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Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle/Coupole

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COUPOLE, s. f. Voûte hémisphérique, ou engendrée par deux courbes se coupant au sommet, ou par une demi-ellipse posée sur plan circulaire ou polygonal, soutenue sur quatre arcs doubleaux ou sur des murs pleins. Le mot coupole n’est employé que depuis l’invasion de l’architecture italienne aux XVIe et XVIIe siècles ; c’est le mot italien cupola francisé. Les Romains, dès le temps de la République, avaient élevé des coupoles sur des murs circulaires ou formant un assez grand nombre de pans. Mais ce fut à Byzance que furent érigées par les empereurs les premières coupoles posées sur pendentifs. Il est peu croyable que la célèbre coupole de Sainte-Sophie ait été la première construction tentée en ce genre. Le coup d’essai eût été bien hardi, puisque cette coupole est d’un diamètre supérieur à toutes les autres voûtes sur pendentifs qui existent. L’idée d’élever une coupole sur pendentifs vint-elle naturellement aux architectes byzantins à la suite d’essais, ou leur fut-elle suggérée par l’étude de monuments orientaux inconnus aujourd’hui ? c’est ce que nous n’entreprendrons pas de décider. Il est certain (et c’est à quoi nous devons nous arrêter dans cet article) que la coupole byzantine fut, pour les architectes des premiers siècles du moyen âge, un type qu’ils cherchèrent à imiter en Occident. Sous Charlemagne, on éleva celle d’Aix-la-Chapelle à l’instar de la coupole de Saint-Vital de Ravennes ; mais dans ces deux exemples les pendentifs n’apparaissent pas et les calottes portent de fond. À Venise, à la fin du Xe siècle, on construisait sur pendentifs les coupoles de l’église de Saint-Marc, et cet édifice était copié peu après à Périgueux (voy. Architecture Religieuse, fig. 4 et 5). Cependant, avant cette époque, des essais de voûtes sur pendentifs avaient été tentés en Occident. Il existe, à la pointe orientale de l’île de Saint-Honorat, sur les côtes de la Méditerranée, une petite église dont la construction paraît remonter au VIIe ou VIIIe siècle : c’est la chapelle de Saint-Ferréol ;


en voici le plan (1) et l’élévation extérieure du côté de l’entrée (2).


Il est difficile d’imaginer une construction plus barbare. En examinant le plan, on voit, en A, la projection horizontale d’une petite coupole à base circulaire ; or les espaces B ne forment point un berceau, comme on pourrait le croire, mais des pendentifs gauches, de manière à trouver une section horizontale pour la coupole A. Le constructeur a simplement fait gauchir les rangs d’un berceau pour arriver à ce résultat, ce qui lui a donné un appareil tout à fait étrange.

La vue intérieure de la chapelle (3) fait connaître la disposition des rangs de moellons qui forment les pendentifs et la petite coupole presque conique qui les surmonte.


Si nous faisons une coupe sur la ligne CD du plan (4), nous voyons, en effet, que la coupole n’est pas une calotte hémisphérique ou elliptique, mais un cône curviligne. Nous ne croyons pas qu’il existe en Occident une coupole plus ancienne que celle de l’église de Saint-Ferréol. Et cet exemple, qui probablement n’était pas le seul, indiquerait que les architectes des premiers temps de l’art roman étaient fort préoccupés de l’idée d’élever des coupoles sur pendentifs : car, à coup sûr, il était vingt procédés plus simples pour voûter la travée principale de cette chapelle, sans qu’il y eût nécessité de recourir à ce moyen. Il y avait là évidemment l’idée d’imiter ces constructions byzantines qui alors passaient pour les chefs-d’œuvre de l’art de l’architecture[1].

Les coupoles de l’église abbatiale de Saint-Front de Périgueux peuvent être considérées toutefois comme les premières dont la construction ait exercé une influence considérable sur l’architecture occidentale. Ces coupoles, au nombre de cinq, égales en diamètre et en élévation, à base circulaire, sont établies sur pendentifs ; mais ces pendentifs ne sont pas appareillés comme il convient : les lits des assises sont horizontaux, au lieu d’être normaux à leur courbe génératrice ; ce sont de véritables encorbellements qui ne se soutiennent que par l’adhérence des mortiers et par leur forme sphéroïdale. Il est évident ainsi que l’architecte de Saint-Front a imité la forme d’une construction étrangère, sans se rendre compte de son principe, et ce fait seul tendrait à détruire l’opinion émise par notre savant ami, M. de Verneilh, savoir : que l’église actuelle de Saint-Front aurait été élevée par un artiste venu des bords de l’Adriatique[2]. Nous venons de voir, dans l’exemple précédent, que le constructeur de la petite église de Saint-Ferréol, voulant faire des pendentifs, n’a trouvé d’autre moyen, pour leur donner une courbure à peu près convenable, que d’incliner les rangs de moellons sur les reins des arcs doubleaux, c’est-à-dire de superposer des rangs de voussoirs, tant bien que mal, en les avançant les uns sur les autres, et de les enchevêtrer de la façon la plus grossière au point de jonction. En construction, comme en toute chose qui demande à la fois du calcul et de l’expérience, il ne faut jamais supposer que les moyens les plus simples soient adoptés les premiers ; c’est le contraire qui a lieu. Le principe de construction des pendentifs, une fois connu, semble très-naturel ; mais il dut paraître, aux yeux d’artistes barbares, un véritable tour de force. Il ne fut jamais compris par les architectes romans, et si nous possédons en France quelques coupoles portées sur pendentifs, avant l’ère gothique, ceux-ci ne sont qu’une apparence, non un système de construction compris et pratiqué. D’ailleurs, les coupoles portant de fond ou sur pendentifs qui existent en Orient, celles de Saint-Marc de Venise, sont construites ou en brique, ou en petits moellons de tuf, ou en béton composé de pierres légères et de mortier ; il n’y a pas à proprement parler d’appareil. Ces voûtes sont généralement un moulage sur forme ou une concrétion de matériaux irréguliers rendus adhérents les uns aux autres par le mortier. Encore aujourd’hui, en Orient, les maçons, pour fermer une coupole, n’établissent pas de cintres en charpente ; ils se contentent d’une tige de bois, attachée au centre de la coupole, et qu’ils manœuvrent en tous sens, en montant la maçonnerie suivant le rayon donné par cette tige, comme un pigeonnage. En Occident, malgré les traditions romaines, la construction d’appareil avait remplacé la construction en blocages et en briques. Il fallait donc appareiller les pendentifs… Où trouver des pendentifs appareillés en pierre ? Les coupoles de Saint-Marc de Venise sont en brique, et les pendentifs se composent, sous la mosaïque, d’arcs de décharge aussi en brique, bandés les uns sur les autres au moyen d’une forme ou, ce qui est plus vraisemblable, d’une tige, dont l’une des extrémités était attachée au centre de la sphère génératrice de ces pendentifs, ainsi que le fait voir la fig. 5.


Nous ne savons pas si les pendentifs de la coupole de Sainte-Sophie de Constantinople sont ainsi construits ; c’est probable, car cela est conforme aux traditions romaines. Si cela est, les pendentifs appareillés en pierre, c’est-à-dire dont les lits des assises sont normaux à la courbe sphérique génératrice, sont une invention très-moderne, qui ne remonte pas au delà du XVIe siècle, et les pendentifs des premiers siècles du moyen âge ne sont que des encorbellements ou des arcs superposés suivant un sphéroïde. Ces observations techniques ont plus d’importance qu’on ne croit souvent, car elles aident à expliquer des transformations, des influences, dont on ne saurait se rendre un compte exact, si on les néglige.

Il est fort étrange que les Romains occidentaux n’aient pas trouvé la coupole sur pendentifs, ou, s’ils l’ont trouvée, qu’il ne nous en reste aucune trace ; car ils avaient fait pénétrer des voûtes en berceau cylindriques dans des sphères, et les pendentifs ne sont pas autre chose que les triangles curvilignes de la sphère laissés entre ces pénétrations. Cependant la coupole de Sainte-Sophie, celles de Saint-Marc de Venise et celles de Saint-Front de Périgueux ne sont pas seulement des sphéroïdes pénétrés par des cylindres. Il y a d’abord, sur les quatre piliers, un premier sphéroïde, lequel est pénétré ; puis, au-dessus des pénétrations, une seconde portion de sphère dont le centre est surhaussé.
C’est là ce qui distingue nettement la coupole byzantine de la coupole romaine. Pour faire comprendre par une figure notre définition : soit (6), en A, la projection horizontale d’une coupole posée sur quatre piles et quatre arcs doubleaux. La coupe sur l’axe CD de cette coupole donnera en projection verticale le profil E, mais la coupe sur la diagonale GH donnera le profil rabattu I. C’est d’après ce principe qu’ont été tracées les coupoles de Saint-Front de Périgueux. Les quatre arcs doubleaux étant composés de courbes brisées, les constructeurs ont été entraînés à tracer le premier sphéroïde pénétré par ces arcs au moyen de deux traits de compas GK, HK. La section horizontale de ce premier sphéroïde a été faite en L, et un bandeau saillant a été posé à ce niveau pour porter les faux cintres destinés à construire la coupole. Cette coupole elle-même n’est pas une demi-sphère, mais est obtenue au moyen de deux courbes. Régulièrement, les pendentifs devraient être appareillés, en coupe suivant la diagonale, conformément au tracé M, c’est-à-dire présenter des rangs de claveaux dont les lits seraient normaux à la courbe HK, avec crossettes à la queue ; les constructeurs de Saint-Front n’ont pas pris cette peine, et ils se sont contentés de poser les assises des pendentifs en encorbellement conformément au tracé N. Grâce à la courbure des pendentifs, ces rangs de pierre en encorbellement ne basculent pas ; mais ils peuvent écraser la pointe du triangle et se détacher des arcs doubleaux tout d’une pièce, ce qui a eu lieu. Quant à la coupole proprement dite, elle se compose d’une sorte de tambour O, composé d’assises horizontales et d’une calotte surmontée d’un dallage avec charge au sommet. À Saint-Front, les arcs doubleaux sont peu épais et leurs faces sont verticales, les pendentifs ne commençant à prendre leur courbure que sur l’extrados de ces arcs. Bientôt, cependant, les constructeurs pensèrent, non sans raisons, que ces arcs doubleaux supportant une charge énorme, il était nécessaire de donner à leurs claveaux beaucoup de queue ; mais pour ne pas élever démesurément les pendentifs, ou pour ne pas leur donner une trop forte inclinaison, ils firent participer les claveaux de ces arcs doubleaux au premier sphéroïde. Puis, embarrassés de savoir comment arranger les sommiers des deux arcs doubleaux sur l’angle saillant de la pile, ils voulurent les dégager l’un de l’autre le plus tôt possible ; à cet effet, ils abaissèrent les centres de ces arcs doubleaux au-dessous du niveau de leurs naissances et inclinèrent ainsi leurs courbes dès les sommiers. Dans l’église de Souillac, dont la construction est postérieure à celle de Saint-Front, les architectes ont déjà adopté ces modifications. En P, nous donnons le plan d’un angle de pile de cette église, avec la projection horizontale des arcs doubleaux et d’un pendentif ; en R, la projection verticale de cet angle, et, en S, la vue perspective.

Nous ne voyons plus paraître les coupoles avec pendentifs en dehors des provinces occidentales pendant l’époque romane, et dans ces contrées même, à la fin du XIe siècle et au commencement du XIIe, les trompes, les encorbellements les remplacent fort souvent. Les pendentifs étaient évidemment une importation qui ne fut pas parfaitement comprise des constructeurs, et dont l’appareil inspira toujours une certaine défiance aux architectes, lorsqu’ils eurent à élever de grands édifices. Mais sur les bords de la Charente on rencontre quantité de petites églises à coupoles sur pendentifs, bien conçues et bien exécutées. Il suffit d’en présenter un seul exemple (7), tiré de l’église de Montmoreau, XIIe siècle.


Ici les arcs doubleaux font partie des pendentifs, et les faces de leurs claveaux gauchissent pour se conformer à la courbure du sphéroïde inférieur, ainsi que nous l’avons indiqué plus haut, à propos des coupoles de Souillac. L’église de la ville de Montbron, située à l’est d’Angoulême, et qui s’éloigne du pays où la coupole sur pendentifs fut généralement adoptée, nous montre déjà, non plus une calotte hémisphérique sur la croisée, mais une coupole à huit pans, portée sur quatre trompes surmontées de corbeaux en encorbellement (8). Cette méthode fut généralement suivie, pendant les XIe et XIIe siècles, dans le Limousin, en Auvergne, dans une partie du Lyonnais, et jusque dans le Nivernais.

La coupole qui couronne le centre de la croisée de l’église de Notre-Dame-du-Port à Clermont (XIe siècle) n’est ni sur plan circulaire, ni sur plan octogonal, mais participe de ces deux figures.
Le constructeur a tâtonné. Il a commencé par passer du carré à l’octogone par une assise A (9) posée en gousset ; sur cette assise, il a formé comme une espèce de trompe, puis il a bandé un petit arc B sur des corbeaux. Tout cela ne formait pas un polygone régulier, mais un octogone à quatre grands côtés et quatre petits. Sur cette base, il a élevé tant bien que mal une coupole octogonale irrégulière à angles arrondis, ainsi que le montre le plan. Cette coupole est parfaitement contre-buttée du côté de la nef par le berceau de la voûte, dont la clef s’élève jusqu’au-dessus de l’arcature à jour D, ainsi que l’indique la ligne ponctuée. Mais les berceaux des deux bras de la croisée sont beaucoup plus bas, et, dans le sens des transsepts, le constructeur pouvait craindre la poussée de la coupole. Pour arrêter cette poussée, il n’a rien trouvé de mieux que d’établir deux demi-berceaux C, qui prennent naissance sur les arcs E, bandés dans le prolongement des murs des collatéraux, et au delà il a pu élever son transsept G. À première vue, cette construction est singulière, compliquée, surtout en se reportant à l’époque où elle a été faite (le XIe siècle) ; on se demande où les Auvergnats ont été prendre les exemples qui leur ont servi de modèles.

Nous sommes peu disposés à admettre les systèmes absolus, lorsqu’il s’agit de l’histoire des arts, et nous croyons qu’à toutes les époques, les hommes qui s’occupent de travaux de l’intelligence subissent des influences très-diverses, en contradiction les unes avec les autres, et que ce qui nous paraît à nous, souvent, remplir les conditions d’unité de style et de conception, à cause de la distance qui nous sépare de ces temps, n’est qu’un mélange d’éléments disparates. Il en est de même des œuvres d’art comme de ces animaux de ménagerie que l’on ne voit qu’à de rares intervalles et en petit nombre : ceux d’une même espèce paraissent se ressembler tous ; mais si on les réunit, si on vit au milieu d’eux, on arrive bientôt à distinguer les individualités, à trouver à chacun d’eux une physionomie particulière. Si l’on vous amène cent nègres du Sennaar, vous ne sauriez le premier jour les désigner séparément ; mais si vous restez parmi eux, vous trouverez bientôt qu’entre deux nègres il y a autant de différences de physionomie, de port, de gestes, qu’entre deux blancs ; vous trouverez entre le père et le fils des rapports, des ressemblances. Eh bien ! le même phénomène se produit (qu’on nous passe la comparaison) quand il s’agit de monuments d’art fort éloignés de nous par le goût qui les a fait élever, ou l’espace de temps qui nous en sépare.

Analysons cette église de Notre-Dame-du-Port, l’un des plus intéressants monuments de la France, et nous allons trouver ses origines très-diverses, bien que ce petit monument ait pour nous aujourd’hui un caractère d’unité apparente. Le plan (voy. Architecture Religieuse, fig. 9) est celui d’une basilique romaine, avec collatéral derrière le sanctuaire et quatre chapelles absidales : or, au XIe siècle, les architectes n’avaient guère, pour se guider, que les traditions romaines et les arts d’Orient. L’église de Sainte-Sophie de Constantinople était, pour ces artistes, un type, une œuvre incomparable, le suprême effort de l’intelligence humaine. Depuis la renaissance des arts sous Charlemagne, on ne croyait pouvoir mieux faire, sur une bonne partie du continent européen, que de se rapprocher des types byzantins, ou tout au moins de s’en inspirer. Eh bien ! si nous examinons les coupes de l’église de Sainte-Sophie, nous voyons que la grande coupole centrale est contre-buttée, dans le sens longitudinal, par deux demi-coupoles ou quarts de sphère, et que, dans l’autre sens, c’est-à-dire des bras de croix correspondant aux transsepts de nos églises, cette coupole est contre-buttée par une suite d’arcs-boutants qui viennent l’enserrer, absolument comme les demi-berceaux de l’humble église de Notre-Dame-du-Port enserrent sa petite coupole. Sous la coupole de Sainte-Sophie, comme sous celle de Notre-Dame-du-Port de Clermont, nous voyons les murs latéraux percés d’arcatures. À Sainte-Sophie, cette arcature est une ordonnance d’architecture d’une grande richesse ; à Notre-Dame-du-Port, ce sont trois modestes arcades supportées par deux petites colonnes. Au fond, le principe est le même, et il faut dire, à la louange de l’architecte auvergnat, que, tout en s’inspirant du principe de construction d’un édifice immense, il a su s’approprier à l’échelle de sa modeste église, et ne pas reproduire en petit des formes convenables à une vaste construction. La coupole de l’église de Notre-Dame-du-Port n’est pas portée sur pendentifs, comme celle de Sainte-Sophie, cela est vrai ; mais nous venons de voir précédemment que les architectes occidentaux, même en appliquant ce système de construction, n’en avaient jamais compris le mécanisme. L’école auvergnate du XIe siècle avait ses méthodes, était fort avancée dans la voie des arts ; elle avait scrupuleusement conservé quelques restes des traditions romaines ; elle ne faisait rien (la bonne conservation des édifices qu’elle a élevés en fait foi) qu’en parfaite connaissance de cause, et, ne comprenant pas probablement le système de construction des pendentifs, elle préférait employer des moyens pratiques à elle connus et dont elle était sûre ; ce qui n’empêchait pas d’ailleurs ses architectes de prendre à l’Orient ce que leur intelligence leur permettait de saisir facilement. Pour résumer, nous pensons qu’on peut voir dans l’église de Notre-Dame-du-Port un plan de basilique romaine, sur la croisée et les deux bras duquel on a élevé une construction qui présente tous les éléments constituant la bâtisse de Sainte-Sophie. D’où l’on peut conclure que dans ces églises romanes du centre de la France l’influence byzantine est au moins aussi marquée que dans l’église de Saint-Front, qui, à tout prendre, est une imitation de Saint-Marc de Venise, qui elle-même était une copie d’un édifice byzantin dont on ne trouve plus trace, plutôt qu’une imitation de l’église de Sainte-Sophie. Nous pensons donc que les coupoles, en Occident, ont leur origine dans l’architecture orientale, celles de l’ouest comme celles du centre ou celles du Rhin et de l’Allemagne, et que si l’on veut trouver quelque part une architecture romane locale, ce n’est que dans les provinces du nord, dans l’Île-de-France et la Normandie qu’il la faut chercher. Certainement, les pendentifs ont une importance majeure ; mais n’existe-t-il, dans l’ancien empire d’Orient, que des coupoles sur pendentifs ? Des églises grecques, quantité de petits monuments de Géorgie, de Syrie, ont des coupoles sans pendentifs portées sur des trompes, des arcs, des niches ou des tambours ; sont-elles moins byzantines que l’église de Sainte-Sophie ? Et est-ce bien raisonner que de dire : « Ce qui distingue la coupole byzantine des autres coupoles, ce sont les pendentifs ; donc, toutes les coupoles portées autrement que sur pendentifs sont étrangères à l’influence byzantine. » C’est « étrangères à l’influence de Sainte-Sophie ou de Saint-Marc de Venise » qu’il faudrait dire, mais non à l’influence byzantine ; et encore, nous venons de faire pressentir, du moins nous le croyons, que, bien que la coupole de l’église de Notre-Dame-du-Port ne soit pas sur pendentifs, elle pourrait être fille de celle de Sainte-Sophie. On l’a dit déjà : quand il s’agit de reconnaître les influences qui agissent sur le développement des arts, surtout après l’antiquité grecque, après les Romains et les Byzantins, c’est-à-dire en face d’une masse considérable de traditions, il est prudent d’analyser les productions du moyen âge avec le plus grand soin, et de ne pas se presser d’adopter ou d’exclure telles ou telles de ces influences, car elles agissent à peu près toutes, au moins pendant la période romane.

Les coupoles, puisque nous sommes sur ce chapitre, nous fournissent la preuve de la force de ces traditions accumulées même en dépit de ceux qui les subissent. Ainsi, nous avons fait voir, dans plusieurs des articles du Dictionnaire, et particulièrement dans l’article Construction, comment les architectes de l’époque romane primitive s’étaient efforcés de poser des voûtes sur le plan de la basilique romaine, comment ils y étaient arrivés après bien des tentatives infructueuses. Ce problème résolu (et résolu, il faut bien le reconnaître, par des architectes occidentaux), les plans se modifièrent peu dans leurs dispositions générales, mais le mode de voûter les nefs fit des progrès rapides jusqu’à l’époque gothique. La tradition romaine du plan persista. Survient, au milieu de ce travail des constructeurs, l’influence de la coupole ; les architectes occidentaux qui veulent se soumettre à cette influence vont nécessairement modifier le plan romain ? Point ! ils le conservent et juchent les coupoles sur la croisée de leurs basiliques. À Pise, au XIIe siècle, nous voyons des constructeurs conserver les dispositions romaines de la basilique, couvrir les nefs d’une charpente en même temps qu’ils élèvent une coupole sur le transsept. C’était cependant poser un monument voûté sur un monument commencé de manière à ne pas l’être ; c’était superposer deux édifices, comme si on voulait à la fois conserver la trace de toutes les influences opposées auxquelles on obéissait. De notre temps, M. Quatremère de Quincy dit avec raison, dans son Dictionnaire historique d’Architecture[3] : « Nous ne pouvons nous empêcher de faire regarder la sur-imposition des coupoles modernes au centre des nefs d’une grande église, et vues surtout en dehors, comme une véritable superfétation et un pléonasme architectural. Dans le fait, si c’est de loin, et vues en dehors d’une ville, que ces masses pyramidales produisent d’agréables effets, on est contraint d’avouer que, vues de près, elles ne font naître d’autre idée que celle d’un édifice monté sur un autre, souvent sans rien qui les réunisse et surtout qui les nécessite. Ajoutons qu’à l’intérieur on ne saurait y voir qu’une duplicité de motifs, de forme, d’ensemble et d’effet. » Ainsi, huit ou neuf siècles après que deux traditions opposées ont exercé une influence sur l’architecture, voici encore un auteur qui, sans d’ailleurs rendre compte de ces origines diverses, en signale le désaccord, reconnaît deux principes en présence, deux principes que neuf siècles d’efforts n’ont pu parvenir à mélanger. Disons cependant que les premiers essais n’ont pas été les moins bons, et que si la coupole du Panthéon de Paris présente avec le reste de l’édifice « une duplicité de motifs, » ce que nous admettons volontiers, si toutefois des motifs peuvent être accusés de duplicité, on n’en peut dire autant des coupoles de nos jolis édifices romans de l’Angoumois et du Périgord, lesquelles sont assises sur des constructions disposées dès la base pour les recevoir, et qui, à l’extérieur comme à l’intérieur, se relient parfaitement aux parties inférieures.

Mais avançons. Pendant que dans l’ouest de la France nous voyons la coupole sur pendentifs prendre racine et se développer, que dans les provinces du centre on cherche à la poser sur des trompes, sur des encorbellements, sur des corbeaux ; en Provence, au commencement du XIIe siècle, la coupole couronne aussi les édifices religieux. En Auvergne, c’est sur le plan de la basilique latine que vient se poser la coupole ; en Provence, c’est sur le plan romain emprunté aux salles des thermes, composées de travées avec contre-forts intérieurs, sur des plans qui se rapprochent de l’édifice connu à Rome sous le nom de basilique de Constantin, que s’implante la coupole. L’église de Notre-Dame-des-Dons à Avignon, quoique mutilée aujourd’hui, nous présente un exemple de l’invasion de la coupole sur des plans qui n’étaient nullement disposés pour la recevoir. L’unique nef de l’église de Notre-Dame-des-Dons se composait de travées barlongues voûtées en berceau sur arcs doubleaux en tiers-point maintenus par d’énormes contre-forts, entre lesquels s’ouvrent aujourd’hui des chapelles intérieures.
Voici (10) le plan de trois de ces travées, l’église n’en comportant que six. Sur l’avant-dernière, au lieu d’un berceau, huit arcs longitudinaux plein cintre, en encorbellement les uns sur les autres, reposent sur les deux grands arcs doubleaux, ainsi que l’indiquent les lignes ponctuées KL sur notre plan, afin d’arriver au carré parfait ABCD. À l’intérieur de ce carré, quatre trompillons forment l’octogone. C’est sur cette base que s’élève une petite coupole dont la calotte hémisphérique porte sur huit colonnes entre lesquelles s’ouvrent des fenêtres.
Nous donnons (11) la coupe de cette construction sur la ligne transversale EF, coupe qui nous évitera de plus longues explications. À l’extérieur, cette coupole est un petit édifice octogonal paraissant reposer sur le dallage dont est composée la couverture, et ne se reliant d’aucune façon au reste de l’église. À l’église de la Major, à Marseille, on trouvait une disposition analogue à celle-ci. Nous devons donc constater ici encore une influence byzantine (car cette coupole de Notre-Dame-des-Dons rappelle parfaitement certaines petites coupoles grecques) venant se mêler à des traditions latines. Si nous nous transportons des bords da Rhône sur les bords du Rhin, nous allons trouver aussi des monuments du XIIe siècle dans lesquels la coupole apparaît, et c’est toujours la coupole byzantine, bien qu’elle ne soit pas élevée sur pendentifs.
Mais, d’abord, faisons une excursion à Athènes. L’une des plus grandes églises de cette ville est l’église de Saint-Nicodème[4], dont nous donnons (12) le plan, conforme d’ailleurs à la plupart des plans grecs. Une seule coupole surmonte le centre de l’édifice.
Si nous faisons une coupe sur la ligne AB, voici (13) le tracé que nous obtenons : quatre niches, ou plutôt quatre culs-de-four, font passer la construction du plan carré au plan circulaire qui reçoit la calotte au moyen de tympans gauches, ou de huit pendentifs à peine sentis qui surmontent les arcs. Là, évidemment, le constructeur n’a pas osé aborder les quatre pendentifs, et il y a suppléé par ces quatre niches, qui correspondent aux trompes si fréquentes dans nos constructions romanes d’Occident. Eh bien ! dans la cathédrale de Worms, nous voyons une coupole (celle orientale) construite d’après ces données (14).
La seule différence qu’il y ait entre cette construction et celle de l’église de Saint-Nicodème d’Athènes, c’est qu’à Worms la coupole est à huit pans, au lieu d’être hémisphérique ; mais l’artifice employé dans la construction de la coupole de Saint-Nicodème, pour arriver du plan octogonal au plan circulaire, ne pouvait être admis dans la grande église de Worms, où la coupole, au lieu de porter de fond, porte sur quatre arcs doubleaux ; de plus, la construction des huit tympans gauches au-dessus des arcs doubleaux et des trompes eût occasionné des difficultés d’appareil avec lesquelles les architectes du Rhin n’étaient pas familiers. En examinant cette dernière construction avec quelque soin, ne voyons-nous pas que le triangle ABC sous l’arc en gousset est un véritable pendentif par sa forme sinon par son appareil ? car les lits des assises sont horizontaux.

De tout ce qui précède, on peut conclure : que, dans l’architecture romane occidentale, à côté des traditions latines persistantes, on trouve presque partout une influence byzantine évidente par l’introduction de la coupole. Mais comment repousser une pareille influence dans le mode de construction, quand nous la voyons se manifester d’une manière si impérieuse dans la sculpture et la peinture pendant les XIe et XIIe siècles ?

Cependant, si les architectes de l’Auvergne, de l’ouest, du midi et des bords du Rhin, adaptaient, tant bien que mal, la coupole orientale à des édifices latins par leur plan (Saint-Front excepté), ceux qui appartenaient aux écoles du nord ne se laissèrent pas entraîner à suivre cette mode, au moins dans leurs constructions : car, pour l’ornementation, la statuaire et la peinture, ils cherchèrent au contraire à se rapprocher des types orientaux (voy. ornement, Sculpture, statuaire). Mais dans les arts, comme en toute chose de ce monde, il y a des transitions ; tel se soumet franchement à une influence étrangère, tel autre y résiste absolument, un troisième essaye de se servir de cette influence comme d’un moyen pour exprimer des idées qui lui appartiennent. Il est en France, précisément dans la limite séparant les édifices à coupoles de ceux qui n’en comportent pas, un monument unique, étrange, dans lequel viennent, pour ainsi dire, se fondre les influences de l’art oriental avec les méthodes de construire adoptées dans le nord au commencement du XIIe siècle : c’est l’église de Loches[5]. Cette église, qui est à une seule nef, est divisée par quatre travées à plan carré chacune ; sur les deux travées extrêmes s’élèvent des clochers (voy. Clocher, fig. 27) ; mais sur les deux travées intermédiaires, au lieu de coupoles ou de voûtes d’arêtes, ce sont des pyramides creuses portées sur des encorbellements qui couvrent la nef (15).
On peut, par la pensée, se rendre compte de l’effet que produit un intérieur voûté d’une façon aussi étrange. Ces énormes pyramides creuses, obscures à leur sommet, causent un sentiment de terreur indéfinissable. Les grands triangles en encorbellement qui leur servent de base ne sont que la prolongation de quatre des pans de ces pyramides entre les arcs doubleaux et les formerets. Ici, du moins, la construction est d’accord avec la forme ; car des pyramides creuses, composées d’assises dont les lits sont horizontaux, constituent une des constructions les plus solides qu’il soit possible de combiner. Aux coupoles de l’ouest, l’architecte de l’église de Loches a substitué les pyramides creuses des clochers du XIIe siècle ; il évitait ainsi les poussées, et il appliquait un mode de construction qui lui était familier au plan de ces églises si communes en Saintonge, dans l’Angoumois et le Périgord[6].

La coupole disparaît au moment où l’art gothique se forme ; cependant les provinces dans lesquelles ce mode de voûter les édifices avait été généralement appliqué ne peuvent se défaire entièrement de son influence, et nous voyons, dans le Poitou et les provinces de l’ouest, la voûte d’arête gothique se soumettre encore à cette influence (voy., au mot Construction, les exemples présentés depuis la fig. 61 jusqu’à la fig. 68).

  1. M. Mérimée a pris la peine de relever ce petit monument, et a bien voulu nous communiquer les précieux croquis qu’il a faits pendant son séjour à Saint-Honorat.
  2. Il faut dire que quand M. de Verneilh a publié son livre sur l’architecture byzantine en France, M. Abadie, l’architecte chargé de la restauration de Saint-Front, n’avait pas encore commencé les travaux qu’il dirige avec autant de dévouement que d’intelligence, et ce fait de la construction singulière des pendentifs n’avait pu être signalé.
  3. Voy. l’article coupole.
  4. Voy. Choix d’églises byzant. en Grèce, par A. Couchaud ; 1842.
  5. S’il est un édifice qui dût mériter toute la sollicitude de l’administration, c’est l’église de Loches ; c’est un monument unique au monde, complet et d’une sauvage beauté. Il est à regretter qu’il soit à peu près abandonné, bien que sa conservation soit du plus haut intérêt pour l’histoire de l’art.
  6. Si ce curieux édifice se trouvait en Italie, en Angleterre ou en Allemagne, il serait connu, étudié, vanté et probablement préservé de toute chance de destruction, comme présentant une des conceptions les plus extraordinaires de l’art roman. Malheureusement pour lui, il est en France, à quelques kilomètres des bords de la Loire, abandonné aux restaurations des architectes de la localité, qui sont loin de se douter de son importance au point de vue de l’histoire de l’art, et qui ne peuvent en apprécier l’étrange beauté. Car il faut dire que la construction de ce monument est exécutée avec soin, que la sculpture et les profils sont du plus beau style.