs échelles nulle part, risquaient de glisser avec elles ou, tout au moins, faisaient des dégâts considérables en posant ces échelles sur la couverture même. Cependant, par suite du nouveau système de construction mis en pratique par les architectes gothiques, ceux-ci étaient amenés à diminuer de plus en plus les épaisseurs des murs et même à les supprimer entièrement. C’est alors qu’ils prirent le parti de rendre les chéneaux, pour ainsi dire, indépendants de la construction, en les portant en saillie sur des corniches ou sur des arcs, ou bien de faire porter les charpentes sur les formerets des voûtes bandés à une certaine distance des murs à l’intérieur, et de poser les chéneaux, sur l’intervalle restant entre ces formerets et le mur extérieur, réduit alors à une faible épaisseur. Ce dernier système fut appliqué en Bourgogne et en Champagne. Dans l’Île de France, on donna une saillie assez forte aux corniches pour pouvoir faire courir des chéneaux à la base des combles. Nous observons, dans la partie haute du chœur de Notre-Dame de Paris, la transition entre le système des égouts romans et le système des chéneaux posés sur corniches saillantes à la base des combles sous le bahut. Dans l’origine, c’est-à-dire du temps de Maurice de Sully (1160 à 1180 environ), il n’existait pas de chéneaux à la base du grand comble[2]. Le couronnement recevant la charpente consistait en une corniche peu saillante, composée de quatre rangs de damiers sur lesquels était posé un profil formant boudin supérieur. Vers 1220, probablement après l’incendie dont nous venons de parler, lorsque déjà à Paris l’architecture gothique avait pris son développement complet, on n’enleva, de la corniche de Maurice de Sully, que le boudin supérieur, et, laissant subsister les assises de damiers, on posa par-dessus une corniche composée d’une assise de feuilles à crochets et d’un larmier ; le tout présentant une forte saillie. Ce larmier fut creusé en forme de chéneau, dont les pentes répartissaient les eaux pluviales dans de grosses gargouilles posées au-dessus de chacun des arcs-boutants. Quant à la nouvelle charpente, elle vint s’asseoir sur un bahut élevé de 1m,30 au-dessus de ce chéneau, et une balustrade en pierre fut fixée sur le rampant du larmier (voy, Bahut, fig. 1). Vers la même époque, dans la cathédrale de Chartres et sur la façade de Notre-Dame de Paris, on posait aussi des larmiers formant chéneaux, mais sans gargouilles ; les eaux s’écoulaient simplement par des trous ménagés, sous les balustrades, de distance en distance, ainsi que l’indique la fig. 2[3].
Cette disposition explique pourquoi, sur la façade de Notre-Dame de Paris, les larmiers des divers étages portant chéneaux ont une aussi forte saillie ; c’est qu’ils étaient destinés à renvoyer loin des parements les eaux des chéneaux, comme une mouchette continue. À Notre-Dame de Chartres, les balustrades n’ayant pas de traverse inférieure, mais n’étant composées que de colonnettes isolées posées à cul sur l’extrémité de la corniche, les eaux du chéneau s’écoulent entre ces colonnettes sur la pente du larmier. Ces moyens toutefois ne faisaient que diminuer les inconvénients résultant des égouts des combles, mais ne les évitaient pas, puisque les eaux pluviales continuaient à s’égoutter dans toute la longueur des corniches ; ils rendaient déjà le service des couvreurs plus facile et arrêtaient les tuiles ou ardoises qui glissaient sur la pente des combles[4]. Ce n’est que de 1225 à 1240 que des gargouilles saillantes furent adaptées aux chéneaux pour distribuer l’écoulement des eaux pluviales d’une manière régulière et sur certains points des édifices. Dans les églises à bas-côtés, les eaux des chéneaux, vers cette époque, furent conduites sur les chaperons des arcs-boutants, puis rejetées au dehors par des gargouilles en pierre posées à l’extrémité des pentes de ces arcs-boutants. Les eaux de pluie, tombant sur les combles supérieurs, arrivaient ainsi, par le plus court chemin, sur le sol extérieur. Mais les arcs-boutants, destinés à contrebutter la poussée des voûtes, n’atteignaient pas le niveau des corniches supérieures ; on essaya d’abord de jeter les eaux des chéneaux des grands combles, à gueule-bée, par des gargouilles, sur les chéneaux formant le chaperon des arcs-boutants ; et, quoique la distance entre ces chaperons et les gargouilles supérieures ne fût pas considérable, cependant le vent renvoyait les eaux à droite ou à gauche des chaperons ; on établit donc bientôt des coffres en pierre évidés mettant les chéneaux supérieurs en communication avec les chaperons. Souvent même, ces coffres en pierre furent doublés de tuyaux de plomb (voy. Conduite). Puis, plus tard, vers la fin du XIIIe siècle, on renonça aux coffres en pierre, qui étaient sujets à s’engorger et à causer des filtrations dans les murs, et on établit sur les arcs-boutants des aqueducs en pierre destinés à porter le chéneau rampant (voy. Arc-boutant, Construction). Les chéneaux rampants pratiqués sur le chaperon des arcs-boutants, arrivés aux pinacles surmontant l’extrémité des contreforts, passaient, dans l’origine, à travers ces pinacles pour être déversés par la gargouille. On ne fut pas longtemps sans s’apercevoir que ces canaux, traversant la maçonnerie, ne pouvaient jamais sécher, qu’ils s’engorgeaient et causaient des filtrations dans la masse des constructions des contreforts ; on prit le parti, vers le milieu du XIVe siècle, de détourner les chéneaux au droit des pinacles, et d’amener ainsi à ciel ouvert les eaux jusqu’aux gargouilles d’extrémité. Quelquefois même, dans les provinces du Nord, en Picardie et en Normandie, ces chéneaux aboutirent à des conduites en plomb habilement ménagées dans la construction (voy. Conduite).

Les chéneaux en pierre, pratiqués à la base des combles, pendant les XIIIe et XIVe siècles, sont généralement creusés à fond de cuve, c’est-à-dire donnant en coupe le profil ci-contre (3) ; les joints sont faits avec soin, ayant une entaille A dans laquelle on coulait quelquefois du plomb ou un ciment très-dur composé de grès pilé et de litharge. Ces chéneaux portent de 0,33 c. à 0,48 c. de largeur (un pied, un pied et demi). Ils sont taillés dans les pierres les plus dures que l’on pouvait se procurer, et il nous a paru que leur concavité, destinée à recevoir les eaux, soigneusement taillée, polie même, était souvent imprégnée d’une matière grasse (peut-être d’huile de lin et de litharge). Nous avons vu même quelques-uns de ces chéneaux qui étaient enduits d’un ciment mince, très-dur et adhérant à la pierre ; pour faire tenir ce ciment, les tailleurs de pierre pratiquaient en travers du chenal de petites rainures, particulièrement des deux côtés des joints, ainsi que le fait voir la fig. 4[5],


ou creusaient sur le joint même une rainure qui permettait d’y couler du ciment (5).

Les chéneaux des grands édifices du moyen âge, du XIIIe au XVe siècle, présentent peu de variétés ; le système admis persiste sans différences notables. Il n’en est pas de même des chéneaux des habitations privées ; ceux-ci sont très-variés comme disposition et comme forme. Ils n’apparaissent qu’au XIIIe siècle ; jusqu’alors les eaux pluviales tombaient directement des égouts des toits dans la rue[6]. Deux raisons contribuèrent à faire établir des chéneaux à la base des combles, le besoin de réunir les eaux pluviales dans des citernes (beaucoup de villes étant bâties sur des lieux élevés dépourvus d’eau), et l’incommodité que causait la pluie s’égouttant des combles sur la voie publique. Mais, comme la grande majorité des habitations urbaines était d’une construction fort simple, on ne pouvait faire la dépense d’un chéneau de couronnement en pierre à la chute des combles. Les constructeurs de maisons se contentèrent d’incruster des corbeaux de pierre au sommet des murs de face, et sur les corbeaux ils posèrent une pièce de bois évidée et inclinée formant gargouille à l’un des bouts. La fig. 6 expliquera cette disposition naïve[7].

Ces chéneaux s’appliquent à des maisons dont les égouts des toits sont sur la rue ; mais si les pignons donnaient sur la voie publique, ainsi que cela fut pratiqué généralement à dater du XIVe siècle, les chéneaux étaient disposés perpendiculairement à la rue. À cette époque, rarement les maisons avaient-elles des murs mitoyens ; chaque maison possédait ses quatre murs en propre, et il existait entre elles une petite ruelle très-étroite (voy. Maison). Chaque habitation avait donc ses chéneaux particuliers, qui, le plus souvent, étaient formés d’un tronc d’arbre creusé, dépassant le pignon et formant gargouille, ainsi que l’indique la fig. 7.

Ces chéneaux de bois étaient quelquefois moulurés, sculptés même, et peints de diverses couleurs, l’art intervenant toujours dans l’ensemble comme dans les détails des constructions les plus vulgaires. Ces dispositions de chéneaux appliquées aux habitations n’étaient pas les seules. Dans les pays riches en matériaux calcaires, comme la Bourgogne, la Haute-Marne et l’Oise, on employa les chéneaux de pierre de préférence à ceux en bois, et ces chéneaux de pierre sont posés de façon à éviter toute fuite par les joints le long des parements : d’abord ils sont toujours posés en saillie, afin que le comble vienne couvrir la tête des murs et la préserver de toute humidité ; puis des corbeaux incrustés dans le mur, sous chaque joint du chéneau, sont creusés en forme de gargouille ; si donc ces joints venaient à s’ouvrir ou à perdre le ciment qui les soudait, l’eau tombait dans la gargouille-corbeau et était rejetée en dehors loin des parements. La fig. 8 nous dispensera de plus longues explications à ce sujet.

On voit à Chaumont (Haute-Marne) beaucoup de maisons dont les chéneaux sont ainsi disposés, et cet usage a persisté jusqu’à nos jours. L’architecture n’est véritablement un art que lorsqu’elle sait ainsi vaincre les difficultés, prévoir et conserver, par des moyens simples, vrais, d’une exécution facile dans la plus humble maison comme dans le palais ; mais lorsque, au contraire, il lui faut recourir à des moyens factices qui demandent le concours d’industries très-développées, une main-d’œuvre extraordinaire et beaucoup de dépense, elle peut réussir là où toutes ces ressources sont sous sa main, mais elle abandonne à la barbarie les localités éloignées des grands centres industriels. C’est ce qui est arrivé ; aujourd’hui, hormis les grandes villes où les écoulements d’eaux pluviales sont, dans les habitations privées, disposés avec assez d’adresse, partout l’incurie, l’ignorance, le défaut de soin laissent voir combien ces constructeurs anciens étaient plus habiles, plus savants, plus scrupuleux que les bâtisseurs de notre temps, sans entraîner pour cela leurs clients dans des dépenses inutiles.

  1. L’exemple que nous donnons ici est tiré des chapelles absidales de la cathédrale de Rouen (fin du XIIe siècle).
  2. Ce comble était moins, aigu que celui actuel, qui date du commencement du XIIIe siècle, et qui fut refait après un incendie dont l’histoire ne parle pas, mais dont les traces sont visibles sur le monument même. Le chœur de Notre-Dame de Paris était complètement élevé, sauf la toiture, en 1177, ainsi que le constate la chronique de Robert, abbé du Mont Saint-Michel, et dont M. Alfred Ramé a bien voulu nous envoyer le curieux extrait suivant : « Ad ann. 1177. Mauricius episcopus Parisiensis jam diù est ; quod [qui] multum laborat et proficit in ædificatione ecclesiæ prædictæ civitatis, cujus caput jam perfectum est, excepto majori tectorio. Quod opus si perfectum fuerit, non erit opus citra montes cui aptè debeat comparari. »
  3. Cet exemple est tiré de la façade occidentale de la cathédrale de Paris.
  4. Il faut observer que déjà, au commencement du XIIIe siècle, les combles des cathédrales de Paris et de Chartres étant couverts en plomb, les chéneaux n’avaient pas, ici du moins, à arrêter la chute des ardoises ou tuiles.
  5. C’était ainsi qu’étaient primitivement établis les chéneaux de la Sainte-Chapelle à Paris.
  6. Il n’y a pas plus de vingt-cinq ans qu’à Paris encore les toits de la plupart des maisons étaient dépourvus de chéneaux. Pendant les pluies d’orage, les eaux pluviales formaient comme une nappe d’eau devant les façades, et rendaient la circulation impossible, même avec des parapluies.
  7. Exemple tiré des maisons de Flavigny (Côte-d’Or).