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Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle/Meurtrière

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MEURTRIÈRE, s. f. Archère, archière, raière. Nous avons vu ailleurs[1] comment les fortifications romaines permanentes ne se défendaient que par leur sommet. Les courtines et les tours étaient pleines à la base et n’opposaient aux attaques que l’épaisseur de leurs constructions ; mais lorsque les armes de jet, maniables, se furent perfectionnées et eurent acquis une portée plus longue et plus sûre, on ne se borna plus, pour défendre les approches d’une place forte, à couronner les parapets de crénelages ; on perça des ouvertures à la base des courtines et aux différents étages des tours. Ces ouvertures apparaissent dans les fortifications du commencement du XIIe siècle ; assez rares alors, elles se multiplient pendant le XIIIe siècle, elles participent aux moyens de défense ; vers le milieu du XIVe siècle, ces ouvertures redeviennent de plus en plus rares dans les parties inférieures de défenses et se multiplient à leur sommet ; elles ne reparaissent qu’au moment où l’artillerie à feu remplace les anciens engins de défense. Ces meurtrières ou archères, percées au niveau du sol intérieur des remparts et des planchers des tours, permettaient non-seulement de lancer des traits d’arbalète ou des flèches, mais aussi de voir, sans se découvrir, les travaux que les assiégeants pouvaient tenter pour battre ou saper les ouvrages. Parmi les plus anciennes meurtrières caractérisées, nous citerons celles des tours et courtines du château de la cité de Carcassonne, château dont la construction remonte au commencement du XIIe siècle.


Ces meurtrières (1) se composent à l’intérieur d’une sorte de niche voûtée en berceau surbaissé, destinée à recevoir au moins un défenseur. Le mur, réduit à une épaisseur de 0m,70 par la construction de la niche, est percé d’une ouverture évasée à l’intérieur et très-étroite à l’extérieur, afin de découvrir le dehors suivant un angle de 35º. Un linteau cintré couronne cette baie et une plongée très-inclinée la termine dans sa partie inférieure. Le tracé A donne le plan de cette meurtrière, le tracé B sa coupe sur ab, le tracé D sa face intérieure et le tracé F son aspect extérieur. Afin de donner plus de champ à l’angle du tir, la partie inférieure de la rainure, qui n’a que 0m, 06 d’ouverture, est taillée ainsi que l’indique le détail C ; d donnant le plan, e la face externe, f la coupe.

La formule qui a servi à tracer cette entaille inférieure de la rainure est celle-ci (2) : AB étant l’ouverture intérieure de la meurtrière ; CD l’ouverture que l’on a voulu donner à l’entaille, prenant les points a b à une distance de 0m, 03 ; de ces points ab on a tiré les deux lignes aD, bC. Ces entailles sont primitivement triangulaires ; vers le milieu du XIIIe siècle, elles deviennent carrées, ainsi que nous le verrons tout à l’heure. Ces meurtrières, percées dans les tours, se chevauchent, c’est-à-dire qu’elles ne sont pas placées les unes au-dessus des autres, mais pleins sur vides, afin de découvrir tous les points de la circonférence. Ce n’est qu’au XIIIe siècle que l’on reconnaît, dans le percement des archères, l’emploi d’une méthode suivie, un tracé très-habilement calculé. À cette époque, des meurtrières flanquent exactement les courtines à leur base et à leur sommet, de manière à enfiler tout leur parement d’une tour à l’autre.
Voici (3) le tracé d’une tour à trois étages, plus l’étage crénelé, comme la plupart de celles qui flanquent l’enceinte intérieure de la cité de Carcassonne, du côté méridional.

Au-dessus de l’empattement ou talus, cette tour ayant 6m,00 de diamètre et ses murs 1m, 20, à 2m,20 environ de la circonférence AB, on a tracé l’arc de cercle CD ; divisant cet arc de cercle en 16 parties égales, oe, ef, fg, gh, etc. ; prenant sur le parement de la tour les points p à 0m,30 du parement de la courtine, on a divisé la circonférence externe de cette tour en 8 parties égales. Alors des points e, g, i, k, etc., on a tiré des lignes passant par les points diviseurs de la circonférence de la tout. Ces lignes ont donné les ouvertures des meurtrières percées dans les trois étages ; les meurtrières a appartenant au rez-de-chaussée, celles b au premier étage et celles c au troisième ; les meurtrières flanquant les courtines étant ainsi doublées dans la hauteur. Donc, tous les points de l’arc de cercle CD sont vus, et au delà les traits se croisent. Ajoutons les hourds supérieurs à ces meurtrières pour le commandement du pied de la tour (voy. hourd), et cet ouvrage se trouve entièrement défendu, les courtines enfilées par trois meurtrières sur chaque flanc, deux au-dessus l’une de l’autre à rez-de-chaussée et au troisième étage, et la troisième un peu en avant.

Les meurtrières des ouvrages de petite dimension ne sont pas munies de niches intérieures ; elles ne consistent qu’en un large ébrasement. Nous reproduisons (4) le détail de l’une d’elles.
A donne leur plan, B leur coupe sur l’axe et C leur face intérieure. L’extrémité inférieure de la rainure est évasée pour étendre le champ du tir au moyen d’une entaille carrée dont le détail est tracé en D (face extérieure) et en E (coupe). En F, nous avons donné une vue perspective intérieure de ces sortes de meurtrières, adoptées de 1250 à 1350 environ. Dans les ouvrages importants de la cité de Carcassonne, les meurtrières qui percent les tours et les courtines bâties sous Philippe le Hardi possèdent des niches assez semblables à celles du château du XIIe siècle. Mais alors les murs sont plus épais ; ces niches sont surmontées d’arcs plein-cintre, et leurs parois sont garnies de bancs de pierre.
Voici (5) une des meurtrières de la tour dite du Trésau. En A, nous donnons le plan ; en B la coupe sur l’axe ; en C la face intérieure, et en D une vue perspective intérieure. Ces dimensions paraissent avoir été réglementaires, car elles sont semblables dans tous les ouvrages de la même époque. L’inclination du tir, et par conséquent la longueur de la rainure, se modifient en raison de la position de la meurtrière par rapport au sol extérieur, ces inclinaisons étant toutes dirigées sur une même circonférence à une distance donnée du pied de la tour, ainsi que l’indique la figure 3.

Quelques archéologues ont prétendu que ces meurtrières, percées aux divers étages des tours et à la base des courtines, étaient plutôt faites pour permettre de voir à couvert ce qui se passait au dehors que pour la défense. Il est certain que ces longues rainures facilitaient la surveillance des dehors, mais il est impossible d’admettre qu’elles ne dussent pas servir à la défense. L’échancrure inférieure seule qui ouvre l’angle du tir démontrerait leur fonction. Nous avons essayé de tirer à travers ces rainures, non au moyen d’une arbalète, ce qui est aussi facile qu’avec un mousquet, mais avec un arc ; les côtés de la rainure, au lieu de gêner le tir, remplissent l’office d’une mire et le rendent au contraire plus sûr que si l’on visait un objet en plein air. D’ailleurs, les textes des XIIe et XIIIe siècles mentionnent souvent ces archières pour lanchier ; traire et défendre. On observera que, quand les murs ont une très-forte épaisseur, comme dans l’exemple précédent, les constructeurs ont toujours pratiqué ces larges niches qui permettent au tireur de s’approcher du parement extérieur, ce qui diminue d’autant pour lui la profondeur de l’ébrasement.

Il existe cependant des défenses très-fortes du commencement du XIIIe siècle, dont les meurtrières assez rares étaient plutôt faites pour surveiller les dehors que pour offrir un moyen de défense. À la porte de Laon de la ville de Coucy, dont la construction date de 1210 environ, les deux grosses tours sont percées de meurtrières dont l’angle peu ouvert et l’extrême profondeur ne pouvaient guère que donner une vue sur un point, de la lumière et de l’air à l’intérieur des salles. Voici (6) l’une de ces meurtrières.

En A, nous avons tracé le plan ; en B la coupe, et en C l’élévation intérieure. Ici le constructeur a craint d’affamer les murs par des niches profondes, et il n’a donné aux ébrasements des archères qu’un angle très peu ouvert. Les rainures ne sont pas entaillées à leur extrémité inférieure pour augmenter le champ du tir, et bien que ces meurtrières soient très-élevées au-dessus du fossé, leur inclinaison est peu considérable. Ces sortes de meurtrières ne peuvent donc être considérées que comme des vues sur les dehors et des prises de jour et d’air. Les niches ne sont pas garnies de bancs, ce qui est encore un indice de leur usage étranger à la défense, car partout où on posait un factionnaire ou un défenseur à l’intérieur des tours et logis, on trouve le banc de pierre. La saillie D portait les planchers.

Nous avons dit que vers la fin du XIVe siècle, on renonça aux meurtrières percées aux étages inférieurs des tours et courtines. C’est qu’en effet à cette époque, l’art du mineur s’était très-perfectionné, et que ces longues rainures indiquaient au dehors les points faibles de la construction. En creusant une mine entre deux de ces rainures, on était presque assuré de faire tomber toute une portion de muraille. L’avantage qu’on retirait donc du percement des meurtrières inférieures ne compensait pas les dangers qu’elles présentaient pour les assiégés. Alors on établit les hourds permanents ou mâchicoulis à la crête des tours et courtines, avec crénelages et archères percées dans le milieu des merlons. Les constructions inférieures restèrent entièrement pleines, empattées, épaisses, homogènes, et par conséquent beaucoup plus propres à résister à la sape et à la mine.

Alors les meurtrières ne se rencontrent plus qu’au sommet des défenses ou sur certains points où l’on posait des factionnaires comme, par exemple, au-dessus des portes et sur leurs flancs, dans des passages, des deux côtés des herses, etc. Les meurtrières, à dater du milieu du XIVe siècle, ne consistent plus seulement, à l’extérieur, qu’en une rainure simple ou avec entaille inférieure ; la rainure est souvent entaillée vers son milieu par une traverse formant une sorte de croix pattée, ainsi que l’indique la figure 7[2].
Naturellement, ce sont les armes de jet qui ont imposé la forme de ces meurtrières. Du XIIe au milieu du XIVe siècle en France, on n’employait guère comme arme de jet, à main, que l’arbalète. Or, l’arbalète est une arme excellente pour tirer de but en blanc ; elle a les qualités du mousquet, sauf la portée. Les archers étaient peu employés par les armées, féodales du domaine royal. Dans le Nord, dans les Flandres et en Angleterre, au contraire, ils formaient des corps considérables et avaient acquis, comme nous ne l’avons que trop éprouvé à Crécy, une supériorité marquée sur les arbalétriers, tant à cause de la rapidité du tir de l’arc que par la portée extraordinaire des flèches. Mais les archers, en bataille, tiraient bien plus à la volée que de but en blanc, et, pour qui s’est exercé à tirer de l’arc, il est facile d’apprécier les effets du tir à la volée. La flèche, en retombant verticalement après avoir décrit une parabole, est un projectile terrible en ce qu’on ne peut s’en garantir. Un archer médiocrement exercé envoie facilement une flèche à quarante ou cinquante mètres de hauteur obliquement ; arrivée à fin de course, elle décrit une parabole brusque, et tombant verticalement de cette hauteur elle perce une planche de trois centimètres d’épaisseur. Au lieu de disposer les meurtrières pour le tir d’arbalète rapproché, et de haut en bas seulement, on les fit de telle sorte que les archers pussent tirer à la volée soit par une entaille intermédiaire a (voir la figure 7), soit par une entaille supérieure b.
Ainsi (8) l’arbalétrier ou l’archer pouvait, par l’entaille inférieure de la meurtrière, envoyer de but en blanc le trait A, et l’archer seulement par l’entaille intermédiaire envoyait la flèche B, par l’entaille supérieure la flèche C. Des assiégeants masqués par des mantelets évitaient difficilement les projectiles B, mais ne pouvaient se garantir des projectiles C. La nécessité de laisser les parties inférieures des tours et courtines entièrement pleines pour mieux résister à la sape et à la mine et l’emploi fréquent des archers, dès le milieu du XIVe siècle, pour la défense aussi bien que pour l’attaque, firent percer les meurtrières au sommet des défenses et amenèrent à échancrer leurs rainures, ainsi que l’indique la figure 7. En effet, c’est en Guienne et dans le Maine et le Poitou, c’est dans le Nord que ces meurtrières en croix pattée apparaissent d’abord, c’est-à-dire dans les contrées occupées alors par les armées anglaises, en partie composées d’archers. Dans les murailles d’Avignon, qui datent du milieu du XIVe siècle, nous voyons également des meurtrières en croix pattée ; mais les papes d’Avignon n’avaient guère que des troupes de mercenaires, et parmi celles-ci des archers recrutés en Suisse et dans le Dauphiné. Ces sortes d’archères se retrouvent partout en France dès le XVe siècle ; leur forme était définitivement adoptée comme la meilleure, en ce qu’elle permettait le tir de plein fouet et à la volée. L’artillerie à feu vint alors modifier de nouveau la forme des meurtrières. Celles-ci ne se composèrent plus que de trous ronds pour passer la gueule du mousquet avec une mire au-dessus (9).
Quelquefois ces trous sont doubles, avec une rainure horizontale entre eux deux. Voici une de ces meurtrières qui provient de la porte orientale d’Angolsheim (10).
On observera que ces trous sont percés dans une dalle assez mince, posée au nu extérieur du mur de défense et entourée d’un ébrasement en maçonnerie à l’intérieur. Une balle de mousquet envoyée du dehors pouvait très-bien briser la dalle. Cette meurtrière est percée à côté de la porte et commande la route qui descend vers le village ; c’est ce qui explique son élévation au-dessus du sol intérieur. En A, la meurtrière est présentée du côté extérieur ; en B du côté intérieur, et en C en coupe. Mais les progrès rapides que faisait l’artillerie à feu au XVe siècle déroutaient fort les constructeurs militaires. Ils abandonnaient difficilement l’ancien système et n’opposaient aux effets des nouveaux projectiles que des obstacles presque toujours insuffisants. Ce n’est qu’à la fin de ce siècle que les ingénieurs ou architectes combinent de véritables meurtrières pour de la mousqueterie, et parmi celles-ci on peut citer comme particulièrement intéressantes celles du bastion élevé en avant de la porte de Laon à Coucy. Ce bastion, aujourd’hui en grande partie couvert par la route impériale, battait le plateau et enfilait les fossés de la ville au moyen d’un ouvrage souterrain percé de meurtrières et de petites embrasures. Il dut être élevé vers les dernières années du XVe siècle, si l’on s’en rapporte à quelques sculptures et moulures qui décorent les voûtes de l’étage souterrain.

Ce bastion, dont l’ensemble est donné en A (11), possède à sa base, à 1m,00 environ au-dessus du fond du fossé, une galerie voûtée en berceau plein-cintre de 1m,20 de largeur. Une chambre voûtée en arcs ogives est construite derrière le saillant. Les galeries sont percées, à des distances assez rapprochées, de meurtrières disposées de manière à croiser les feux de mousqueterie au fond du fossé, ainsi que l’indiquent les lignes ponctuées en B. En C, nous avons tracé le plan de la chambre du saillant, avec ses deux meurtrières a et ses évents b percés dans la voûte ; en D, le plan de l’une des meurtrières des faces, lesquelles sont doubles dans la hauteur du parement. En d sont également des évents. La coupe E est faite sur ef ; celle G sur gh, et celle H sur iK. Ces galeries, percées de nombreuses meurtrières, sont évidemment destinés à empêcher le travail de la sape et de la mine au pied du bastion. Toute cette construction est exécutée avec grand soin et s’est parfaitement conservée. À l’article porte nous expliquons avec plus de détails l’utilité de cet ouvrage, si intéressant par sa date et si complet.

  1. Voyez architecture militaire, créneau.
  2. Des remparts d’Avignon.