À valider

Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle/Cuisine

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
Crypte <
Index alphabétique - C
> Cul-de-basse-fosse
Index par tome

CUISINE, s. f. Nous n’avons pas une idée exacte de ce qu’étaient les cuisines et leurs dépendances chez les Romains. Étaient-elles enclavées dans les habitations comme de nos jours, étaient-elles disposées dans des logis séparés ? Cette dernière hypothèse nous semble la plus vraisemblable. Il est à présumer d’ailleurs que les familles qui, à Rome, ne possédaient pas de nombreux esclaves et n’habitaient que des appartements loués, envoyaient dehors acheter chez les rôtisseurs et autres marchands de victuailles ce dont elles avaient besoin au moment des repas, ainsi que cela se pratique encore aujourd’hui dans la plupart des villes de l’Italie méridionale. Les Gaulois et les Germains, comme tous les peuples primitifs, faisaient leur cuisine en plein air. Grégoire de Tours parle de ces repas faits dans de grands hangars, dans ces barraques de bois que les rois francs élevaient là où ils voulaient résider pendant quelque temps ; dans ce cas, les aliments étaient préparés dehors au milieu de vastes cheminées bâties en brique et en terre. Dans la tapisserie de Bayeux, on voit encore les gens de Guillaume faisant la cuisine en plein air ; il est vrai que la scène se passe au moment du débarquement de son armée en Angleterre. Necham[1] remarque qu’il était d’usage de placer les cuisines près de l’extérieur des habitations, le long du chemin ou de la rue. Il fallait alors traverser une cour pour passer de la cuisine à la salle à manger ; les viandes étaient apportées embrochées, et on les dressait, dans la salle même, sur des buffets[2], avant de les présenter aux convives.

Dans l’enceinte des châteaux normands des XIe et XIIe siècles, on aperçoit souvent des aires circulaires de quatre à cinq mètres de diamètre dont quelques parties sont calcinées ; nous pensons que ce sont là les cuisines primitives, qui n’étaient autre chose qu’une sorte de cloche de terre avec un tuyau à sa partie supérieure, et dans laquelle on allumait des feux pour faire rôtir ou bouillir des viandes. En conservant ces dispositions primitives, on les perfectionna. En consultant la Monographie des abbayes de France[3], on remarque, dans une vue cavalière de l’abbaye de Marmoutier près Tours, une cuisine désignée sous le nom de culina antiqua.

Cette cuisine, dont la fig. 1 présente l’aspect extérieur, est une sorte d’immense cornue qui peut avoir 12m,00 environ de diamètre hors œuvre. La voûte, en forme de cloche, est percée d’une cheminée principale au centre pour laisser échapper la buée. Elle possède, à l’intérieur, cinq foyers vastes, munis chacun d’un tuyau principal et de tuyaux latéraux, comme le fait voir le plan (2).


Ainsi, la fumée des cinq foyers s’échappe par cinq tuyaux directs et par six tuyaux latéraux communs chacun, à deux foyers, sauf ceux voisins de la porte d’entrée. Ce triple tirage pour chaque cheminée empêchait la fumée de rabattre lorsque le vent frappait d’un côté. Il faut observer d’ailleurs que les tuyaux sont dominés par le sommet de la cuisine, et, qu’en pareil cas, le tirage est très-insuffisant si, pour chaque foyer, il doit se faire par un seul tuyau, On peut voir, au mot Cheminée, que les constructeurs divisaient souvent les tuyaux de fumée lorsque ces cheminées étaient très-grandes. Ici l’excès de fumée qui ne pouvait trouver une issue suffisante par les tuyaux directs A tourbillonnait sous la voûte en cul-de-four de chaque foyer et s’échappait par les tuyaux latéraux B ayant chacun deux bouches CC. Si, malgré ces précautions, la fumée s’échappait sous la voûte principale, elle trouvait trois exutoires en D, puis le tuyau central.
Pour faire comprendre cette construction, nous donnons (3), en A, la coupe sur la ligne KL, et, en B, la coupe sur la ligne KN du plan. La cuisine de Marmoutier est complètement isolée, mais voisine du réfectoire.

Le même recueil nous donne l’aspect extérieur de l’ancienne cuisine de l’abbaye de la Sainte-Trinité de Vendôme. Cet édifice circulaire possédait intérieurement six cheminées ayant chacune deux tuyaux pour faire échapper la fumée ; entre les six cheminées s’ouvraient six fenêtres (voy. le plan fig. 4) éclairant largement la cuisine. On remarquera que la cuisine précédente de l’abbaye de Marmoutier était dépourvue de fenêtres et que les gens n’étaient éclairés que par les feux des âtres, ce qui indique assez que l’on ne faisait autre chose, dans ces officines, que de cuire les viandes et les légumes ; plus tard les cuisines sont éclairées par des fenêtres ; des tables en pierre sont placées au centre afin de préparer les mets avant et après leur cuisson ; des fourneaux sont établis sous les manteaux de cheminées. Avant le XIIe siècle on ne mangeait que des viandes rôties et des légumes bouillis. L’art des ragoûts était à peu près ignoré. Ce qu’il fallait donc dans une cuisine, c’était de grands feux clairs, de larges foyers propres à placer de nombreuses et longues broches, à suspendre de vastes marmites. Le plan de la cuisine de l’abbaye de Vendôme, fig. 4, donne, en A, la section horizontale au niveau des foyers, et, en B, la section horizontale au niveau des fenêtres.

La coupe (5) faite en A sur la ligne CD et en B sur la ligne CE montre la disposition des âtres avec leurs tuyaux jumeaux ; les six évents supérieurs F s’ouvrant au sommet de la calotte hémisphérique et le grand tuyau central sont destinés à faire un puissant appel et à enlever la buée intérieure.
La fig. 6 donne l’élévation extérieure de la cuisine de l’abbaye de Vendôme. Derrière chaque cheminée s’élève un contre-fort, motivé par l’affaiblissement du mur circulaire et le passage des doubles tuyaux au droit des âtres.

Cette cuisine datait certainement du XIIe siècle : c’était un charmant édifice, parfaitement approprié à sa destination.

Chacun peut voir aujourd’hui la belle cuisine du XIIe siècle de l’abbaye de Fontevrault (Maine-et-Loire), cuisine qui existe encore, mais qui passe pour une chapelle funéraire ; ce qui prouve notre parfaite intelligence des choses et des habitudes du moyen âge.

La cuisine de cette ancienne abbaye est décorée, à l’intérieur, de chapiteaux portant des arcs disposés d’une façon parfaitement appropriée à l’usage auquel est destiné le monument. À Fontevrault, mieux qu’à Vendôme, la place des foyers est indiquée à l’extérieur. Les cheminées, qui occupent cinq côtés de l’octogone, forment autant de grandes niches saillantes comprises entre les contre-forts (voy. le plan de cette cuisine, fig. 7).


Ces cinq cheminées étaient autrefois surmontées de tuyaux aujourd’hui détruits et bouchés. Quatre des colonnes engagées portent quatre arcs doubleaux dont les clefs sont contre-buttées par quatre petits arcs-boutants intérieurs A. La fumée qui ne prenait pas son cours naturel par les tuyaux B trouvait, au-dessus de trois de ces quatre arcs doubleaux, des tuyaux destinés à l’attirer au dehors. Au-dessus des quatre arcs doubleaux sont bandés quatre petits arcs faisant passer le plan du carré à l’octogone ; dans les angles formés par ces quatre petits arcs étaient ouverts trois tuyaux C destinés à enlever l’excès de chaleur ou la fumée. Puis enfin un grand tuyau central D, ouvert au sommet d’une pyramide à huit pans, faisait échapper la buée qui pouvait se former dans la cuisine. Tous ces tuyaux, excepté celui du centre, ont été détruits.

La fig. 8 donne, en A, la coupe de cette salle sur la ligne KL ; en B, la coupe sur la ligne MN, et, en C, la coupe sur la ligne OP du plan ci-contre. Autrefois, des ouvertures pratiquées dans les deux murs R éclairaient l’intérieur de cette cuisine, dont l’entrée est en S.

La fig. 9 donne l’élévation extérieure de la cuisine de Fontevrault.


Nous avons cru devoir rétablir les tuyaux détruits, mais dont la place est parfaitement indiquée.

Aujourd’hui, nous sommes visiblement loin de ces temps barbares où l’on savait satisfaire aux besoins vulgaires de la vie ; dans nos châteaux et nos grands établissements publics, nous plaçons nos cuisines au rez-de-chaussée ou dans des caves, de façon à répandre dans le logis l’odeur nauséabonde qui s’échappe de ces officines ; ou bien, si nous les disposons dans des logis séparés, les règles de la bonne architecture veulent qu’elles occupent les communs, c’est-à-dire des ailes presque toujours éloignées du corps de logis principal, si bien qu’il faut apporter les mets à travers de longs couloirs, dans des barquettes, et que tout ce qui est servi sur table ne peut conserver qu’une fade tiédeur entretenue par des réchauds.

Les cuisines sont, pendant le moyen âge, dans les palais ou les monastères habités par un grand nombre de personnes, une construction importante ; c’est qu’en effet la cuisine compte bien pour quelque chose dans la vie de chaque jour. Les exemples que nous venons de présenter sont de véritables monuments, bien conçus, parfaitement exécutés ; on voit comme les architectes de ces bâtiments ont cherché à obtenir une circulation d’air très-active ; en effet, non-seulement l’air est nécessaire à l’entretien d’aussi grands foyers, mais il contribue encore à la qualité des aliments exposés à la cuisson. Le séjour de pareilles cuisines ne pouvait être malsain. Les architectes du XIIIe siècle devaient nécessairement perfectionner ces dépendances des monastères et des châteaux. Ils élevèrent des cuisines à plusieurs étages, ainsi que nous allons le voir tout à l’heure ; ils commencèrent à y installer des fourneaux, des tables chauffées pour dresser les mets avant de les servir ; ils eurent grand soin de disposer les dallages de façon à pouvoir les maintenir propres facilement ; quelquefois ils trouvèrent moyen d’utiliser la fumée de bois pour conserver certaines viandes.

Il existait, dans l’abbaye de Saint-Père ou Saint-Pierre de Chartres, une belle cuisine du XIIIe siècle qui touchait au réfectoire ; cette cuisine était circulaire et présentait, à l’intérieur, une disposition ingénieuse qui permettait de fumer une quantité considérable de viandes. Or, soit pour la consommation intérieure du couvent, soit pour vendre, les moines élevaient des troupeaux de porcs dont ils tiraient un produit, estimé des amateurs de lard salé et de jambons fumés. La grande cuisine de l’abbaye de Saint-Pierre de Chartres était disposée de manière à pouvoir fumer une quantité considérable de viandes.

La fig. 10 présente, en A, le plan du rez-de-chaussée, et, en B, le plan du premier étage de cette cuisine, bâtie, comme les précédentes, sur plan circulaire. La salle renfermait six foyers C, surmontés d’une voûte formant comme un bas-côté avec galerie supérieure. La fumée des foyers passait par les ouvertures D de la voûte, et se répandait dans la galerie supérieure E dont les murs étaient tapissés de jambons accrochés. Ces deux étages recevaient la lumière extérieure par les fenêtres G. Après avoir tourbillonné dans la galerie supérieure E, la fumée était attirée au dehors par les six tuyaux H et par le tuyau central K. Les dessins et gravures que nous avons pu consulter[4] ne nous donnent pas les dimensions exactes de cet édifice ; mais on peut reconnaître cependant qu’il était assez vaste, et qu’il devait avoir environ douze ou quatorze mètres de diamètre.
La fig. 11 présente, en A, la coupe sur MN, et, en B, la coupe sur KL de cette cuisine. On voit, dans la coupe A, les cellules au-dessus de chaque foyer, contre les parois desquelles on accrochait les viandes. Des contre-forts s’élevaient derrière les six foyers, tant pour contre-butter la poussée des voûtes que pour donner de l’épaisseur et de la solidité sur les points de la circonférence où la chaleur des feux pouvait faire fendre les murs, ainsi que cela n’arrive que trop souvent. En ouvrant les fenêtres inférieures, on établissait un courant d’air qui activait le tirage de la fumée à travers les trous D, afin de ne pas gêner les cuisiniers ; mais la fumée remplissant les cellules du premier étage s’échappait alors plus lentement par les six cheminées H ou par le tuyau central K. Il restait donc dans la galerie supérieure une fumée permanente cherchant ses issues, et les viandes avaient ainsi le temps d’en être imprégnées ; la fumée cependant ne pouvait se rabattre sur le sol, grâce au grand tuyau central qui établissait un puissant tirage. L’aspect extérieur de la cuisine de l’abbaye de Saint-Pierre de Chartres est présenté dans l’élévation géométrale (12).
Ici la couverture est faite en charpentes couvertes d’ardoises, et l’on voit comme le grand tuyau central était maintenu par les huit arcs-boutants indiqués dans les coupes. Afin d’éviter la buée qui n’eût pas manqué de se former sous la voûte centrale, si cette voûte eût été, à l’extrados, en contact avec l’air extérieur, le comble était relevé, et une ventilation était établie entre l’extrados de cette voûte et la charpente. Cet isolement permettait encore de reconnaître l’état des couvertures et de parer aux filtrations d’eaux pluviales.

Le peu de terrain dont on pouvait disposer dans les châteaux et surtout dans les palais bâtis au milieu de villes populeuses ne permettait pas toujours de construire des cuisines isolées. Force était de trouver leur place dans les logis ; mais encore étaient-elles, dans ce cas, disposées avec le plus grand soin et de manière à ne pouvoir répandre l’odeur ou la fumée en dehors de leur enceinte.


On voit encore, dans les constructions anciennes du Palais-de-Justice de Paris, une salle voûtée sur un quinconce de colonnes (13), avec quatre larges cheminées aux angles. Cette salle, qui donne sur le quai du nord, à côté de la tour de l’Horloge, est connue sous le nom de cuisines de saint Louis. Cependant cette construction appartient à la fin du XIIIe siècle ou au commencement du XIVe, et est contemporaine des ouvrages élevés sous Philippe le Bel. Les manteaux des quatre cheminées forment, en projection horizontale, un angle obtus, et leur clef est contre-buttée par une façon d’étrésillon en pierre, ainsi que l’indique la fig. 14.


L’examen des localités nous a fait supposer que cette cuisine avait deux étages. La cuisine basse, celle qui existe encore entière, était probablement réservée aux familiers, et la cuisine du premier étage, au service de la table du roi. Dans le palais des Papes, à Avignon, il existe encore une cuisine du XIVe siècle : c’est une vaste pyramide à huit pans, creuse, bâtie dans une tour carrée, et terminée par un seul tuyau ; des foyers sont disposés dans les parois inférieures. On ne manque pas de montrer cette salle aux visiteurs, comme étant celle où le tribunal de l’Inquisition faisait rôtir les gens à huis-clos. Rôtir les gens sur une place publique ou dans une tour pour la plus grande gloire de Dieu est certes un triste moyen de les ramener dans la voie du salut ; mais prendre une cuisine pour une rôtissoire d’humains est une méprise bien ridicule.

Dans les châteaux, cependant, on plaçait, autant que possible, ainsi que cela se pratiquait dans les monastères, les cuisines dans un bâtiment spécial. Voici une de ces cuisines, de la fin du XIVe siècle, parfaitement conservée, qui dépend du château de Montreuil-Bellay près Saumur[5].

Le plan (15) est carré ; à l’intérieur, il n’y a que deux cheminées AA. Des fourneaux ou potagers étaient vraisemblablement placés en F. Les deux cheminées possèdent chacune leur tuyau de tirage ; au centre de la voûte est en outre un long tuyau destiné, suivant l’usage, à enlever la buée formée à l’intérieur de la salle. Cette cuisine est adossée d’un côté à un gros mur B du château. Deux petites portes latérales sont en CC′, cette dernière donnant sur une galerie. On voit encore une troisième porte en D, puis en E une très-large fenêtre, avec mur d’appui, disposée comme une devanture de boutique. C’est par cette fenêtre que l’on apportait et que l’on recevait les provisions du dehors ; et, en effet, on voit la trace du petit auvent qui, à l’extérieur, abritait les gens qui stationnaient devant cette ouverture. L’auvent se prolongeait, au moyen d’un petit appentis suspendu, jusqu’au-dessus de la porte D.

La construction des voûtes est des plus curieuses à étudier : elle nous fait voir une fois de plus combien les architectes du moyen âge usaient librement des principes féconds qu’ils avaient trouvés.


Donnons d’abord la coupe (16) de la cuisine de Montreuil-Bellay sur la ligne O, P du plan. La voûte centrale est une pyramide curviligne à quatre pans, avec arêtes saillantes dans les quatre angles rentrants. Ces arêtes sont en pierre et les pans courbes en brique ; les arêtes saillantes portent la clef percée d’une lunette circulaire en pierre qui reçoit le tuyau central carré en brique, terminé par un lanternon de pierre de taille ; sur les quatre faces du carré formant bas-côtés sont bandés des berceaux, ceux au droit des cheminées pénétrés par leurs manteaux. Mais pour contre-butter les quatre arcs doubleaux et les deux arcs d’arêtiers très-chargés, le constructeur a bandé des demi-arcs formant comme des arcs-boutants tournés vers les murs extérieurs. Ainsi ces arcs polissent peu en dehors et maintiennent puissamment la voûte centrale, chargée d’une lourde cheminée.


Si donc nous coupons le bâtiment sur la ligne RS du plan, nous obtenons le tracé (17) dans lequel on voit en coupe comment les arcs diagonaux d’angles L étrésillonnent les quatre arêtiers de la voûte centrale. C’est sous la fenêtre de droite qu’était placé très-probablement l’un des fourneaux ou potager, et cette fenêtre permettait d’examiner les mets posés sur les cases de ce fourneau. À dater du XIVe siècle, l’usage des sauces était très-goûté dans l’art de la cuisine ; on ne se contentait plus de servir sur les tables des viandes rôties ou bouillies. Il fallait nécessairement des fourneaux pour préparer ces condiments beaucoup plus variés qu’ils ne le sont de nos jours. Au commencement de notre siècle, un célèbre cuisinier prétendait que les habitudes anglaises introduites dans l’art culinaire étaient la perte de l’art, que c’était un retour manifeste vers la barbarie ; avec la gravité qui appartient à tout cuisinier sûr de son mérite, il prédisait tristement la décadence des sauces et, par suite, celle de la société. La coupe faite sur la ligne TV du plan nous donne le profil (18) indiquant comment le manteau de la cheminée pénètre dans le berceau latéral et comment le tuyau se dévie pour revenir à l’aplomb du mur.


La fig. 19 présente l’élévation extérieure de la cuisine de Montreuil-Bellay, du côté de la fenêtre aux provisions.

La cour de Bourgogne attachait une grande importance au service de table, et, pendant le XVe siècle, c’était, dans tout l’Occident, celle où l’on mangeait et buvait le mieux. Les descriptions des festins donnés par les ducs de Bourgogne, qui nous sont scrupuleusement conservées dans les Mémoires d’Olivier de la Marche, permettent de supposer que, pour préparer un aussi grand nombre de mets variés, il fallait des cuisines et des offices disposées de la façon la plus grandiose. Cependant beaucoup de mets étaient cuits d’avance ; mais on servait un nombre prodigieux de potages, de viandes préparées avec des sauces, de ragoûts, de poissons chauds, puis des pyramides de volailles ou de gibiers rôtis. Il fallait nécessairement que ces mets fussent cuits au moment des repas. Alors, dans les vastes cuisines des palais ou châteaux, non-seulement on chauffait les foyers des vastes cheminées devant lesquels de longues broches recevaient les viandes, mais les landiers (chenets) de ces cheminées portaient de petits fourneaux à leur sommet ; on remplissait les potagers de charbon ; puis des tables, sur lesquelles on étendait de la braise incandescente, servaient encore de supplément soit pour faire instantanément des coulis, soit pour dresser des plats. On tenait fort alors à manger chaud les mets chauds, et on comprend comment, dans ces vastes cuisines toutes garnies de foyers, les aliments n’avaient pas le temps de se refroidir pendant qu’on les posait sur des plats. La bonne disposition des tuyaux de cheminée, et surtout ce tirage central que nous trouvons dans toutes les cuisines du moyen âge, renouvelaient sans cesse les colonnes d’air et, malgré l’extrême chaleur, empêchaient les cuisiniers d’être asphyxiés.

Puisque nous avons parlé de la table des ducs de Bourgogne, nous ne devons pas omettre la belle cuisine construite pendant la seconde moitié du XVe siècle dans l’enceinte du palais des ducs de Bourgogne à Dijon. Cette salle et ses dépendances étaient encore entières il y a quelques années.
Son plan est un carré parfait (20) ; la voûte centrale est portée sur huit colonnes ; sur trois côtés, ces colonnes servent de pieds-droits à trois grandes cheminées jumelles A, dont les foyers, divisés seulement par des arcs en tiers-point, sont surmontés de doubles tuyaux barlongs. Deux potagers ou fourneaux sont disposés en B ; en C est un four et en D un puits avec conduit E communiquant avec l’un des foyers. On pouvait ainsi remplir les grandes bouilloires ou les chaudières qui probablement étaient suspendues au-dessus de l’un des trois foyers. Cette cuisine est éclairée par de hautes fenêtres F et par une petite fenêtre latérale G. En H s’élève le tuyau central destiné à enlever la buée. En K, une table de pierre recevait les viandes après leur cuisson. C’était là que les officiers les prenaient pour les dresser sur les plats. La dalle de cette table était chauffée par-dessous, afin que ces viandes ne pussent se refroidir[6].
La fig. 21 donne la coupe de cette cuisine sur l’axe A′B′. Le tuyau central est porté sur une petite voûte à base carrée (voûte en arc de cloître) qui repose sur la grande voûte centrale, renforcée de quatre arêtiers diagonaux et de quatre nerfs dans les angles rentrants. Ces huit arcs aboutissent à un œil ajouré au milieu et autour de sa circonférence, ainsi que le fait voir le détail perspectif P. Suivant l’usage, un égout latéral R recevait les eaux jetées sur le pavé de la cuisine afin de le maintenir propre. Les foyers, comprenant tout l’espace donné par les collatéraux sur trois côtés, étaient une bonne disposition. Les manteaux, plus larges que ceux de la cuisine du château de Montreuil-Bellay, devaient parfaitement enlever la fumée et rendaient la construction plus simple.

Les cuisines du moyen âge contenaient presque toujours, ainsi que nous l’avons déjà dit, des tables de pierre ou réchauffoirs où l’on déposait les viandes et ragoûts avant de les porter dans la salle du festin. Il existe encore, dans la cuisine de l’abbaye de Mortain (Abbaye Blanche), deux de ces tables-réchauffoirs taillées dans du granit, que nous donnons ici (22).

Nos voisins d’Outre-Manche paraissent avoir, aussi bien que nous, disposé les cuisines de leurs établissements monastiques ou de leurs châteaux. On voit, à Durham, une belle cheminée octogone, du XIVe siècle, avec ses dépendances, offices, magasin à bois et à charbon, etc. Quelles que fussent la dimension et la belle ordonnance de ces cuisines du moyen âge, dans certains cas elles devenaient insuffisantes pour préparer la nourriture de grandes assemblées, d’autant qu’alors les seigneurs tenaient table ouverte à tous venants. Pour le couronnement d’Edward Ier, en 1273, tout l’espace de terrain vacant dans l’enceinte du palais de Westminster fut entièrement couvert de barraques provisoires et d’offices pour donner à manger à tous ceux qui se présenteraient. De nombreuses cuisines furent aussi bâties dans le même enclos ; mais, dans la crainte qu’elles ne pussent suffire, des chaudières de plomb étaient placées sur des foyers en plein air. La cuisine principale, dans laquelle les volailles et autres mets choisis devaient être cuits, était entièrement découverte pour permettre à la fumée de s’échapper librement[7]. Faire d’une cuisine un bâtiment spécial isolé, parfaitement approprié à sa destination, c’eût été, pour les architectes de la Renaissance, déshonorer une ordonnance d’architecture. Depuis lors, on voulut dissimuler ces services essentiels : on les relégua dans des caves, on les plaça comme on put dans les corps de logis, au risque d’incommoder les habitants des châteaux. On voulait avant tout présenter des façades symétriques, des cours régulières ; mais, comme il faut dîner, quelque amour que l’on ait pour l’architecture symétrique, l’odeur de la cuisine, le bruit des gens de service se répandent à certaines heures dans une bonne partie des palais. Dans les établissements publics, tels que les hospices, les casernes, les séminaires, les couvents, les collèges, au lieu des vastes salles bien aérées, bien disposées du moyen âge, on en a été réduit à prendre, à rez-de-chaussée ou au-dessous du sol (toujours pour satisfaire aux règles de la belle architecture), une pièce, souvent enclavée, sombre, humide, d’un accès difficile, pour y installer la cuisine et ses dépendances, à la place de ces foyers larges, devant lesquels les viandes rôtissaient en absorbant autant d’oxygène qu’elles en pouvaient prendre ; on a posé des fourneaux propres (dit-on) à toute espèce de cuisson, manières de fours, d’où tous les mets sortent ayant acquis à peu près le même goût. Dans ces laboratoires de fonte, les viandes ne rôtissent pas, elles se dessèchent ; les légumes prennent, en bouillant, une saveur vapide ; l’air manque à ces mets divers, et l’air entre pour une forte part dans leurs qualités nutritives. La chimie déclare qu’un gigot cuit à l’air libre ou dans ces creusets de fonte présente à l’analyse les mêmes éléments ; nous l’admettons : mais notre palais, qui n’est pas chimiste, s’aperçoit d’une grande différence entre l’un et l’autre ; notre estomac digère mal ces viandes cuites à l’étouffée, sèches et sans saveur. Il est vrai que nous pouvons aider à la digestion en allant regarder les belles façades régulières de nos édifices publics, compter le nombre de leurs colonnes, de leurs arcades ou de leurs fenêtres.

Vous, architectes de nos anciens châteaux, de nos vieux hospices, de nos maisons religieuses, que diriez-vous si vous entriez dans la plupart de nos établissements publics, et si vous voyiez comment sont disposés les services les plus essentiels à la vie commune[8] ?

CUL-DE-BASSE-FOSSE, s, m. In-pace. Si nous en croyons la plupart des écrivains qui se sont occupés du moyen âge, qui ont essayé d’en retracer les mœurs, il n’y avait pas un couvent ou un château en France qui ne possédât au moins, dans ses fondations, un cul-de-basse-fosse destiné à renfermer les gens que l’on voulait faire disparaître. Nous avons vu bien des châteaux, bon nombre de monastères, et nous n’avons jamais pu trouver ces sortes de cachots en forme de cul-d’œuf ou de cône renversé, destinés, dit-on, à recevoir des malheureux qui non-seulement se trouvaient ainsi privés de la lumière du jour, mais qui ne pouvaient, au fond de ces fosses, ni s’asseoir ni se coucher. Quand on voulait, pendant le moyen âge, faire disparaître un homme, on le pendait haut et

  1. Alexandre Necham ou Nequam est un écrivain qui vivait sous les règnes de Henri II, de Richard Ier et de Jean ; il a laissé des descriptions des habitations du XIIe siècle. Né à Saint-Alban en 1157, il fut maître de grammaire dans cette ville ; il fut abbé de Cirencester en 1213. (Voy. Some account of domestic Architecture in England, t. I. Hudson Turner. Parker edit. Oxford, 1851.)
  2. Voy. Jos. Strutt, Angleterre ancienne.
  3. Bibl. Sainte-Geneviève.
  4. Voy. Monog. d’abbayes de France. Bibl. Sainte-Geneviève.
  5. Ce château a appartenu à un duc de la Trémoille. Nous devons ces dessins à M. Patoueille, qui a bien voulu faire pour nous un relevé très-exact de ce petit bâtiment.
  6. Voy. le tome VIII, p. 253, du Bulletin monum., pub. par M. de Caumont.
  7. Voy. Domest. archit. of the middle ages, XIV century, p. 65. Oxford, Parker.
  8. Puisqu’il s’agit ici de cuisines, il faut bien reconnaître que, dans beaucoup de nos établissements d’instruction publique, dans nos casernes, et surtout dans la plupart de nos séminaires, la vue de ces officines est faite pour ôter l’appétit aux plus affamés.