ENGIN, s. m. On donnait ce nom à toute machine ; d’où est venu le mot engineor, engingneur, pour désigner l’homme chargé de la fabrication, du montage et de l’emploi des machines ; d’où le nom d’ingénieur donné de nos jours à toute personne occupée de l’érection des ponts, du tracé des voies, de la construction des usines, des machines, des navires, des fortifications, etc. ; d’où enfin le nom de génie donné au corps.
Parmi les engins du moyen âge, il y a les engins employés pour un service civil, comme les engins propres à monter ou transporter des fardeaux, les grues, les chèvres, les treuils, les machines hydrauliques, les presses ; puis les engins de guerre, lesquels se divisent en engins offensifs, engins défensifs et engins à la fois offensifs et défensifs.
Il est certain que les Romains possédaient des machines puissantes pour transporter et monter les matériaux énormes qu’ils ont si souvent mis en œuvre dans leurs constructions. Vitruve ne nous donne sur ce sujet que des renseignements peu étendus et très-vagues. Les Grecs étaient fort avancés dans les arts mécaniques ; ce qui ne peut surprendre, si l’on songe aux connaissances qu’ils avaient acquises en géométrie dès une époque fort ancienne et qu’ils tenaient peut-être des Phéniciens. Depuis l’antiquité, les puissances mécaniques n’ont pas fait un pas ; les applications seules de ces puissances se sont étendues, car les lois de la mécanique dérivent de la géométrie ; ces lois ne varient pas, une fois connues ; et parmi tant de choses, ici-bas, qu’on donne comme des vérités, ce sont les seules qui ne peuvent être mises en doute.
Les anciens connaissaient le levier, le coin, la vis, le plan incliné, le treuil et la poulie ; comme force motrice, ils n’employaient que la force de l’homme, celle de la bête de somme, les courants d’air ou d’eau et les poids. Ils n’avaient pas besoin, comme nous, d’économiser les bras de l’homme, puisqu’ils avaient des esclaves, et ils ignoraient ces forces modernes produites par la vapeur, la dilatation des gaz et l’électricité. Le moyen âge hérita des connaissances laissées par les anciens sans y rien ajouter, jusqu’à l’époque où l’esprit laïque prit la tête des arts et chercha des voies nouvelles en multipliant d’abord les puissances connues, puis en essayant de trouver d’autres forces motrices. De même qu’en cherchant la pierre philosophale, les alchimistes du moyen âge firent des découvertes précieuses, les mécaniciens géomètres, en cherchant le mouvement perpétuel, but de leurs travaux, résolurent des problèmes intéressants et qui étaient ignorés avant eux ou peut-être oubliés ; car nous sommes disposé à croire que les Grecs, doués d’une activité d’esprit merveilleuse, les forces motrices de leur temps admises seules, avaient poussé les arts mécaniques aussi loin que possible.
engins appliqués à la construction. Nous voyons, dans des manuscrits, bas-reliefs et peintures du IXe au XIIe siècle, le treuil, la poulie, la roue d’engrenage, la romaine, les applications diverses du levier et des plans inclinés. Nous ne saurions préciser l’époque de la découverte du cric ; mais déjà, au XIVe siècle, son principe est parfaitement admis dans certaines machines de guerre.
D’ailleurs chacun sait que le principe en mécanique est celui-ci, savoir : que la quantité de mouvement d’un corps est le produit de sa vitesse, c’est-à-dire de l’espace qu’il parcourt dans un temps donné, par sa masse ; et une fois ce principe reconnu, les diverses applications devaient s’ensuivre naturellement, avec plus ou moins d’adresse. Dans les constructions romanes, on ne voit guère que de petits matériaux employés, matériaux qui étaient montés soit à l’épaule, soit au bourriquet au moyen de poulies, soit en employant le treuil à roues que des hommes de peine faisaient tourner par leur poids (1). Cet engin primitif est encore mis en œuvre dans certains départements du centre et de l’ouest de la France ; il est puissant lorsque la roue est d’un diamètre de six mètres, comme celle que nous avons tracée dans cet exemple, et qu’on peut la faire mouvoir par la force de trois hommes ; mais il a l’inconvénient d’occuper beaucoup de place, d’être d’un transport difficile, et il ne permet pas de régler le mouvement d’ascension comme on peut le faire avec les machines de notre temps employées aux mêmes usages. Le seul moyen de donner une grande puissance aux forces motrices autrefois connues, c’était de les multiplier par les longueurs des leviers. Aussi, pendant le moyen âge, comme pendant l’antiquité, le levier joue-t-il le principal rôle dans la fabrication des engins. Les Romains avaient élevé des blocs de pierre d’un volume énorme à une grande hauteur, et ils dressaient tous les jours des monostyles de granit ou de marbre de deux mètres de diamètre à la base sur quinze à dix-huit mètres de hauteur. Les Phéniciens et les Égyptiens l’avaient fait bien avant eux ; or de pareils résultats ne pouvaient être obtenus que par la puissance du levier et les applications très-étendues et perfectionnées de ce moyen primitif. On comprend, par exemple, quelle puissance peut avoir un engin disposé comme celui-ci (2). Soit AB un monostyle posé sur chantier incliné ayant en C un axe roulant dans une entaille longitudinale pratiquée dans une forte pièce de bois E, que l’on calle en X lorsque le chantier est arrivé à sa place ; soient, assemblées dans l’axe et les pièces inclinées, deux bigues CD, réunies à leur sommet D comme un pied de chèvre, ainsi que le fait voir le tracé P ; soient des écharpes en bois G, puis un système de haubans en cordages H fortement serrés par des clefs ; soient, le long des deux bigues, des poulies K, et sur le sol, fixées à deux pièces longitudinales, d’autres poulies correspondantes L dont les dernières renvoient les câbles à deux cabestans placés à distance. Il faudra que le monostyle AB, si pesant qu’il soit, arrive à décrire un arc de cercle et à prendre la position a b ; on passera sous son lit inférieur des calles ou un bon lit de mortier, et lâchant les cordes qui le lient peu à peu, il glissera sur son chantier et se posera de lui-même sur sa base M. Il ne s’agit que d’avoir des bigues d’une dimension proportionnée à la hauteur du bloc à dresser et un nombre de poulies ou de moufles en rapport avec le poids du bloc. C’est ce même principe qui est adopté de temps immémorial dans la construction des petits fardiers (2 bis) propres à soulever et transporter de grosses pièces de bois.Mais il était fort rare que les architectes du moyen âge missent en œuvre des monostyles d’une dimension telle qu’elle exigeât de pareils moyens. Pour élever des colonnes monolithes comme celles de la cathédrale de Mantes, de l’église de Semur en Auxois, du chœur de l’église de Vézelay, de la cathédrale de Langres, etc., les architectes pouvaient n’employer que le grand treuil à levier que nous voyons figuré dans les vitraux et dans les vignettes des manuscrits. Ce treuil, malgré son volume, pouvait être transporté sur des rouleaux, et s’il ne s’agissait que d’élever les colonnes d’un sanctuaire, il n’était besoin que de lui faire faire une conversion, de façon à placer son axe normal à la courbe du chevet[1].
Voici (3) un de ces engins que nous avons essayé de rendre pratique, car les tracés que nous donnent les peintures anciennes sont d’une naïveté telle qu’on ne doit les considérer que comme une indication de convention, une façon d’hiéroglyphe. En A, on voit le plan de l’engin, dont le treuil horizontal B est disposé de manière à pouvoir enrouler deux câbles. Le profil D de cet engin montre l’un des deux plateaux circulaires C du plan, lesquels sont munis, sur chacune de leurs faces, de huit dents mobiles, dont le détail est présenté en G de face et de profil. Les grands leviers E sont à fourchettes et embrassent les plateaux circulaires ; abandonnés à eux-mêmes, ces leviers prennent la position KL, venant frapper leur extrémité sur la traverse L, à cause des contre-poids I. Alors les dents M, tombées sur la partie inférieure de leur entaille, par leur propre poids et la position de leur axe, opposent un arrêt à l’extrémité de la flèche du levier entre la fourchette ; les hommes qui, étant montés par l’échelle N, posent leurs pieds sur la traverse O, en tirant, s’il est besoin, sur les échelons, comme l’indique le personnage tracé sur notre profil, font descendre l’extrémité du levier O jusqu’en O′. Le plateau a ainsi fait un huitième de sa révolution et les câbles se sont enroulés sur le treuil. Abandonnant la traverse O, le levier remonte à sa première position, sous l’action du contre-poids ; les hommes remontent se placer sur la traverse, et ainsi de suite. L’échelle N et la traverse O occupant toute la largeur de l’engin entre les deux leviers, six hommes au moins peuvent se placer sur cette traverse façonnée ainsi que l’indique le détail P, et donner aux leviers une puissance très-considérable, d’autant que ces hommes n’agissent pas seulement par leur poids, mais par l’action de tirage de leurs bras sur les échelons. Dans le détail G, nous avons figuré, en R, une des dents tombée, et, en S, la dent correspondante relevée. Ces sortes d’engrenages mobiles, opposant une résistance dans un sens et s’annulant dans l’autre, prenant leur fonction de dent par suite de la position de la roue, sont très-fréquents dans les machines du moyen âge. Villard de Honnecourt en donne plusieurs exemples, et entre autres dans sa roue à marteaux, au moyen de laquelle il prétend obtenir une rotation sans le secours d’une force motrice étrangère. Le vérin, cet engin composé aujourd’hui de fortes pièces de bois horizontales dans lesquelles passent deux grosses vis en bois qui traversent l’une des deux pièces et d’un pointail vertical qui les réunit, était employé, pendant le moyen âge, pour soulever des poids très-considérables, et a dû précéder le cric. Villard de Honnecourt donne un de ces engins[2] dont la puissance est supérieure à celle du cric, mais aussi est-il beaucoup plus volumineux (4). Une grosse vis en bois verticale, terminée à sa partie inférieure par un cabestan, passe à travers la pièce A et tourne au moyen des pivots engagés dans la sablière B et dans le chapeau C ; deux montants inclinés relient ensemble les trois pièces horizontales. Deux montants à coulisses D reçoivent, conformément à la section E, un gros écrou en bois dur armé de brides de fer et supportant un anneau avec sa louve F. En virant au cabestan, on faisait nécessairement monter l’écrou entre les deux rainures des montants D, et l’on pouvait ainsi soulever d’énormes fardeaux, pour peu que l’engin fût d’une assez grande dimension.L’emploi des plans inclinés était très-fréquent dans les constructions de l’antiquité et du moyen âge ; nous en avons donné un exemple remarquable à l’article Échafaud(fig. 1 et 2). On évitait ainsi le danger des ruptures de câbles dans un temps où les chaînes en fer n’étaient pas employées pour élever des matériaux d’un fort volume, et on n’avait pas besoin d’employer des puissances motrices extraordinaires. Il est certain qu’au moyen d’une trémie élevée suivant un angle de 45 degrés, par exemple (5),
deux poulies étant placées au sommet en A, deux autres poulies de renvoi en D, et un ou deux cabestans en B, le poids C étant posé sur des rouleaux, on épargnait beaucoup de forces ; mais il va sans dire que cette manière d’élever des matériaux propres à la construction ne pouvait s’employer qu’autant que les bâtiments n’atteignaient qu’une hauteur très-médiocre : or les édifices du moyen âge sont souvent fort élevés. Aussi, pour la construction des œuvres hautes de ces édifices, paraît-il que l’on employa la chèvre et la grue. Il existait encore, vers le commencement de notre siècle, sur le clocher sud de la cathédrale de Cologne, alors élevée au niveau des voûtes hautes de la nef environ, une grue soigneusement recouverte d’une chape en plomb et qui datait du XIVe siècle, c’est-à-dire du moment où les travaux avaient été interrompus. Nous ne possédons pas, sur cet engin curieux, de documents certains ; nous n’en connaissons que la forme générale, qui rappelait celle des grues encore employées pendant le dernier siècle. Les matériaux étaient apportés à pied d’œuvre sous le bec de la grue au moyen de grands binards ou fardiers à deux roues, ainsi que l’indique la fig. 6.
Un long timon servant de levier permettait, lorsque la pierre avait été bardée sur le plateau A, de soulever ce plateau en abaissant l’extrémité B, et de faire rouler l’engin jusqu’au point où le câble de la grue pouvait saisir la pierre au moyen d’une louve.
Ces engins sont encore en usage aujourd’hui dans les provinces du Midi. Il n’y a pas plus de vingt ans que des perfectionnements notables ont été apportés dans le système et la fabrication des engins employés pour les constructions ; jusqu’alors les engins dont on se servait au XIIIe siècle étaient aussi employés soit pour transporter les matériaux d’un point à un autre, soit pour les élever verticalement. La chèvre, cette admirable et simple invention qui remonte à la plus haute antiquité, est encore en usage aujourd’hui, et il est probable qu’on s’en servira longtemps.
engins de guerre. Il est nécessaire, pour mettre de la clarté dans notre texte, de diviser ces machines en raison de leur fonction : engins d’attaque, engins d’attaque et de défense, engins de défense seulement.
Engins offensifs avant l’artillerie à feu. — Vitruve[3] parle de trois machines propres à l’attaque : les catapultes, les scorpions et les balistes. Les catapultes et les scorpions sont rangés par lui dans la même catégorie ; ces engins étaient destinés à projeter des dards d’une grande longueur et d’un poids assez considérable. Naturellement c’est la dimension du projectile qui donne celle de la machine. Le propulseur consistait en des ressorts de bois tendus au moyen de cordes et de treuils. Malheureusement Vitruve, qui relève scrupuleusement les dimensions relatives de chaque partie de ces machines, oublie de nous décrire leur structure ; de sorte qu’il est difficile de se faire une idée passablement exacte du système adopté. Perrault, dans sa traduction du texte latin, nous donne la représentation d’une catapulte[4] ; mais nous avouons ne pas être satisfait de son interprétation. Son propulseur ne pourrait avoir qu’une action très-faible et ferait plutôt basculer le trait qu’il ne l’enverrait suivant une ligne droite. Végèce[5] parle des balistes, des onagres, des scorpions, des arcs-balistes ; mais ses descriptions sont d’un laconisme tel que l’on ne peut en rien tirer de concluant ; nous savons seulement par lui que la baliste était tendue au moyen de cordes ou de nerfs, que le scorpion était une baliste de petite dimension, une sorte d’arbalète, « scorpiones dicebant, quas nunc manubalistas vocant ; » que l’onagre lançait des pierres et que la force des nerfs devait être calculée en raison du poids des projectiles ; mais il se garde bien de nous faire savoir si ces onagres sont des machines mises en mouvement par des contre-poids, des cordes tordues ou des ressorts. Les commentateurs de ces auteurs anciens sont d’autant plus prolixes que les textes sont plus laconiques ou plus obscurs ; mais ils ne nous donnent pas de solutions pratiques.
Si Végèce semble indiquer que la baliste soit une grande arbalète fixe propre à lancer des traits, Vitruve prétend que la baliste est destinée à lancer des pierres dont le poids varie de deux livres à deux cent cinquante livres ; il ne nous fait pas connaître si cet engin est mu par des contre-poids ou des ressorts. La baliste donnée par Perrault enverrait son projectile à dix pas, si même il ne tombait pas sur l’affût. Ammien Marcellin[6] est un peu moins obscur dans les descriptions qu’il nous a laissées des machines de guerre offensives employées de son temps, c’est-à-dire au IVe siècle. D’après cet auteur, la baliste est une sorte de grande arbalète dont le projectile (le javelot) est lancé par la force de réaction de plusieurs cordes à boyaux tordues. Le scorpion, que de son temps on appelait onagre, est positivement le caable du moyen âge, c’est-à-dire un engin composé d’un style dont le pied est tortillé entre des cordes tendues, comme la clef d’une scie, et dont la tête, munie d’une cuiller, reçoit un boulet que ce style en décliquant envoie en bombe. Ammien Marcellin désigne aussi cet engin sous le nom de tormentum, de torquere, tordre.
Nos lecteurs ne nous sauront pas mauvais gré de ne rien ajouter aux textes aussi diffus que peu concluants des commentateurs de Vitruve, de Végèce, d’Ammien Marcellin ; ils voudront bien nous permettre de passer à l’étude des engins du moyen âge sur lesquels nous possédons des données un peu moins vagues.
Les engins d’attaque, depuis l’invasion des barbares jusqu’à l’emploi de l’artillerie à feu, sont en grand nombre : les uns sont mus par des contre-poids comme les trébuchets, les mangonneaux ; d’autres par la tension de cordes, de nerfs, de branches de ressorts de bois ou d’acier, comme les caables, malvéisines ou male-voisines, les pierrières ; d’autres par leur propre poids et l’impulsion des bras, comme les moutons, béliers, bossons. Rien ne nous indique que les Romains, avant le Ve siècle, aient employé des machines de jet à contre-poids, tandis qu’ils connaissaient et employaient, ainsi que nous venons de le dire, les engins à ressorts, les grandes arbalètes à tour[7] à un ou deux pieds, ainsi qu’on peut s’en assurer en examinant les bas-reliefs de la colonne Trajane. Les machines de jet mues par des contre-poids sont d’une invention postérieure aux machines à ressorts, par la raison que les engins à ressorts ne sont que l’application en grand d’une autre arme de main connue de toute antiquité, l’arc. Les machines à contre-poids exigent, dans leur fabrication, un si grand nombre de précautions, de calculs, et des moyens si puissants, qu’on ne peut admettre qu’elles aient été connues des barbares qui envahirent les Gaules. Ceux-ci durent imiter d’abord les machines de guerre romaines, puis aller demander plus tard à Byzance les inventions très-perfectionnées des Grecs. Les engins inconnus jusqu’alors dont parlent les annales de Saint-Bertin, et qui furent dressés devant les murailles d’Angers occupée en 873 par les Normands, avaient probablement été importés en France par ces artistes que Charles le Chauve faisait venir de Byzance. Les annalistes et les poëtes de ces temps reculés, et même ceux d’une époque plus récente, sont d’un laconisme désespérant lorsqu’ils parlent de ces engins, et ils les désignent indifféremment par des noms pris au hasard dans l’arsenal de guerre, pour les besoins de la mesure ou de la rime, de sorte que, jusque vers le temps de Charles V, où les chroniqueurs deviennent plus précis, plus clairs, il est certaines machines auxquelles on peut difficilement donner leur nom propre. Nous allons essayer cependant de trouver l’emploi et la forme de ces divers engins.
Dans la chanson de Roland, on lit :
« Li reis Marsilie est de guerre vencud,
Vus li avez tuz ses castels toluz,
Od vos caables avez fruiset ses murs,
.............. »
Un profil géométral (8) fait voir la verge abaissée au moyen du treuil et la verge frappant la traverse-obstacle, ainsi que le départ du projectile de la cuiller, les ressorts tendus lorsque la verge est abaissée, et détendus lorsqu’elle est revenue à sa position normale.
Des machines analogues à celle-ci servaient aussi à lancer des traits ; mais nous y reviendrons bientôt en parlant des grandes arbalètes à tour. Nous allons continuer la revue des engins propres à jeter des pierres ou autres projectiles en bombe.
Villard de Honnecourt[11] nous donne le plan d’un de ces grands trébuchets à contre-poids si fort employés pendant les guerres des XIIe et XIIIe siècles. Quoique l’élévation de cet engin manque dans le manuscrit de notre architecte picard du XIIIe siècle, cependant la figure qu’il présente et l’explication qu’il y joint jettent une vive lumière sur ces sortes de machines. Villard écrit au bas de son plan la légende suivante[12] : « Se vus voles faire le fort engieng con apiele trebucet prendes ci gard. Ves ent ci les soles si com il siet sor tierre. Ves la devant les .ij. windas[13] et le corde ploie a coi ou ravale la verge. Veir le poes en cele autre pagene (c’est cette seconde page qui manque). Il y a grant fais al ravaler, car li contrepois est mult pesans. Car il i a une huge plainne de tierre. Ki .ij. grans toizes a de lonc et .viiij. pies de le, et .xij. pies de profont. El al descocier de le fleke[14] penses. Et si vus en donez gard, car ille doit estre atenue a cel estancon la devant. » Le plan donné par Villard présente deux sablières parallèles espacées l’une de l’autre de huit pieds, et ayant chacune trente-quatre pieds de long. À quatorze pieds de l’extrémité antérieure des sablières est une traverse qui, à l’échelle, paraît avoir vingt-cinq pieds de long ; puis quatre grands goussets, une croix de Saint-André horizontale entre les deux sablières longitudinales ; près de l’extrémité postérieure, les deux treuils accompagnés de deux grands ressorts horizontaux en bois. C’est là un engin énorme, et Villard a raison de recommander de prendre garde à soi au moment où la verge est décochée. Présentons de suite une élévation perspective de cette machine, afin que nos lecteurs puissent en prendre une idée générale.
Villard ne nous donne que le plan des sablières sur le sol, mais nombre de vignettes de manuscrits nous permettent de compléter la figure. Un des points importants de la description de Villard, c’est le cube du contre-poids. Ces huches ne sont pas des parallélépipèdes, mais des portions de cylindres dans la plupart des anciennes représentations : or, en donnant à cette huche la forme indiquée dans notre fig. 9 et les dimensions exprimées dans le texte de Villard, nous trouvons un cube d’environ 20 mètres ; en mettant le mètre de terre à 1 200 kil., nous obtenons 26 000 kil. « Il y a grand faix à ravaler. » Pour faire changer de place un pareil poids, il fallait un levier d’une grande longueur : la verge était ce levier ; elle avait de quatre toises à six toises de long (de huit à douze mètres), se composait de deux pièces de bois fortement réunies par des frettes en fer et des cordes, et recevant entre elles deux un axe en fer façonné ainsi que l’indique le détail A. Les tourillons de cet axe entraient dans les deux pièces verticales B, renforcées, ferrées à leur extrémité et maintenues dans leur plan par des contre-fiches. En cas de rupture du tourillon, un repos C recevait le renfort C′, afin d’éviter la chute de la verge et tous les dégâts que cette chute pouvait causer. Voyons comme on manœuvrait cet engin, dont le profil géométral est donné (10). Lorsque la verge était laissée libre, sollicitée par le contre-poids C, elle prenait la position verticale AB. C’était pour lui faire abandonner cette position verticale qu’il fallait un plus grand effort de tirage, à cause de l’aiguité de l’angle formé par la corde de tirage et la verge ; alors on avait recours aux deux grands ressorts de bois tracés sur le plan de Villard et reproduits sur notre vue perspective (fig. 9). Les cordes attachées aux extrémités de ces deux ressorts venaient, en passant dans la gorge de deux poulies de renvoi, s’attacher à des chevilles plantées dans le second treuil D (fig. 10) ; en manœuvrant ce treuil à rebours, on bandait les deux cordes autant que pouvaient le permettre les deux ressorts. Préalablement, la boucle E, avec ses poulies jumelles F, dans lesquelles passait la corde de tirage, avait été fixée à l’anneau G au moyen de la cheville H (voy. le détail X). La poulie I roulait sur un cordage peu tendu K, L, afin de rendre le tirage des treuils aussi direct que possible. Au moment donc où il s’agissait d’abaisser la verge, tout étant ainsi préparé, un servant étant monté attacher la corde double à l’anneau de la poulie de tirage, on décliquait le treuil tourné à rebours, les ressorts tendaient à reprendre leur position, ils faisaient faire un ou deux tours au treuil D dans le sens voulu pour l’abattage et aidaient ainsi aux hommes qui commençaient à agir sur les deux treuils, ce qui demandait d’autant moins de force que la verge s’éloignait de la verticale. Alors on détachait les boucles des cordes des ressorts et on continuait l’abattage sur les deux treuils en a b et a′ b′. Huit hommes (deux par levier pour un engin de la dimension de celui représenté fig. 10), dès l’instant que la verge était sortie de la ligne verticale au moyen des ressorts, pouvaient amener celle-ci suivant la position A′B′. Le chargeur prenait la poche en cuir et cordes M, la rangeait dans la rigole horizontale en M′, plaçait dedans un projectile ; puis, d’un coup de maillet, le décliqueur faisait sauter la cheville H. La verge, n’étant plus retenue, reprenait la position verticale par un mouvement rapide et envoyait le projectile au loin. C’est ici où l’on ne se rend pas, faute de l’expérience acquise par la pratique, un compte exact de l’effet des forces combinées, de la révolution suivie par le projectile et du moment où il doit quitter sa poche. Quelques commentateurs paraissent avoir considéré la poche du projectile comme une véritable fronde se composant de deux attaches, dont une fixe et l’autre mobile, de manière que, par le mouvement de rotation imprimé au projectile, l’une des deux attaches de la fronde quittait son point d’attache provisoire, et le projectile ainsi abandonné à lui-même décrivait dans l’espace une parabole plus ou moins allongée.D’abord, bien des causes pouvaient modifier le décrochement de l’une des cordes de la fronde : le poids du projectile, son tirage plus ou moins prononcé sur l’une des deux cordes, un léger obstacle, un frottement. Il pouvait se faire ou que le décrochement eût lieu trop tôt, alors le projectile était lancé verticalement et retombait sur la tête des tendeurs ; ou qu’il ne se décrochât pas du tout, et qu’alors, rabattu avec violence sur la verge, il ne la brisât. En consultant les bas-reliefs et les vignettes des manuscrits, nous ne voyons pas figurés ces ceux brides de fronde et l’attache provisoire de l’une d’elles ; au contraire, les brides de la fronde paraissent ne faire qu’un seul faisceau de cordes ou de lanières, avec une poche à l’extrémité, comme l’indique nos figures. De plus, nous voyons souvent, dans les vignettes des manuscrits, une seconde attache placée en contre-bas de l’attache de la fronde et qui paraît devoir brider celle-ci, ainsi que le fait voir même la vignette (11) reproduite dans les éditions française et anglaise de Villard de Honnecourt.
Soit (12) le mouvement de la verge, lorsque après avoir été abaissée elle reprend brusquement la position verticale par l’effet du contre-poids. Le projectile devra décrire la courbe ABC. Or il arrive un moment où la fronde sera normale à l’arc de cercle décrit par la verge, c’est-à-dire où cette fronde sera exactement dans le prolongement de la verge qui est le rayon de cet arc de cercle. Alors le projectile, mu par une force centrifuge considérable, tendra à s’échapper de sa poche. Il est clair que la fronde sera plus rapidement amenée dans la ligne de prolongement de la verge suivant que cette fronde sera plus courte et que le poids du projectile sera plus considérable. Si la fronde arrive dans le prolongement de la ligne de la verge lorsque celle-ci est au point D de l’arc de cercle, le projectile ne sera pas lancé du côté des ennemis, mais au contraire sur ceux qui sont placés derrière l’engin. Il y avait donc un premier calcul à faire pour donner à la fronde une longueur voulue, afin qu’ayant à lancer un poids de… elle arrivât dans le prolongement de la ligne de la verge lorsque celle-ci était près d’atteindre son apogée. Mais il fallait alors déterminer par une secousse brusque le départ du projectile, qui autrement aurait quitté le rayon en s’éloignant de l’engin presque verticalement. C’était pour déterminer cette secousse qu’était fait le sous-tendeur P. Si ce sous-tendeur P était attaché en P′, par exemple, de manière à former avec la verge et la queue de la fronde le triangle P′OR, la queue OP′ ne pouvait plus sortir de l’angle P′OR, ni se mouvoir sur le point de rotation O. Mais le projectile C continuant sa course forçait la poche de la fronde à obéir à ce mouvement d’impulsion jusqu’au moment où cette poche, se renversant tout à fait, le projectile abandonné à lui-même était appelé par la force centrifuge et la force d’impulsion donnée par l’arrêt brusque du sous-tendeur à décrire une parabole C′E.
Si, comme l’indique le tracé S, le sous-tendeur P était fixé en P″, c’est-à-dire plus près de l’attache de la queue de la fronde, et formait un triangle P″O″R″ dont l’angle O’ était moins obtus que celui de l’exemple précédent, la secousse se faisait sentir plus tôt, la portion de la fronde laissée libre décrivait une portion de cercle C″C‴, ou plutôt une courbe C″C″″, par suite du mouvement principal de la verge ; le projectile C″″, abandonné à lui-même sous le double mouvement de la force centrifuge principale et de la force centrifuge secondaire occasionnée par l’arrêt P″, était lancé suivant une ligne parabolique C″″E″, se rapprochant plus de la ligne horizontale que dans l’exemple précédent. En un mot, plus le sous-tendeur P était raidi et fixé près de l’attache de la fronde, plus le projectile était lancé horizontalement ; plus, au contraire, ce sous-tendeur était lâche et attaché près de la poche de la fronde, plus le projectile était lancé verticalement. Ces sous-tendeurs étaient donc un moyen nécessaire pour régler le tir et assurer le départ du projectile.
S’il fallait régler le tir, il fallait aussi éviter les effets destructeurs du contre-poids qui, arrivé à son point extrême de chute, devait occasionner une secousse terrible à la verge, ou briser tous les assemblages des contre-fiches. À cet effet, non-seulement le mouvement du contre-poids était double, c’est-à-dire que ce contre-poids était attaché à deux bielles avec deux tourillons, mais encore, souvent aux bielles mêmes, étaient fixés des poids en bascule, ainsi que le font voir nos figures précédentes. Voici quel était l’effet de ces poids T. Lorsque la verge se relevait brusquement sous l’influence de la huche chargée de terre ou de pierres, les poids T, en descendant rapidement, exerçaient une influence sur les bielles au moment où la huche arrivait au point extrême de sa chute et où elle était retenue par la résistance opposée par la verge. Les poids n’ayant pas à subir directement cette résistance, continuant leur mouvement de chute, faisaient incliner les bielles suivant une ligne gh et détruisaient ainsi en partie le mouvement de secousse imprimé par la tension brusque de ces bielles. Les poids T décomposaient, jusqu’à un certain point, le tirage vertical produit par la huche, et neutralisaient la secousse qui eût fait rompre tous les tourillons, sans altérer en rien le mouvement rapide de la verge, en substituant un frottement sur les tourillons à un choc produit par une brusque tension.
Ces engins à contre-poids furent en usage jusqu’au moment où l’artillerie à feu vint remplacer toutes les machines de jet du moyen âge. Le savant bibliophile M. Pichon possède un compte (attachement) de ce qui a été payé pour le transport d’un de ces engins en 1378, lequel avait servi au siège de Cherbourg. Voici ce curieux document, que son possesseur a bien voulu nous communiquer : « La monstre Thomin le bourgois de Pontorson gouvernour de l’engin de la dite ville, du maistre charpentier, de V autres charpentiers, de X maçons et cancours, de XL tendeurs et XXXI charrêt à compter le cariot qui porte la verge d’iceluy engin ; pour trois charreltiers qui sont ordennés servir celui engin au siége de Cherbourt, venu à Carentan et nous Endouin Channeron, dotteur en la seigneurie, bailly de Costentin et Jehan des Îles, bailly illec pour le roy notre sire es terres qui furent au roy de Navarre, comis et députez en ceste partie, de par nos seigneurs les généraulx commis, du roy notre sire pour le fait dudit siége ; le XV jour de novembre l’an MCCCLXXVIII. »
- « Et premièrement :
Le dit Thomin le maistre gonduom dudit engin, X jours. | XΓ |
vault pour X jours. |
DΓ |
- Some ci dessus.
Michel Rouffe, maistre charpentier dudit engin, X jours. | VΓ |
vault pour X jours. |
CΓ |
Etc. »
Suit le compte des charpentiers, maçons, tendeurs, charrettes et chevaux. Cet attachement fait connaître l’importance de ces machines qui exigeaient un personnel aussi nombreux pour les monter et les faire agir. Le chiffre de quarante tendeurs indique assez la puissance de ces engins : car, en supposant qu’ils fussent divisés en deux brigades (leur service étant très-fatigant, puisqu’ils étaient chargés de la manœuvre des treuils), il fallait donc vingt tendeurs pour abaisser la verge du trébuchet. Les maçons étaient probablement employés à dresser les aires de niveau sur lesquelles on asseyait l’engin[15]. Pierre de Vaux-Cernay, dans son Histoire des Albigeois, parle de nombreux mangonneaux dressés par l’armée des croisés devant le château des Termes, et qui jetaient contre cette place des pierres énormes, si bien que ces projectiles firent plusieurs brèches. Au siége du château de Minerve (en Minervois), dit ce même auteur, « on éleva du côté des Gascons une machine de celles qu’on nomme mangonneaux, dans laquelle ils travaillaient nuit et jour avec beaucoup d’ardeur. Pareillement, au midi et au nord, on dressa deux machines, savoir une de chaque côté ; enfin, du côté du comte, c’est-à-dire à l’orient, était une excellente et immense pierrière, qui chaque jour coûtait vingt et une livres pour le salaire des ouvriers qui y étaient employés. » Au siège de Castelnaudary, entrepris contre Simon de Montfort, le comte de Toulouse fit « préparer un engin de grandeur monstrueuse pour ruiner les murailles du château, lequel lançait des pierres énormes, et renversait tout ce qu’il atteignait… Un jour le comte (Simon de Montfort) s’avançait pour détruire la susdite machine ; et comme les ennemis l’avaient entourée de fossés et de barrières tellement que nos gens ne pouvaient y arriver… » En effet, on avait toujours le soin d’entourer ces engins de barrières, de claies, tant pour empêcher les ennemis de les détruire que pour préserver les hommes qui les servaient. Au siège de Toulouse, Pierre de Vaux-Cernay raconte que, dans le combat où Simon de Montfort fut tué, « le comte et le peu de monde qui était avec lui se retirant à cause d’une grêle de pierres et de l’insupportable nuée de flèches qui les accablaient, s’arrêtèrent devant les machines, derrière des claies, pour se mettre à l’abri des unes et des autres ; car les ennemis lançaient sur les nôtres une énorme quantité de cailloux au moyen de deux trébuchets, un mangonneau et plusieurs engins… » C’est alors que Simon de Montfort fut atteint d’une pierre lancée par une pierrière que servaient des femmes sur la place de Saint-Sernin, c’est-à-dire à cent toises au moins de l’endroit où se livrait le combat. Quelquefois les anciens auteurs semblent distinguer, comme dans ce passage, les trébuchets des mangonneaux. Les mangonneaux sont certainement des machines à contre-poids comme les trébuchets ; mais les mangonneaux avaient un poids fixe placé à la queue de la verge au lieu d’un poids mobile, ce qui leur donnait une qualité particulière.
Villard de Honnecourt appelle l’engin à contre-poids suspendu par des bielles, à contre-poids en forme de huche, trébuchet ; d’où l’on doit conclure que si le mangonneau est aussi un engin à contre-poids, ce ne peut être que l’engin-balancier, tel que celui figuré dans le bas-relief de Saint-Nazaire de Carcassonne[16] et dans beaucoup de vignettes de manuscrits[17].
Nous avons vu que la fronde du trébuchet a ses deux branches attachées à la tête de la verge, et que le projectile quitte la poche de cette fronde par l’effet d’une secousse produite par des sous-tendeurs. Dans les représentations des engins à verge et à balancier, l’un des bras de la fronde est fixé à l’extrémité de la verge et l’autre est simplement passé dans un style disposé de telle façon que, quand la verge arrive à son apogée, ce bras de fronde quitte son style et le projectile est lancé comme la balle d’une fronde à main. Cet engin, ainsi que nous le disions tout à l’heure, possède d’autres qualités que le trébuchet. Le trébuchet, par son mouvement brusque, saccadé, était bon pour lancer les projectiles par-dessus de hautes murailles, sur des combles, comme nos mortiers lancent les bombes ; mais il ne pouvait faire décrire au projectile une parabole très-allongée se rapprochant de la ligne horizontale. Le tir du mangonneau pouvait se régler beaucoup mieux que celui du trébuchet, parce qu’il décrivait un plus grand arc de cercle et qu’il était possible d’accélérer son mouvement.
Essayons donc d’expliquer cet engin.
D’abord (voy. fig. 13) la verge, au lieu de passer dans l’axe du tourillon, se trouvait fixée en dehors, ainsi que l’indique le tracé en A. À son extrémité inférieure, qui s’élargissait beaucoup (nous allons voir comment et pourquoi), étaient attachés des poids, lingots de fer ou de plomb, ou des pierres, maintenus par une armature et un coffre de planches B. Dans son état normal, la verge, au lieu d’être verticale comme dans le trébuchet, devait nécessairement s’incliner du côté de l’ennemi, c’est-à-dire sur la face de l’engin[18], à cause de la position du contre-poids et celle de l’arbre. Pour abaisser la verge, on se servait de deux roues C, fixées à un treuil et correspondant à deux poulies de renvoi D. Il est clair que devant l’ennemi, il n’était pas possible de faire monter un servant au sommet de la verge pour y fixer la corde double de tirage avec sa poulie et son crochet, d’abord parce que cette corde et cette poulie devaient être d’un poids assez considérable, puis parce qu’un homme qui se serait ainsi exposé aux regards ennemis eût servi de point de mire à tous les archers et arbalétriers. Nous avons vu tout à l’heure que ces engins étaient entourés de barrières et de claies destinées à garantir les servants qui restaient sur le sol. Au moyen d’un petit treuil E, attaché aux parois de la caisse du contre-poids et mu par deux manivelles, on amenait, à l’aide de la corde double F passant par deux fortes poulies G, la poulie H et son crochet auquel préalablement on avait accroché l’autre poulie K. La verge abaissée suivant l’inclinaison LM, on faisait sauter le crochet de la poulie K, et la verge décrivait l’arc de cercle MN. Les servants précipitaient ce mouvement en tirant sur plusieurs cordes attachées en O, suivant la direction OR. Si, lors du décliquement de la verge, les servants tiraient vivement et bien ensemble sur ces cordes, ils faisaient décrire à l’extrémité supérieure de la verge un arc de cercle beaucoup plus grand que celui donné par la seule action du contre-poids, et ils augmentaient ainsi la force d’impulsion du projectile S au moment de son départ. Pour rattacher la poulie K à la poulie H, on tirait celle-ci au moyen d’un fil P en déroulant le treuil E, on descendait cette poulie H aussi bas qu’il était nécessaire, on y rattachait la poulie K, on appuyait de nouveau sur le treuil E. Cette manœuvre était assez rapide pour qu’il fût possible d’envoyer douze projectiles en une heure.
Pour faciliter l’abaissement de la verge, lorsque les tendeurs agissaient sur les deux grandes roues C, les hommes préposés à la manœuvre des cordes du balancier B tiraient sur ces cordes attachées en O, suivant la ligne OV. Lorsque la verge était abaissée, les servants chargés de l’attache de la fronde étendaient les deux brides de cette fronde dans la rigole T. L’une de ces brides restait fixée à l’anneau X, l’autre était sortie d’elle-même du style U ; les servants avaient le soin de replacer l’anneau de cette seconde bride dans le style et, bien entendu, laissaient passer ces deux brides par-dessus la corde double de tirage de la verge, ainsi que l’indique la coupe Z, présentant en a l’extrémité de la verge abaissée avec sa poulie H en h, sa poulie K en k, les deux poulies D en d, les deux brides de la fronde en gg. Lorsque le décliqueur agissait sur la petite bascule e du crochet, la poulie K tombait entre les deux sablières, la verge se relevait et les deux brides gg tiraient le projectile S. On observera ici que le projectile S étant posé dans la poche de la fronde, les deux brides de cette fronde devant être égales en longueur, l’une, celle attachée à l’anneau X, est lâche, tandis que celle fixée au style est presque tendue. L’utilité de cette manœuvre va tout à l’heure être démontrée. On voudra bien encore examiner la position du contre-poids lorsque la verge est abaissée ; cette position est telle que la verge devait se trouver en équilibre ; que, par conséquent, l’effort des tendeurs, pour l’amener à son déclin, devait être à peu près nul, ce qui permettait de tendre la corde sur la poulie k, ainsi que l’indique la coupe Z ; que cet équilibre, obtenu par les pesanteurs principales reportées sur le tourillon A, rendait efficace le tirage des hommes préposés au balancier, puisqu’au moment du décliquement il devait y avoir une sorte d’indécision dans le mouvement de la verge ; que ce tirage ajoutait alors un puissant appoint au poids du balancier, ce qui était nécessaire pour que la fronde fonctionnât convenablement.
La fig. 14 représente le mangonneau du côté de sa face antérieure, au moment où la verge est abaissée. Les six hommes agissant sur les deux grands treuils sont restés dans les roues afin de dérouler le câble doublé lorsque la verge aura lancé le projectile qui est placé dans la poche de la fronde. Seize hommes s’apprêtent à tirer sur les quatre cordes attachées à la partie inférieure du contre-poids. Le décliqueur est à son poste, en A, prêt à faire sauter le crochet qui retient l’extrémité de la verge abaissée. Le maître de l’engin est en B ; il va donner le signal qui doit faire agir simultanément le décliqueur et les tireurs ; à sa voix, la verge n’étant plus retenue, sollicitée par les seize hommes placés en avant, va se relever brusquement, entraînant sa fronde, qui, en sifflant, décrira une grande courbe et lancera son projectile.Examinons maintenant comment la fronde devait être attachée pour qu’une de ses branches pût quitter en temps opportun le style de l’engin, afin de laisser au projectile la liberté de s’échapper de la poche.
Voici (15) l’extrémité de la verge ; on voit, en A, l’attache fixe qui se compose d’un long étrier tournant sur un boulon B ; puis, en C, le style en fer, élargi à sa base, et en D la boucle qui n’entre dans ce style que jusqu’à un certain point qu’elle ne peut dépasser à cause de cet élargissement. Lorsque l’étrier est sollicité par l’une des brides de la fronde (voy. le profil G), il faut que son anneau E tombe sur la circonférence décrite par l’anneau F de la boucle, circonférence dont, bien entendu, la verge est le rayon ; il faut aussi que l’étrier ne puisse dépasser la ligne IE et soit arrêté en K par la largeur du bout de la verge. Tant que la bride de la fronde attachée à l’anneau E de l’étrier n’a pas, par suite du mouvement imprimé, dépassé la ligne EE′ ; prolongement de la ligne IE, l’autre bride de la fronde tire sur la boucle F obliquement, de telle façon que cette boucle ne peut quitter le style C.
Ceci compris, la figure 16 indique le mouvement de rotation de la verge. La bride mobile de la fronde ne quittera le style que lorsque le projectile aura dépassé le rayon du cercle décrit par la verge, qu’au moment où les brides de la fronde formeront avec la verge un angle, ainsi qu’il est tracé dans la position A. Alors, l’une des brides de la fronde continuera à tirer sur l’étrier, tandis que l’autre se relâchera, et la force centrifuge imprimée au projectile fera échapper la boucle du style, comme nous le voyons en M. Le projectile libre décrira sa parabole. Si le mouvement de rotation de la verge était égal ou progressivement accéléré, il arriverait un moment où le projectile se trouverait dans le prolongement de la ligne de la verge (rayon) pour ne plus quitter cette ligne qu’au moment où la verge s’arrêterait. Mais il n’en est pas ainsi, grâce à la disposition du tourillon hors de la ligne de la verge, de la place du contre-poids hors d’axe et du tirage des hommes pour hâter le mouvement de rotation au moment du décliquement ; une force d’impulsion très-violente est d’abord donnée à la verge et par suite au projectile ; celui-ci, sous l’empire de cette force première, décrit sa courbe plus rapidement que la verge ne décrit son arc-de-cercle, d’autant que le mouvement de celle-ci se ralentit à mesure qu’elle approche de son apogée ; dès lors, les brides de la fronde doivent faire un angle avec la verge, ainsi qu’on le voit en M.C’étaient donc les hommes placés à la base du contre-poids qui réglaient le tir, en appuyant plus ou moins sur les cordes de tirage. S’ils appuyaient fortement, la verge décrivait son arc de cercle avec plus de rapidité, la force centrifuge du projectile était plus grande ; il dépassait plus tôt la ligne de prolongement de la verge ; le bras mobile de la fronde se détachait plus tôt et le projectile s’élevait plus haut, mais parcourait un moins grand espace de terrain. Si, au contraire, les hommes du contre-poids appuyaient mollement sur les cordes de tirage ou n’appuyaient pas du tout, le projectile était plus lent à dépasser la ligne de prolongement de la verge ; le bras mobile de la fronde se détachait plus tard, et le projectile, n’abandonnant sa poche que lorsque celle-ci avait dépassé la verticale, s’élevait moins haut, mais parcourait un espace de terrain plus étendu. Ainsi le mérite d’un bon maître engingneur était, d’abord, de donner aux brides de la fronde la longueur voulue en raison du poids du projectile, puis de régler l’attache de ces deux brides, puis enfin de commander d’appuyer plus ou moins sur les cordes de tirage, suivant qu’il voulait envoyer son projectile plus haut ou plus loin.
Il y avait donc une différence notable entre le trébuchet et le mangonneau. Le trébuchet était un engin beaucoup moins docile que le mangonneau, mais il exigeait moins de pratique, puisque pour en régler le tir il suffisait d’un homme qui sût attacher les brides de sous-tension de la fronde. Le mangonneau devait être dirigé par un engingneur habile et servi par des hommes au fait de la manœuvre, sinon il était dangereux pour ceux qui l’employaient. Il est, en effet, quelquefois question de mangonneaux qui blessent et tuent leurs servants : une fausse manœuvre, un tirage exercé mal à propos sur les cordes du contre-poids, et alors que celui-ci avait déjà fait une partie de sa révolution, pouvait faire décrocher la bride de la fronde trop tard et projeter la pierre sur les servants placés à la partie antérieure de l’engin.
Il serait superflu d’insister davantage sur le mécanisme de ces engins à contre-poids ; nous n’avons prétendu ici que donner à cette étude un tour plus pratique que par le passé. Il est clair que pour connaître exactement les effets de ces formidables machines de guerre, il faudrait les faire fabriquer en grand et les mettre à l’épreuve, ce qui aujourd’hui devient inutile en face des canons rayés ; nous avons pensé qu’il était bon de faire connaître seulement que nos pères apportaient dans l’art de tuer les hommes la subtilité et l’attention qu’ils mettaient à leur bâtir des palais ou des églises. Ces batteries d’engins à contre-poids, qui nuit et jour envoyaient sans trêve des projectiles dans les camps ou les villes ennemies, causant de si terribles dommages qu’il fallait Venir à composition, n’étaient donc pas des joujoux comme ceux que l’on nous montre habituellement dans les ouvrages sur l’art militaire du moyen âge. Les projectiles étaient de diverses sortes : boulets de pierre, paquets de Cailloux, amas de charognes, matières incendiaires, etc[19].
Les Orientaux, qui paraissent être les premiers inventeurs de ces engins à contre-poids, s’en servaient avec avantage déjà dès le xie siècle. Ils employaient aussi les pierrières, chaables, pierrières turques, au moyen desquelles ils jetaient sur les ouvrages ennemis non-seulement des pierres, mais aussi des barils pleins de matières inflammables (feu grégeois) que l’eau ne pouvait éteindre, et qui s’attachaient en brûlant sur les charpentes des hourds ou des machines.
Joinville nous a laisse une description saisissante des terribles effets de ces engins. « Le roy ot conseil, dit-il, quand il s’agit de passer un des bras du Nil devant les Sarrasins, que il feroit faire une chauciée par mi la rivière pour passer vers les Sarrasins. Pour garder ceux qui ouvroient (travaillaient) à la chauciée, et fit faire le roy deux beffrois que l’en appele chas-chastiau (nous parlerons tout à l’heure de ces sortes d’engins) ; car il avoit deux chastiaus devant les chus et deux massons (palissades) derrière les chastiaus, pour couvrir ceulz qui guieteroient (qui feraient le guet), pour (contre) les copz des engins aux Serrazins, lesquiex avoient seize engins touz drois (sur une même ligne, en batterie). Quant nous venimes là, le roy fist faire dix huit engins, dont Jocelin de Cornaut estoit mestre engingneur (un maître engingneur commandait donc la manœuvre de plusieurs engins). Nos engins getoient au leur, et les leurs aus nostres ; mes onques n’oy dire que les nostres feissent biaucop… Un soir, avint, là où nous guietions les chas-chastiaus de nuit, que il nous avièrent un engin que l’en appèle perrière, ce que il n’avoient encore fait, et mistrent le feu gregoiz en la fonde de l’engin (cuiller de l’engin)… Le premier cop que il jetèrent vint entre nos deux chastelz, et chaï en la place devant nous que l’ost avoit fait pour boucher le fleuve. Nos esteingneurs (on avait donc des hommes spécialement chargés d’éteindre les incendies allumés par les ennemis) furent appareillés pour estaindre le feu ; et pour ce que les Sarrazins ne pooient trère à eulz (tirer sur ces éteigneuxs), pour les deux eles des paveillons que le roy y avoit fait faire (à cause des ouvrages palissadés qui réunissaient les chas-chatelz), il traioient tout droit vers les nues, si que li pylet (les dards) leur cheoient tout droit vers eulz (tombaient verticalement sur eux). La manière du feu gregois estoit tele, que il venoit bien devant aussi gros comme un tonnel de verjus (comme un baril), et la queue du feu qui partoit de li (la fusée), estoit bien aussi grant comme un grant glaive ; il faisoit tele noise au venir (tel dommage en tombant), que il sembloit que ce feust la foudre du ciel ; il sembloit un dragon qui volast par l’air, tant getoit grant clarté, que l’on véoit parmi l’ost comme se il feust jour, pour la grant foison du feu qui jetoit la grant clarté… »
Ces barils remplis de matières inflammables paraissent être lancés par des pierrières ou caables comme celui représenté fig. 7 et 8 ; ils étaient munis d’une fusée et contenaient une matière composée de soufre, d’huile de naphte, de camphre, de bitume ou de résine, de poussière de charbon, de salpêtre et peut-être d’antimoine. À cette époque, au milieu du XIIIe siècle, il semble, d’après Joinville, que nos machines de jet fussent inférieures à celles des Turcs, puisque notre auteur, toujours sincère, a le soin de dire que nos engins ne produisaient pas grand effet. Ce n’est guère, en effet, qu’à la fin du XIIIe siècle que les engins paraissent être arrivés, en France, à une grande perfection. On s’en servait beaucoup dans les guerres du XIVe siècle et même après l’invention de l’artillerie à feu.
Les trébuchets, les mangonneaux étaient placés, par les assiégés, derrière les courtines, sur le sol, et envoyaient leurs projectiles sur les ennemis en passant par-dessus la tête des arbalétriers posés sur les chemins de ronde. Mais, outre les pierrières ou caables, que l’on mettait en batterie au niveau des chemins de ronde sur des plates-formes en bois élargissant ces chemins de ronde (ainsi que nous l’avons fait voir dans l’article Architecture Militaire, fig. 32), les armées du moyen âge possédaient encore l’arbalète à tour, qui était un engin terrible, avec lequel on lançait des dards d’une grande longueur, des barres de fer rougies au feu, des traits garnis d’étoupe et de feu grégeois[20] en forme de fusées. Ces arbalètes à tour avaient cet avantage qu’elles pouvaient être pointées comme nos pièces d’artillerie, ce que l’on ne pouvait faire avec les mangonneaux ou les trébuchets : car, pour ces derniers engins, s’il était possible de régler le tir, ce ne pouvait être toujours que dans un même plan ; si on voulait faire dévier le projectile à droite ou à gauche, il fallait manœuvrer l’engin entier, ce qui était long. Aussi les mangonneaux et les trébuchets n’étaient employés que dans les sièges, soit par les assiégeants pour envoyer des projectiles sur un point des défenses de la ville, soit par les assiégés pour battre des travaux d’approche ou des quartiers ennemis. Les arbalètes à tour tiraient sur des groupes de travailleurs, sur des engins, sur des colonnes serrées, et elles produisaient l’effet de nos pièces de campagne, à la portée près ; car leurs projectiles tuaient des files entières de soldats, rompaient les engins, coupaient leurs cordes, traversaient les mantelets et les palissades.
Voici (17) un ensemble perspectif et des détails de l’arbalète à tour. On la faisait mouvoir au moyen des trois roues, dont deux étaient fixées à la traverse inférieure A et la troisième à la partie mobile B de l’affût. Un pointail C, posé sur une crapaudine ovoïde D, ainsi que l’indique le détail C′, maintenait l’affût sur un point fixe servant de pivot. Il était donc facile de régler le tir sur plan horizontal. Pour abaisser ou relever le tir, c’est-à-dire pour viser de bas en haut ou de haut en bas, on pouvait d’abord démonter la roue extrême E, laisser reposer l’affût sur les deux galets en olive F ; alors le tir prenait la direction F′G (voy. le profil X). Si on voulait abaisser quelque peu le tir, on relevait la partie supérieure H de l’affût au moyen de la double crémaillère K et des deux roues d’engrenage I, auxquelles on adaptait deux manivelles. S’il était nécessaire d’abaisser le tir, on laissait la roue E et on élevait la partie supérieure de l’affût au moyen des crémaillères. La partie inférieure de l’affût se mouvait sur le tourillon L. Le propulseur se composait de deux branches doubles d’acier passées dans des cordages de nerfs tortillés, comme on le voit dans notre tracé perspectif, et appuyées à leur extrémité contre les deux montants du châssis. Pour bander ces cordes de nerfs autant qu’il était besoin, des tubes de fer étaient passés entre elles ; on introduisait des leviers dans ces tubes, soit par une de leurs extrémités, soit par l’autre, pour ne pas permettre aux cordes de se détortiller, et on fixait l’extrémité de ces leviers aux deux brancards M. Si l’on sentait que les cordes se détendissent, on appuyait un peu sur ces leviers en resserrant leurs attaches de manière à ce que les deux branches de l’arc fussent toujours également bridées. Pour bander cet arc, dont les deux extrémités étaient réunies par une corde faite avec des crins, des nerfs ou des boyaux, on accrochait les deux griffes N à cette corde ; puis, agissant sur les deux grandes manivelles O, on amenait la corde de l’arc, au moyen des deux crémaillères horizontales, jusqu’à la double détente P, laquelle, pour laisser passer la corde, était rentrée ainsi que l’indique le détail R. Cette détente était manœuvrée par une tige S munie, à son extrémité, d’un anneau mobile T, que l’on passait dans une cheville lorsque la détente était relevée U. Ramenant alors quelque peu les crémaillères, la corde venait s’arrêter sur cette double détente U, qui ne pouvait rentrer dans l’affût. On appuyait la base du projectile sur la corde en le laissant libre dans la rainure. Et le pointeur ayant tout préparé faisait sortir l’anneau T de la cheville d’arrêt, tirait à lui la tige S ; la double détente disparaissait, et la corde revenait à sa place normale en projetant le dard (voy. le plan Y). Une légère pression exercée sur le dard par un ressort l’empêchait de glisser dans sa rainure si le tir était très-plongeant. Avec un engin de la dimension donnée dans notre figure, on pouvait lancer de plein fouet un dard de plus de cinq mètres de long, véritable soliveau armé de fer, à une assez grande distance, c’est-à-dire à cinquante mètres au moins, de façon à rompre des machines, palis, etc. Ces engins lançant des projectiles de plein fouet étaient ceux qui causaient le plus de désordre dans les corps de troupes et particulièrement dans la cavalerie ; aussi ne s’en servait-on pas seulement dans les sièges, mais encore en campagne, au moins pour protéger des campements ou pour appuyer un poste important.
On se servait aussi d’un engin à ressort, dont la puissance était moindre, mais dont l’établissement était plus simple et pouvait se faire en campagne avec le bois qu’on se procurait, sans qu’il fût nécessaire d’employer ces crémaillères et toutes ces ferrures qui demandaient du temps et des ouvriers spéciaux pour les façonner.
Cet engin est fort ancien et rappelle la catapulte des Romains de l’antiquité. Il se compose (18) d’un arbre vertical cylindrique, avec une face plate (voy. le plan A) tournant au moyen de deux tourillons. À la base de cet arbre est fixé un châssis triangulaire posé sur deux roues et relié audit arbre par deux liens ou contre-fiches. Des ressorts en bois vert sont fortement attachés au pied de l’arbre avec des brides en fer et des cordes de nerfs. Un treuil fixé sur deux montants, entre les contre-fiches, est mu par des manivelles et roues d’engrenage. Un bout de corde avec un crochet est fixé à l’extrémité supérieure du ressort, et une autre corde, munie d’un crochet à bascule B, s’enroule sur le treuil après avoir passé dans une poulie de renvoi. Quatre hommes amènent le ressort. Un dard passe par un trou pratiqué à l’extrémité supérieure de l’arbre D, et un support mobile à fourchette E, s’engageant dans les crans d’une crémaillère F, permet d’abaisser ou de relever le tir, ainsi que le fait voir le profil G. Lorsque le ressort est tendu, le pointeur fixe le dard, fait mouvoir le châssis inférieur sur sa plate-forme suivant la direction du tir et, appuyant sur la cordelle C, fait sauter le crochet : le ressort va frapper le dard à sa base et l’envoie au loin dans la direction qui lui a été donnée. La fig. 19 donne le plan de cet engin.
L’artillerie à feu était employée que, longtemps encore, on se servit de ces engins à contre-poids, à percussion, et de ces arbalètes à tour, tant on se fiait en leur puissance ; et même la première artillerie à feu n’essaya pas tout d’abord d’obtenir d’autres effets. Les caables, les pierrières, les trébuchets, les mangonneaux envoyaient à toute volée de gros boulets de pierre qui pesaient jusqu’à deux et trois cents livres ; ces machines ne pouvaient lancer des projectiles de plein fouet. On les remplaça par des bombardes avec lesquelles on obtenait les mêmes résultats ; et les engins à feu envoyant des balles de but-en-blanc, dès le XIVe siècle, n’étaient que de petites pièces portant des projectiles de la grosseur d’un biscaïen.
Engins offensifs à feu. Du jour où l’on eut reconnu la puissance des gaz dégagés instantanément par la poudre à canon, on eut l’idée d’utiliser cette force pour envoyer au loin des projectiles pleins, des boulets de pierre ou des boîtes de cailloux. On trouva qu’il y avait un grand avantage à remplacer les énormes et dispendieux engins dont nous venons de donner quelques exemples par des tubes de fer que l’on transportait plus facilement, qui coûtaient moins cher à établir et que l’ennemi ne pouvait guère endommager. Nous n’avons vu nulle part que la noblesse militaire se soit occupée de perfectionner les engins de guerre, ou de présider à leur exécution. Tous les noms d’engingneurs sont des noms roturiers. Si Philippe-Auguste, Richard Cœur de Lion et quelques autres souverains guerriers paraissent avoir attaché de l’importance à la fabrication des engins, ils recouraient toujours à des maîtres engingneurs qui paraissent être sortis du peuple. Ce dédain pour les combinaisons qui demandaient un travail mathématique et la connaissance de plusieurs métiers, tels que la charpenterie, la serrurerie, la mécanique, la noblesse l’apporta tout d’abord dans la première étude de l’artillerie à feu ; elle ne parut pas tenir compte de cette formidable application de la poudre explosible, et laissa aux gens de métier le soin de chercher les premiers éléments de l’art du bombardier.
En 1356, le prince Noir assiégea le château de Romorantin ; il employa, entre autres armes de jet, des canons à lancer des pierres, des carreaux et des ballottes pleines de feu grégeois. Ces premiers canons étaient longs, minces, fabriqués au moyen de douves de fer, ou fondues en fer ou en cuivre, renforcés de distance en distance d’anneaux de fer, et transportés à dos de mulet ou sur des chariots. Ces bouches à feu, qu’on appelait alors acquéraux, sarres ou spiroles, et plus tard veuglaires, se composaient d’un tube ouvert à chaque bout ; à l’une des extrémités s’adaptait une boîte contenant la charge de poudre et le projectile, c’est-à-dire qu’on chargeait la pièce par la culasse ; seulement cette culasse était complètement indépendante du tube et s’y adaptait au moyen d’un étrier mobile, ainsi que l’indique la fig. 20. En A, on voit la boîte et la pièce coupées longitudinalement ; en B, la coupe sur ab ; en C, la boîte réunie à la pièce au moyen de l’étrier qui s’arrête sur les saillies dd′ des anneaux dentelés ; en D, la même boîte se présentant latéralement avec l’étrier e, muni de sa poignée pour le soulever et enlever la boîte lorsque la pièce a été tirée. Les points culminants g réservés sur chacun des anneaux dentelés servaient de mire. Nous ne savons trop comment se pointaient ces pièces ; elles étaient probablement suspendues à des tréteaux par les anneaux dont elles étaient munies. Les boîtes mobiles adaptées à l’un des bouts du tube laissaient échapper une partie notable des gaz, et devaient souvent causer des accidents ; aussi on renonça aux boîtes adaptées, pour faire des canons fondus d’une seule pièce et se chargeant par la gueule. Il y a quelques années, on a trouvé dans l’église de Ruffec (Charente) deux canons qui paraissent appartenir au XIVe siècle : ce sont des tubes en fonte de fer, sans boîtes, fermés à la culasse et suspendus par deux anneaux.
Nous donnons (21) ces deux pièces, qui sont d’une petite dimension ; en A, nous avons tracé un fragment de canon qui nous paraît appartenir à la même époque, et qui a été trouvé dans des fouilles à Boulogne-sur-Mer.
En 1380, les Vénitiens se servirent de bouches à feu dans la guerre contre les Génois, et ces pièces étaient appelées ribaudequins.
Ces premières pièces d’artillerie à feu furent remplacées par les bombardes et les canons.
Dès 1412, l’usage des bombardes et canons faisait disparaître les engins offensifs pour la défense des places. « Il résulte, dit Jollois dans son Histoire du siége d’Orléans (1428), d’un relevé fait avec soin par feu l’abbé Dubois, qu’en 1428 et 1429 la ville d’Orléans possédait soixante-onze bouches à feu, tant canons que bombardes, toutes en cuivre. Dans le nombre de ces bouches à feu sont compris le canon qui avait été prêté à la ville d’Orléans par la ville de Montargis, un gros canon qu’on avait nommé Rifflard[21], une bombarde faite, dit le journal du siège, par un nommé Guillaume Duisy, très-subtil ouvrier, qui lançait des boulets de pierre de cent vingt livres pesant, et si énorme qu’il fallût vingt-deux chevaux[22] pour la conduire avec son affût du port à l’Hôtel-de-ville. Ces deux canons et cette énorme bombarde étaient mis en batterie sur la tour de la croiche de Meuffray, sise entre le pont et la poterne Chesneau, d’où ils foudroyaient le fort des Tournelles dont les Anglais s’étaient emparés. Parmi les bouches à feu que nous venons d’indiquer, il faut compter un canon[23] qui lançait des boulets de pierre jusqu’à l’île Charlemagne… Ce ne fut que sous le règne de Louis XI qu’on substitua des boulets de fer aux boulets de pierre. » Cependant on employait encore ces derniers à la fin du XVe siècle.
Quoique les noms de canon et de bombarde aient été donnés indifféremment aux bouches à feu qui lançaient des boulets de pierre cependant la bombarde paraît avoir été donnée de préférence à un canon court et d’un très-gros diamètre, lançant les projectiles à toute volée ; tandis que le canon, d’un plus faible diamètre, plus long, pouvait envoyer des boulets de but en blanc.
Ces bombardes sont quelquefois désignées sous le nom de basilics. Au siège de Constantinople, en 1413, Mahomet II mit en batterie des bombardes de 200 livres de boulets de pierre. Ces pièces avaient été fondues par un Hongrois. Une de ces bombardes était même destinée à envoyer un boulet de 850 livres ; deux mille hommes devaient la servir et dix paires de bœufs la traîner ; mais elle creva à la première épreuve et tua un grand nombre de gens. En 1460, Jacques II d’Écosse fit fondre une bombarde monstrueuse, qui creva au premier coup.
Vers cette époque, on renonça aux boîtes emboutiés, mais on fit des canons et bombardes avec boîtes encastrées, principalement pour les pièces qui n’étaient pas d’un très-gros diamètre ; car pour les bombardes qui portaient 60 livres de balles et plus, on les fabriqua en fonte de fer ou de cuivre, ou même en fer forgé, en forme de tube, avec un seul orifice.
Il existe encore quelques bombardes fabriquées au moyen de douves de fer plat, cerclées par des colliers de fer comme des barils ; peut-être ces pièces sont-elles les plus anciennes : elles ne se chargeaient pas au moyen de boîtes à poudre, mais comme nos bouches à feu modernes, si ce n’est qu’on introduisait la poudre au moyen d’une cuiller, puis une bourre, puis le boulet, puis un tampon de foin ou d’étoupes, à l’aide d’un refouloir.
La plus belle bouche à feu que nous connaissions ainsi fabriquée se trouve dans l’arsenal de Bâle (Suisse) (22). Elle est en fer forgé. La culasse A est forgée d’un seul morceau ; l’âme se compose d’un douvage de lames de fer de 0,03 c. d’épaisseur sur 0,06 c. de largeur. Ces douves sont maintenues unies par une suite d’anneaux de fer plus ou moins épais ; en B est un anneau beaucoup plus fort sous lequel est interposé une bande de cuivre. En C est figurée la gueule du canon, dont l’âme n’a pas moins de 0,33 c. de diamètre. La lumière est très-étroite. Dans le même arsenal, on voit une autre pièce de cuivre de 2m,00 de longueur ; elle date de 1444 et porte un écu aux armes de Bourgogne. Pendant le XVe siècle, on fabriquait des bouches à feu de dimensions très-variables, depuis le fauconneau, qui ne portait qu’une livre de balle, jusqu’à la bombarde, qui envoyait des projectiles en pierre de deux cents livres et plus[24]. Ces bombardes n’étaient guère longues en proportion de leur diamètre et remplissaient à peu près l’office de mortiers envoyant le projectile à toute volée : elles se chargeaient par la gueule. On se servait aussi de projectiles creux que l’on remplissait de matières détonnantes, de feu grégeois, et c’est une erreur de croire que les bombes sont une invention des dernières années du XVIe siècle, car plusieurs traités de la fin du XVe et du commencement du XVIe[25] nous montrent de véritables bombes faites de deux hémisphères de fer battu réunis par des brides ou des frettes (23). À la fin du XVe siècle, les bouches à feu se classent par natures, en raison du diamètre des projectiles ; il y a les basilics, qui sont les plus grosses ; les bombardes, les ribaudequins, les canons, les dragons volants, scorpions, coulevrines, pierriers, syrènes, passe-murs, passe-avants, serpentines. Sous Charles VII, l’armée royale possédait déjà une nombreuse artillerie, et Charles VIII, en 1494, entra en Italie faisant traîner plus de cent quarante bouches à feu de bronze montées sur affûts à roues, traînées par des attelages de chevaux, et bien servies[26]. Les Italiens, alors, ne possédaient que des canons de fer traînés par des bœufs, et si mal servis qu’à peine pouvaient-ils tirer un coup en une heure.
Examinons maintenant les canons à boîtes encastrées.
L’idée de charger les canons par la culasse était la première qui s’était présentée, comme ce sera probablement le dernier perfectionnement apporté dans la fabrication des bouches à feu. On dut renoncer aux premières boîtes, qui s’adaptaient mal, laissaient passer les gaz, envoyaient parfois une grande partie de la charge sur les servants et se détraquaient promptement par l’effet du recul. On se contenta de faire dans la culasse du canon une entaille permettant l’introduction d’une boîte de fer ou de cuivre qui contenait la charge de poudre maintenue par un tampon de bois. Cette boîte était fixée de plusieurs manières ; elle était munie d’une anse afin de faciliter sa pose et son enlèvement après le tir. La balle était glissée dans l’âme du canon avant l’introduction de la boîte et refoulée avec une bourre de foin ou de gazon après cette introduction. Chaque bouche à feu possédait plusieurs boîtes qu’on remplissait de poudre d’avance afin de ne pas retarder le tir[27]. Chaque boîte était percée d’une lumière à laquelle on adaptait une fusée de tôle remplie de poudre que l’artilleur enflammait au moyen d’une baguette de fer rougie au feu d’un fourneau. Cette méthode avait quelques avantages : elle évitait l’échauffement de la pièce et les accidents qui en sont la conséquence ; elle permettait de préparer les charges à l’avance, car ces boîtes n’étaient que des gargousses encastrées dans la culasse, comme les cartouches des fusils Lefaucheux, sauf que le boulet devait être introduit avant la boîte et refoulé après le placement de celle-ci. Elle avait des inconvénients qu’il est facile de reconnaître : une partie considérable des gaz devait s’échapper à la jonction de la boîte avec l’âme, par conséquent la force de propulsion était perdue en partie : il fallait nettoyer souvent le fond de l’encastrement et la feuillure pour enlever la crasse qui s’opposait à la jonction parfaite de la boîte avec la pièce ; le point de réunion s’égueulait après un certain nombre de coups, et alors presque toute la charge s’échappait sans agir sur la balle.
Nous donnons (24) des tracés de ces canons à boîtes encastrées. En A est une pièce à encastrement avec joues ; la coupe transversale sur l’encastrement est indiquée en B ; la boîte C, portant son anse D et sa lumière E, est logée à la place qui lui est destinée ; deux clavettes G, passant dans deux trous des joues, serrent la boîte contre la paroi inférieure de l’encastrement. En H, nous donnons la coupe longitudinale de la boîte disposée pour le tir ; au moyen de la clavette K, on a repoussé l’orifice de la boîte dans la feuillure I pratiquée à l’entrée de l’âme ; les deux clavettes horizontales ont été enfoncées à coups de marteau. La boîte est pleine de poudre bourrée au moyen du tampon de bois T ; la balle est refoulée. En M, on voit la boîte déchargée avec son tampon et sa fusée de lumière O. En P, nous avons figuré un autre système d’encastrement sans joues, dans lequel la boîte était repoussée en feuillure de même, avec une clavette à la culasse, et était maintenue au moyen d’une seule barre longitudinale pivotant sur un boulon N ; une seule clavette R, passant dans deux œils d’une frette en fer forgé, serrait cette barre longitudinale.Dans ce dernier cas, la lumière de la boîte se présentait latéralement.
Il faut croire que les inconvénients inhérents à ce système le firent abandonner assez promptement, car on renonça bientôt à l’emploi de ces bouches à feu à boîtes pour ne plus employer que les tubes de fonte de cuivre ou de fer avec un seul orifice. D’ailleurs, si on gagnait du temps en chargeant d’avance plusieurs boîtes, on devait en perdre beaucoup à enlever les clavettes et à les renfoncer, sans compter que les œils de passage des clavettes devaient se fatiguer promptement, s’élargir et ne plus permettre de serrer convenablement les boîtes ; il fallait alors changer ces clavettes et en prendre de plus fortes. On voit encore quelques-unes de ces bouches à feu dans nos arsenaux et au musée d’artillerie de Paris ; quelques-unes sont en fer forgé, les plus grosses sont en fonte de fer.
Les premières bouches à feu furent montées sur des affûts sans roue et mises simplement en bois, ou charpentées comme on disait alors, c’est-à-dire encastrées dans un auget pratiqué dans de grosses pièces de bois et serrées avec des boulons, des brides de fer ou même des cordes. Le pointage ne s’obtenait qu’en calant cette charpente en avant ou en arrière au moyen de leviers et de coins en bois (25).
On disait affûter une bombarde pour la pointer. Du Clercq, en racontant la mort de Jacques De Lalain, dit que « le mareschal de Bourgoingne, messire Antoine, bastard de Bourgoingne, messire Jacques de Lallaing, allèrent (au siége du château de Poucques) faire affuster une bombarde pour battre ledit chastel ; et comme ils faisoient asseoir la dicte bombarde, ceulx du chastel tirèrent d’un veuglaire après les dessus dicts seigneurs, duquel veuglaire ils férirent messire J. de Lallaing et luy emportèrent le hanepière de la teste… » D’affûter on fit le mot affût, qui, à dater du XVIe siècle, fut employé pour désigner les pièces de charpente portant le canon, permettant de le mettre en batterie et de le pointer.
Les vignettes des manuscrits du milieu du XVe siècle nous donnent un assez grande variété de ces affûts primitifs[28]. Sous Charles VII et Louis XI, cependant, l’artillerie de campagne faisait de rapides progrès ; on possédait, à cette époque déjà, des affûts disposés pour le tir, permettant de pointer les pièces assez rapidement ; mais on était encore loin d’avoir imaginé l’avant-train mobile, et, lorsqu’on transportait des bouches à feu, il fallait les monter sur des chariots spéciaux indépendants des affûts. Pendant une bataille, on ne pouvait faire manœuvrer l’artillerie, sauf quelques petits canons, comme on le fait depuis deux cent cinquante ans. Les artilleurs se défiaient tellement de leurs engins (et certes c’était à bon escient), qu’ils cherchaient à se garantir contre les accidents très-fréquents qui survenaient pendant le tir. Non contents d’encastrer les bouches à feu dans de grosses charpentes et de les y relier solidement pour les empêcher de crever ou pour rendre au moins l’effet de la rupture de la pièce moins dangereux, ils fixèrent souvent leurs gros canons, leurs bombardes, dans des caisses composées d’épais madriers solidement reliés. Ces caisses formaient autour de la pièce une garde qui, en cas d’accident, préservait les servants. Au moment du tir, chacun se baissait, et l’artilleur chargé de mettre le feu à l’aide d’une longue broche de fer rougie à l’une de ses extrémités se plaçait à côté de l’encaissement.
Voici (26) un de ces affûts-caisses. La bouche à feu était inclinée afin d’envoyer le projectile à toute volée ; sa gueule étant encastrée dans le bord antérieur de la caisse et sa culasse posant sur le fond. En A, on voit la coupe transversale de la pièce dans son encaissement et la disposition des cordes qui la maintiennent fixe. Le recul de la pièce était évité au moyen des piquets B enfoncés en terre. En C est placé le fourneau propre à chauffer les lances à bouter le feu. La charge de poudre était introduite au moyen de grandes cuillers en fer battu. On conçoit qu’un pareil engin devait être peu maniable et qu’on ne pouvait que l’affûter une fois, c’est-à-dire le mettre en position de manière à envoyer les projectiles sur un même point : aussi ces pièces n’étaient-elles employées que dans les sièges et ne s’en servait-on pas en campagne. Si les artilleurs prétendaient se garder des éclats d’une bouche à feu défectueuse, ils pensaient aussi à se mettre à l’abri des projectiles ennemis. À cet effet, d’épais mantelets en bois étaient dressés devant les pièces d’artillerie. Ces mantelets roulaient sur un axe horizontal, étaient relevés au moment du tir, et retombaient verticalement par leur propre poids lorsque la pièce était déchargée, de manière à la masquer complètement ainsi que les servants occupés à la recharger (27)[29].
On fabriquait aussi alors des affûts triangulaires, plus maniables que les précédents et permettant de pointer dans l’étendue d’un certain arc de cercle. Ces affûts-caisses triangulaires étaient fixés au sommet du triangle au moyen d’un pivot et se manœuvraient à l’aide de deux roulettes engagées aux extrémités des branches latérales. Mais on allait renoncer à ces bombardes d’un énorme diamètre propres seulement à lancer des boulets de pierre : on adoptait les boulets de fer, on brûlait une quantité de poudre moins considérable, et les bouches à feu n’atteignaient plus ces proportions colossales qui en rendaient le transport difficile.
À la fin du XVe siècle et au commencement du XVIe, on fondit des canons de bronze d’une dimension et d’une beauté remarquables. Il existe, dans l’arsenal de Bâle, un de ces grands canons de 4m,50 c. de longueur, couvert d’ornements et terminé par une tête de dragon ; il fut fondu à Strasbourg en 1514.
Fleurange, dans ses Mémoires, chap. VII, dit qu’en 1509 les Vénitiens, à la bataille d’Aignadel, perdue contre les Français, possédaient « soixante grosses pièces, entre lesquelles il y en avoit une manière plus longue que longues couleuvrines, lesquelles se nomment basilics, et tirent boulets de canon ; et avoit dessus toutes un lion, ou avoit écrit, à l’entour du dit lion, Marco. »
Vers cette époque, on se servait déjà de mortiers propres à lancer de gros boulets de pierre ou des bedaines remplies de matières inflammables. Un tableau peint par Feselen (Melchior), mort en 1538, et faisant partie aujourd’hui de la collection déposée dans la Pinacothèque de Munich (no 30), représentant le siège d’Alesia par Jules-César, nous montre un gros mortier monté sur affût dans lequel un artilleur dépose un projectile sphérique (28). Les deux roues ont été enlevées et gisent à terre des deux côtés de l’affût. Le mortier paraît ainsi reposer sur le sol, et on lui donnait l’angle convenable à l’aide de leviers et de coins glissés sous la culasse. On se servait aussi, à la fin du XVe siècle et dès le temps de Louis XI, de projectiles de fer rougis au feu. Georges Chastelain[30] dit qu’au siège d’Audenarde les Gantois « battirent de leurs bombardes, canons et veuglaires, ladite ville, et entre les autres, firent tirer de plusieurs gros boulets de fer ardent du gros d’une tasse d’argent, pour cuider ardoir la ville. »
Mais revenons aux affûts. Afin de rendre le pointage des pièces possible soit verticalement, soit horizontalement, on adapta d’abord deux roues à la partie antérieure de l’affût, et on divisa celui-ci en deux pièces superposées, celle du dessus pouvant décrire un certain arc de cercle (29).
Le canon était encastré et maintenu dans des pièces de bois assemblées jointives, pivotant sur un boulon horizontal C posé sous la bouche. La queue très-allongée de ces pièces de bois faisait levier, était soulevée et arrêtée plus ou moins haut à l’aide de broches de fer passées dans la double crémaillère B. Ainsi la queue pouvait être élevée jusqu’en A′. La partie inférieure fixe de l’affût reposait à terre et était armée de deux pointes de fer D destinées à prévenir les effets du recul. En E est représenté le bout inférieur de l’affût avec ses deux pointes et les deux membrures superposées. Toutefois, les membrures supérieures recevant la bouche à feu, si longue que fût la queue, il n’en fallait pas moins beaucoup d’efforts pour soulever cette masse, ce qui rendait le pointage fort lent. D’ailleurs, pour faire glisser jusqu’à la charge de poudre les énormes boulets de pierre qu’on introduisait alors dans les bombardes, il était nécessaire de donner une inclinaison à la pièce, de la gueule à la culasse ; il fallait, après chaque coup, redescendre la membrure supérieure de l’affût sur celle inférieure, charger la pièce, puis pointer de nouveau en relevant la queue de la membrure au point voulu. On chercha donc à rendre cette manœuvre plus facile. Au lieu de faire mouvoir toute la membrure supérieure sur un axe placé sous la gueule de la pièce, ce fut la partie inférieure de l’affût qu’on rendit mobile, et au lieu de placer le boulon en tête, on le plaça au droit de la culasse (30) :
l’effort pour soulever la pièce était ainsi de beaucoup diminué, parce que le poids de celle-ci se trouvait toujours reporté sur l’essieu, et que plus on soulevait la queue de l’affût, moins le poids du canon agissait sur la membrure. Ces divers systèmes furent abandonnés vers 1530 ; alors, outre les deux roues, on en ajouta une troisième à la queue ; c’est ce qui fut cause qu’on sépara celle-ci en deux forts madriers de champ (les flasques) entre lesquels on monta cette troisième roue. On pointa la pièce, non plus en relevant l’affût, mais en agissant à l’aide de coins ou de vis sous la culasse du canon, maintenu sur l’affût au moyen de tourillons ; car on observera que, jusque vers le milieu du XVIe siècle, les bouches à feu étaient privées de tourillons et d’anses, qu’elles n’étaient maintenues dans l’encastrement longitudinal de l’affût que par des brides en fer ou même des cordes.
À la fin du XVIe siècle, les pièces d’artillerie de bronze étaient divisées en légitimes et bâtardes : les légitimes présentaient les variétés suivantes : le dragon, ou double coulevrine, envoyant 40 livres de balle de fer et portant à 1 364 pas de deux pieds et demi de but en blanc ; la coulevrine légitime, dite ordinaire, envoyant 20 livres de balle de fer et portant à 1 200 pas, id. ; la demi-coulevrine, envoyant 10 l. de balle de fer et portant à 900 pas, id. ; le sacre ou quart de coulevrine, envoyant 5 l. de balle de fer et portant à 700 pas, id. ; le fauconneau, ou huitième de coulevrine, envoyant 2 l. 1/2 de balle de fer et portant à 568 pas, id. ; le ribaudequin, envoyant 1 l. 4 onces de balle de fer et portant à 411 pas, id. ; l’émerillon, envoyant 15 onces de plomb et portant à 315 pas, id. Les pièces bâtardes comprenaient : le dragon volant, ou double coulevrine extraordinaire, envoyant 32 l. de balle de fer et portant à 1 276 pas de 2 pieds et demi de but en blanc ; le passe-mur, envoyant 16 l. de balle et portant à 1 120 pas, id. ; le passe-volant, envoyant 8 l. de balle et portant à 840 pas, id. ; le sacre extraordinaire, envoyant 4 l. de balle et portant à 633 pas, id. ; le fauconneau extraordinaire, envoyant 2 l. de balle et portant à 498 pas, id. ; le ribaudequin ou passager, envoyant 1 l. de balle et portant à 384 pas, id. ; l’émerillon, envoyant 1/2 l. de balle et portant à 294 pas, id. Il y avait encore les canons, qui comprenaient : le canon commun, dit sifflant ou batte-mur, envoyant 48 l. de balle et portant à 1 600 pas de 2 pieds et demi de but en blanc ; le demi-canon, envoyant 16 l. de balle et portant à 850 pas, id. ; le quart de canon, dit persécuteur, envoyant 12 l. de balle et portant à 750 pas, id. ; le huitième de canon, envoyant 6 l. de balle et portant à 640 pas, id. Il y avait aussi quelques canons bâtards appelés rebuffés, crépans, verrats, les crépans étant des demi-canons et les verrats des quarts de canon, mais un peu plus longs que les canons ordinaires.
Nous ne croyons pas nécessaire de parler ici des singulières inventions auxquelles recouraient les artilleurs à la fin du XVe siècle et au commencement du XVIe, inventions qui n’ont pu que causer de fâcheux accidents et faire des victimes parmi ceux qui les mettaient à exécution ; tels sont les canons coudés, les canons rayonnants avec une seule charge au centre, les jeux d’orgues en quinconce, etc.
Engins offensifs et défensifs. — Nous rangeons tout d’abord dans cette série d’engins les béliers couverts, moutons, bossons, qui étaient en usage chez les Grecs, les Romains de l’antiquité, ainsi que chez les Byzantins, et qui ne cessèrent d’être employés qu’au commencement du XVIe siècle, car on se servait encore des béliers pendant le XVe siècle ; les chats, vignes et beffrois. Le bélier ou le mouton consistait en une longue poutre armée d’une tête de fer à son extrémité antérieure, suspendue en équilibre horizontalement à des câbles ou des chaînes, et mue par des hommes au moyen de cordes fixées à sa queue. En imprimant un mouvement de va-et-vient à cette pièce de bois, on frappait les parements des murs, que l’on parvenait ainsi à disloquer et à faire crouler. Les hommes étaient abrités sous un toit recouvert de peaux fraîches, de fumier ou de gazon, tant pour amortir le choc des projectiles que pour éviter l’effet des matières enflammées lancées par les assiégés. L’engin tout entier était posé sur des rouleaux ou des roues, afin de l’approcher des murs au moyen de cabestans ou de leviers. Les assiégés cherchaient à briser le bélier au moyen de poutres qu’on laissait tomber sur sa tête au moment où il frappait la muraille ; ou bien ils saisissaient cette tête à l’aide d’une double mâchoire en fer qu’on appelait loup ou louve[31]. Le bélier s’attaquait aux portes et les avait bientôt brisées. Au siège de Châteauroux, Philippe-Auguste, après avoir investi la ville, attache les mineurs au pied des remparts, détruit les merlons au moyen de pierrières, dresse un bélier devant la porte « toute doublée de fer », fait avancer des tours mobiles en face des défenses de l’ennemi, couvre les parapets d’une pluie de carreaux, de flèches et de balles de fronde[32]. L’effet du bélier était désastreux pour les remparts non terrassés ; on ouvrait des brèches assez promptement, au moyen de cet engin puissant, dans des murs épais, si les assiégés ne parvenaient pas à neutraliser son action répétée ; aussi les assiégeants mettaient-ils tout leur soin à bien protéger cette poutre mobile ainsi que les hommes qui la mettaient en mouvement. Pour offrir le moins de prise possible aux projectiles des assiégés, on donnait à la couverture du bélier beaucoup d’inclinaison ; on en faisait une sorte de grand toit aigu à deux pentes, avec une croupe vers l’extrémité postérieure, le tout recouvert de très-forts madriers renforcés de bandes de fer et revêtu, comme il est dit ci-dessus, de peaux de cheval ou de bœuf fraîches, enduites de terre grasse pétrie avec du gazon ou du fumier.
La fig. 31 montre la charpente de cet engin dépouillée de ses madriers et de ses pannes. Le bélier A, poutre de 10m,00 de long au moins, était suspendu à deux chaînes parallèles B attachées au sous-faîte, de manière à obtenir un équilibre parfait. Pour mettre en mouvement cette poutre et obtenir un choc puissant, des cordelles étaient attachées au tiers environ de sa longueur en C ; elles permettaient à huit, dix ou douze hommes, de se placer à droite et à gauche de l’engin ; ces hommes, très-régulièrement posés, manœuvraient ainsi : un pied D restait à la même place, le pied droit pour les hommes de la droite, le pied gauche pour ceux de la gauche. Le premier mouvement était celui figuré en E ; il consistait, la poutre étant dans sa position normale AH, à la tirer en arrière ; après quelques efforts mesurés, la poutre arrivait au niveau A′H′. Alors le second mouvement des servants était celui F. La poutre parcourait alors tout l’espace. Le troisième mouvement est indiqué en G. La tête H du bélier rencontrant la muraille comme obstacle, les servants continuaient la manœuvre avec les deux premiers mouvements, celui E et celui F. On comprend qu’une course KL faite par une poutre de 10m,00 de long devait produire un terrible effet à la base d’une muraille. La tête de la poutre était armée d’une masse de fer ayant à peu près la forme d’une tête de mouton (voy. le détail P).Les chats et vignes[33] n’étaient autre chose que des galeries de bois recouvertes de cuirs frais, que l’on faisait avancer sur des rouleaux jusqu’aux pieds des murailles, et qui permettaient aux mineurs de saper les maçonneries à leur base. Nous avons représenté un de ces engins dans l’article Architecture Militaire, fig. 15. Ces chats servaient aussi à protéger les travailleurs qui comblaient les fossés. Souvent les beffrois ou tours mobiles en bois que l’on dressait devant les remparts assiégés tenaient lieu de chats à leur partie inférieure ; aussi, dans ce cas, les nommait-on chas-chastels. Cet engin monstrueux était employé par les Romains, et César en parle dans ses Commentaires. On ne manqua pas d’en faire un usage fréquent pendant les siéges du moyen âge. Suger raconte, dans son Histoire de la vie de Louis le Gros, que ce prince, assiégeant le château de Gournay, après un assaut infructueux, fit fabriquer « une tour à trois étages, machine d’une prodigieuse hauteur, et qui, dépassant les défenses du château, empêchait les frondeurs et les archers de se présenter aux créneaux… À l’engin colossal était fixé un pont de bois qui, s’élevant au-dessus des parapets de la place, pouvait, lorsqu’on l’abaissait, faciliter aux assiégeants la prise des chemins de ronde. » Dans le poëme, du XIIe siècle, d'Ogier l’Ardenois, Charles, assiégeant le château dans lequel Ogier est enfermé, mande l’engigneor Malrin, qui ne met que quinze jours à prendre la place la plus forte. Cet engigneor occupe trois cent quatre-vingts charpentiers à ouvrer un beffroi d’assaut :
« Devant la porte lor drecha un engin[34]
Sor une estace l’a levé et basti,
À sept estages fu li engins furnis,
Amont as brances qi descendent as puis,
Fu ben cloiés et covers et porpris,
Par les estages montent chevalier mil,
Arbalestrier cent soixante et dix.
............
Et l’engigneres qi ot l’engin basti,
Il vest l’auberc, lace l’elme bruni,
El maistre estage s’en va amont séir. »
L’auteur, en sa qualité de poëte, peut être soupçonné de quelque exagération en faisant entrer 1170 hommes dans son beffroi ; mais il ne prétend pas qu’il fût mobile. Plus loin, cependant, il dit :
« De l’ost a fait venir les carpentiers[35],
Un grant castel de fust fist comenchier
Sus quatre roes lever et batiller,
Et el marès fist les cloies lancier,
Que ben i passent serjant et chevalier.
......... »
On lit aussi, dans le Roman de Brut, ce passage :
« Le berfroi fist al mur joster (approcher)
Et les périères fist jeter[36]. »
Et dans le continuateur de Ville-Hardouin : « Dont fist Hues d’Aires (au siége de Thèbes) faire un chat, si le fist bien curyer (couvrir de cuirs) et acemmer ; et quant il fu tou fais, si le fisent mener par desus le fossé… »
Les exemples abondent. Ces beffrois, castels-de-fust, chas-chastiaux, étaient souvent façonnés avec des bois verts, coupés dans les forêts voisines des lieux assiégés[37], ce qui rendait leur destruction par le feu beaucoup plus difficile. Ils étaient ordinairement posés sur quatre roues et mus au moyen de cabestans montés dans l’intérieur même de l’engin, à rez-de-chaussée. Au moyen d’ancres ou de piquets et de câbles, on faisait avancer ces lourdes machines exactement comme on fait porter un navire sur ses ancres. Le terrain était aplani et garni de madriers jusqu’au bord du fossé. Celui-ci était comblé, en ménageant une pente légère de la contrescarpe au pied de la muraille. Le remblai du fossé couvert également de madriers, lorsque le beffroi était amené à la crête de la contrescarpe, on le laissait rouler par son propre poids, en le maintenant avec des haubans, jusqu’au rempart attaqué. Le talent de l’engingneur consistait à bien calculer la hauteur de la muraille, afin de pouvoir, au moment opportun, abattre le pont sur le crénelage. Une figure nous est ici nécessaire pour nous faire comprendre. Soit (32) une muraille A qu’il s’agit de forcer. Avant tout, au moyen des projectiles lancés par les trébuchets et mangonneaux, les assiégeants ont détruit ou rendu impraticables les hourds B, ils ont comblé le fossé D et ont couvert le remblai d’un bon plancher incliné. Le beffroi, amené au point C, engagé sur ce plancher, roule de lui-même ; les éperons E, dont la longueur est calculée, viennent butter contre le pied de la muraille ; leurs contre-fiches G, couvertes de forts madriers, forment un chat propre à garantir les pionniers et mineurs, s’il est besoin. Alors le pont H est abattu brusquement ; il tombe sur la crête des merlons, brise les couvertures des hourds, et les troupes d’assaut se précipitent sur le chemin de ronde K. Pendant ce temps, des archers et des arbalétriers, postés en I au dernier étage, couvrent ces chemins de ronde, qu’ils dominent, de projectiles, pour déconcerter les défenseurs qui de droite et de gauche s’opposeraient au torrent des troupes assaillantes. Outre les escaliers intérieurs, au moment de l’assaut de nombreuses échelles étaient posées contre la paroi postérieure L du beffroi, laissée à peu près ouverte. Nous avons supprimé, dans cette figure, les madriers et peaux fraîches qui couvraient la charpente, afin de laisser voir celle-ci ; mais nous avons donné, dans l’article Architecture Militaire, fig. 16, un de ces beffrois garni au moment d’un assaut. Vers le milieu du XVe siècle, on plaça de petites pièces d’artillerie au sommet de ces beffrois et sur le plancher inférieur pour battre le pied des murs et couvrir les chemins de ronde de mitraille[38].Parmi les engins propres à donner l’assaut, il ne faut pas négliger les échelles qui étaient fréquemment employées et disposées souvent d’une façon ingénieuse. Galbert, dans sa Vie de Charles le Bon, parle d’une certaine échelle faite pour escalader les murs du château de Bruges, laquelle était très-large, protégée par de hautes palissades à sa base et munie à son sommet d’une seconde échelle plus étroite devant s’abattre en dedans des murs. Les palis garantissaient les assaillants qui se préparaient à monter à l’assaut ; l’échelle se dressait à l’aide d’un mécanisme, et, une fois dressée, la seconde s’abattait.
On lit, dans le roman d'Ogier l’Ardenois, ces vers :
« Vés grans alnois (aulnes) en ces marés plantés ;
Faites-les tost et trancher et coper,
Caisnes et saus (chênes et saules) ens el fossé jeter,
Et la ramille (branchage) e quanc’on puet trover,
Tant que pussons dessi as murs aler ;
Et puis ferés eskeles carpenter,
Sus grans roeles dessi as murs mener ;
En dix parties et drechier et lever[39].
............
Dix grans eskeles fist li rois carpenter,
Sus les fosseis et conduire et mener,
Puis les ont fait contre les murs lever :
De front i poent vingt chevaliers monter[40]. »
Engins défensifs. — Les seuls engins défensifs employés pendant le moyen âge sont les mantelets. Les Romains s’en servaient toujours dans les sièges et les formaient de claies posées en demi-cercle et montées sur trois roues (34), ou encore de panneaux assemblés à angle droit, également montés sur trois roues (35).
Pendant le moyen âge, on conserva ces usages, qui s’étaient perpétués dans les armées. Les archers et arbalétriers qui étaient chargés de tirer sans cesse contre les créneaux d’un rempart attaqué pendant le travail des mineurs ou la manœuvre des engingneurs occupés à faire avancer les beffrois, les chats et les échelles, se couvraient de mantelets légers tels que ceux représentés dans les fig. 36 et 37.
Ces tirailleurs devaient sans cesse changer de place, pour éviter les projectiles des assiégés ; il était nécessaire que les mantelets leur servant d’abri fussent facilement transportables. Nous donnons, dans l’article Siége, les dispositions d’ensemble de ces moyens d’attaque et de défense. Avant nous, un auteur illustre[41] avait reconnu la valeur de ces engins de guerre du moyen âge et combien peu jusqu’alors ils avaient été étudiés et appréciés ; nous devons à la vérité de dire que ces premiers travaux nous ont mis sur la voie des quelques aperçus nouveaux présentés dans cet article. Mais l’art de la guerre au moyen âge mériterait un livre spécial ; nous serions heureux de voir ce côté si peu connu de l’archéologie mis en lumière par un auteur compétent en ces matières.
- ↑ Les engingneurs du moyen âge n’étaient pas embarrassés pour faire mouvoir d’énormes charpentes toutes brandies ; nous en aurons tout à l’heure la preuve.
- ↑ Pl. XLIII. Voy., dans l’édit. anglaise de l’Album de Villard, Londres, 1859, la bonne description que donne M. Willis de cet engin. Voy. l’édit. française ; Album de Villard de Honnecourt, Delion, 1858.
- ↑ L.X, cap. XV et XVI.
- ↑ Pl. LXIV.
- ↑ De re militari, l. IV, cap. XXII.
- ↑ L. XXIII, cap. IV.
- ↑ Voy. Cabulus, Balista. Ducange, Gloss.
- ↑ Guillaume de Tyr, liv. VI, chap. XV.
- ↑ L. VII.
- ↑ On sait que les menuisiers tendent les lames de scie au moyen de cordes ainsi tordues et bridées par un petit morceau de bois qui fait absolument l’effet de la verge de notre engin.
- ↑ Voy. l’Album de Villard de Honnecourt, pub. par MM. Lassus et Alfred Darcel (Paris, Delion, édit. 1858), et l’édition anglaise pub. par M. Willis (Oxford, Parker).
- ↑ « Si vous voulez façonner le fort engin qu’on appelle trébuchet, faites ici attention. En voici les sablières comme elles reposent à terre. Voici devant les deux treuils et la corde double avec laquelle on ravale la verge. Voir le pouvez en cette autre page. Il y a grand faix à ravaler, car ce contre-poids est très-pesant ; car il se compose d’une huche pleine de terre qui a deux grandes toises de long, sur neuf pieds de large et douze pieds de profondeur. Et au décocher de la flèche (de la cheville), pensez ! et vous en donnez garde, car elle doit être maintenue à cette traverse du devant. »
- ↑ MM. Lassus et Darcel ont traduit windas par ressort ; windas ou guindas est employé, en vieux français picard, comme cabestan et comme treuil, comme cylindre autour duquel s’enroule une corde. Perrault, dans sa traduction du chapitre : De balistarum rationibus (Vitruve, L. X, cap. XVI), se sert du mot vindas dans le sens de treuil et non de cabestan ; aujourd’hui on dit encore une guinde, en langage de machiniste de théâtre, pour désigner une cordelle s’enroulant sur un cylindre horizontal ou treuil ; d’où guinder, qui veut dire, en style de machiniste, appuyer sur le treuil, c’est-à-dire le faire tourner de manière à enrouler la corde soutenant un fardeau. Diego Veano, dans la Vraie instruction de l’artillerie (Francfort, 1615, p. 122, fig. 24), donne un cric qu’il nomme martinet en français, winde en flamand ; puis une chèvre à soulever les pièces, qu’il appelle guindal. Windas n’était donc pas, comme le croit M. Willis, un cabestan, d’après l’autorité de La Hire et de Félibien, autorités trop récentes pour être de quelque poids en ces matières. M. Willis, dans l’édition anglaise de Villard de Honnecourt relève avec raison l’erreur commise par les commentateurs français ; mais il en conclut, à tort suivant nous, que les windas sont de petits cabestans fixés sur les deux branches antérieures du plan de Villard, branches qui sont évidemment des ressorts que M. Willis gratifie, dans la gravure jointe à son commentaire, d’assemblages omis par Villard ; au contraire, notre auteur a le soin de faire voir que les deux branches doubles sont chacune d’un seul morceau, qu’elles sont faites au moyen de fourches naturelles. D’ailleurs les deux treuils horizontaux, windas, mentionnés et tracés par Villard, rendent la fonction des cabestans inutile, et une corde s’enroulant autour d’un cabestan ne saurait préalablement faire le tour d’un treuil horizontal, car alors le cabestan ne pourrait fonctionner à cause de la résistance de frottement qu’offrirait le câble enroulé sur le treuil. M. Willis aurait dû supposer des poulies et non des treuils ; mais le dessin de Villard n’indique des poulies qu’à l’extrémité des ressorts. Les commentateurs français de Villard de Honnecourt ont donc, nous semble-t-il, compris la fonction des deux ressorts indépendante de celle des deux treuils horizontaux ; ces ressorts étaient fort utiles pour forcer la verge à quitter la ligne verticale, au moment où les tendeurs commençaient à abattre son sommet ; car, contrairement à ce que dit M. Willis, l’effort le plus grand devait avoir lieu lorsque la corde de tirage faisait un angle aigu avec la verge : c’était alors que l’aide des ressorts était vraiment utile. Du reste, nos figures expliquent l’action du mécanisme. Quant à l’arrêt ou la fiche verticale que M. Willis croit être le moyen propre à arrêter la verge lorsqu’elle est abattue, nous dirons d’abord que Villard indique cette fiche sur plan horizontal, puis que cette fiche est trop loin du plan d’abattage de la verge pour pouvoir la maintenir. Ce moyen n’aurait rien de pratique ; cette fiche serait arrachée ; comment serait-elle maintenue à la sablière ? comment ne serait-elle pas attirée en dehors de la verticale par l’effort de la verge ? Cette barre indiquée dans le plan de Villard nous semble un des leviers du premier treuil, muni peut-être d’un anneau à son extrémité pour passer une corde, de manière à faciliter l’abattage.
- ↑ MM. Lassus et Darcel supposent qu’il est ici question d’une flèche propre à être lancée ; le trébuchet ne lance pas de flèches, mais bien des pierres, c’est-à-dire des projectiles à toute volée. M. Mérimée a relevé cette erreur et prétend que la fleke doit être prise pour la verge de l’engin. L’opinion de M. Willis nous paraît préférable : il prétend que la flèche doit s’entendre ici comme verrou fermé, shot ; que le mot fleke se rapporte à la cheville qui maintient la corde de tirage à l’extrémité de la verge, cheville que le maître de l’engin fait sauter d’un coup de maillet. C’est le mot anglais click qui correspond au mot français déclic. Si le mot fleke s’entendait pour un projectile, le texte de Villard n’aurait pas de sens, tandis que notre auteur a parfaitement raison de recommander aux servants de l’engin de prendre garde à eux au descocier de la fleke, c’est-à-dire de la cheville qui arrête la verge à l’estançon antérieur ; car s’ils ne s’éloignaient pas, ils pourraient être tués d’un revers de la fronde au moment où la verge décrit son arc de cercle (voy. les fig. 9, 10 et 12). Nous n’avons pas la prétention d’avoir complétement interprété le trébuchet de Villard, mais nous nous sommes efforcé de rendre son jeu possible ; généralement, lorsqu’il s’agit de figurer ces anciens engins de guerre, on n’apporte pas dans les détails le scrupule du praticien obligé de mettre à exécution le programme donné. De tous ces engins figurés, nous n’en connaissons aucun qui puisse fonctionner ; nous avons pensé qu’il était bon une fois de les tracer comme s’il nous fallait les faire exécuter devant nous et nous en servir.
- ↑ On peut encore constater l’importance de la construction de ces engins en consultant les anciens comptes et inventaires de forteresses. Quand, en 1428, on détruisit l’engin établi sur la tour de Saint-Paul à Orléans, pour le remplacer par une bombarde, la charpente de cette machine de guerre, qui était ou un trébuchet ou un mangonneau, remplit vingt-six voitures qui furent conduites à la chambre de la ville. (Jollois, Histoire du siège d’Orléans, ch. I. Paris, 1833.)
- ↑ Bas-relief que l’on suppose représenter la mort de Simon de Montfort, et qui est déposé dans la chapelle Saint-Laurent de l’église Saint-Nazaire de la cité de Carcassonne.
- ↑ Librilla dicitur instrumentum librandi, id est, projiciendi lapides in castra, Mangonus (voy. Ducange, Gloss. Mangonus),
« En ront mangoniaus et perieres,
Qui souvent tendent et destendent
En destachant grant escrois rendent,
Pierres qui par l’air se remue. »(Guill. Guiart.) - ↑ Dans ce profil, nous supposons l’une des faces du chevalet enlevée pour laisser voir l’emmanchement du tourillon avec la verge.
- ↑ Voy. le Précis historique de l’Influence des armes à feu sur l’art de la guerre, par le prince Louis-Napoléon Bonaparte, président de la République. L’illustre auteur constate l’importance des grandes machines de jet du moyen âge et en reconnaît la valeur.
- ↑ « Trois foiz nous getèrent le feu gregois, celi soir, et le nous lancèrent quatre foiz à l’arbalestre à tour. » Joinville, Hist. de saint Louis. « Les frères le roi gaitoient les chas-chastiaus en haut (c’est-à-dire qu’ils étaient de service au sommet des beffrois) pour traire aus Sarrazins des arbalestres de quarriaus qui aloient parmi l’ost aus Sarrazins. »
- ↑ Voy. le journal du siège, p. 21. Il était d’usage de donner des noms aux engins pendant le moyen âge, comme de nos jours on donne des noms aux canonnières de la marine. Jusqu’au XVIe siècle, les bouches à feu avaient chacune leur nom ; peut-être avaient-elles des parrains comme les cloches.
- ↑ Ce fait est le résultat de la dépense consignée dans les comptes de forteresses « pour payement de ce transport. »
- ↑ On voit, dans les comptes de forteresses de la ville d’Orléans, qu’un habile « ouvrier, nommé Naudin-Bouchart, fondit, pendant le siège, un canon très-beau et très-long pour jeter des boulets, de dessus le pont, dans l’île de Charlemagne, aux Anglais qui traversaient la Loire pour passer de cette île au champ de Saint-Pryvé où ils avaient une bastille. » Du vieux pont au milieu de l’île Charlemagne il y avait quinze cents mètres ; les bombardes et canons ne pouvaient alors porter à une aussi grande distance ; le canon de Naudin-Bouchart fut une innovation.
- ↑ Il existe encore dans beaucoup de villes anciennes, et notamment à Amiens, des boulets de pierre, bedaines, qui ont jusqu’à 0,60 c. de diamètre, et qui pèsent jusqu’à 125 kil. et plus. Ces boulets sont parfaitement sphériques, taillés avec soin dans un grès dur.
- ↑ Voy. Rob. Valturius, de Re militari, pl. de 1483, édit. de Paris, 1534, lib. X, p. 267 ; et le Flave Végèce, Frontin, etc., trad. franç. de 1536, p. 116. Paris, imp. de Chrestian Wechel.
- ↑ Guichardin, Commines, Paul Jove.
- ↑ Le nom de boîte que l’on donne aux pétards tirés dans les fêtes vient de là. Lors des réjouissances publiques, au lieu de charger, comme aujourd’hui, des pièces d’artillerie avec des gargousses de poudre sans balle, on se contentait de charger les boîtes des bouches à feu et de bourrer la poudre avec des tampons de bois enfoncés à coups de marteau. On trouvait encore, au commencement du siècle, dans la plupart de nos vieilles villes, de ces boîtes anciennes qui avaient été réservées pour cet usage.
- ↑ Voy. l’article Architecture Militaire, fig. 42, 43 et 43 bis.
- ↑ Au siège du château de Pouques, en 1453, où fut tué Jacques De Lalain, lui et d’autres seigneurs « alèrent visiter l’artillerie, et une bombarde nommée la Bergère, qui moult bien faisoit la besongne ; et se tenoyent pavesés et couverts du mantel de celle bombarde… » Mém. d’Olivier de la Marche, ch. XXVII. « Et avoient (les Gantois) bannières, charrois, pavois, couleuvrines et artillerie (bataille de Berselle). » Chron. de J. De Lalain. «… et allèrent (les Gantois) tout droit devant la ville de Hulst, menants grant nombre de charrois, artillerie, tant de canons, couleuvrines, pavois et autres choses appartenants à ladicte artillerie (siège de Hulst)… » Ibid.
- ↑ Chron. de J. De Lalain.
- ↑ « À ce propoz, de prendre chasteaulx, dit encore ledit livre, comment, par aucuns engins fais de merrien, que l’en peut mener jusques aux murs, l’en peut prendre le lieu assailly : l’en fait un engin de merrien, que l’en appelle mouton, et est comme une maison, faite de merrien, qui est couverte de cuirs crus, affin que feu n’y puisse prendre, et devant celle maison a un grant tref, lequel a le bout couvert, de fer, et le lieve l’en à chayennes et à cordes, par quoy ceulz qui sont dedens la maison puent embatre le tref jusques aux murs, et le retrait-on en arrière quant on veult, en manière d’un mouton qui se recule quant il veut férir, et pour ce est-il appellez mouton… Assez d’autres manières sont pour grever ceuls de dehors, mais contre l’engin que on appelle mouton, on fait un autre que on appelle loup ; ceulx du chastel font un fer courbe, à très fors dens agus, et le lie-l’en à cordes, par quoy ilz prennent le tref, qui est appellé mouton ; adont, quant il est pris, ou ilz le trayent du tout amont, ou ilz le lient si hault que il ne peut plus nuire aux murs du chastel. » (Christ. de Pisan, le Liv. des fais et bonnes meurs du sage roy Charles, ch. XXXV et XXXVII.)
- ↑ Guill. le Breton, la Philippide, chant II.
- ↑ « Item, un autre engin on fait, qui est appellé vigne ; et cel engin fait-on de bons ays et de merrien fort, affin que pierre d’engin ne le puisse brisier, et le cueuvre l’en de cuir cru que feu n’i puist prendre ; et est cel engin de huit piez de lé et seize de long, et de tel hauteu que pluseurs hommes y puist entrer, et le doit l’en garder et mener jusques aux murs, et ceuls qui sont dedens foyssent les murs du chastel ; et est moult prouffitable, quant on le peut approchier des murs. » (Christ. de Pisan, ch. XXXV.)
- ↑ Vers 6 734 et suiv.
- ↑ Vers 8 137 et suiv.
- ↑ Vers 323.
- ↑ Au siége de Château-Gaillard, par exemple.
- ↑ Voy. Robertus Valturius, de Re militari. Paris, 1534. Figures de 1483.
- ↑ Vers 6 124 et suiv.
- ↑ Vers 6 150 et suiv.
- ↑ Voy. le Précis hist. de l’influence des armes à feu sur l’art de la guerre, par le prince Louis-Napoléon Bonaparte, présid. de la République.