Dictionnaire topographique, historique et statistique de la Sarthe/Précis historique/II

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Julien Remy Pesche
(Tome 1p. VII-XLII).


CHAPITRE DEUXIÈME.

Depuis l’an 58 avant, jusqu’à l’an 486 après Jésus-Christ.


Invasion et séjour des Romains dans les Gaules, et particulièrement chez les Cénomans.


Établissons d’abord la situation et l’état de notre pays lors de l’invasion des Romains.

Les Aulerces, Aulerci, Aulerkioi, en grec, étaient, comme nous l’avons vu, une peuplade de la Celtique. Quatre tribus portaient le nom générique d’Aulerkos ; mais, l’une de ces tribus, celle des Aulerces Brannovices, habitait dans une partie des Gaules si éloignée des trois autres [1], qu’elle ne peut en être considérée que comme une colonie, dont la cause et l’époque de La migration, sont totalement inconnues. Les Aulerces Eburovices (Evreux), étaient séparés des Cénomans par les Saii (Séez). Une vaste forêt, nommée dans les écrits du moyen âge Saltus Perticus, entourait ces derniers du nord au sud-est. C’est cette forêt, dont il reste une faible portion, comprise dans notre département, sous le nom de forêt de Perseigne, et dont toute la partie défrichée a formé la province du haut et du bas Perche, qui nous sépare aujourd’hui du pays Chartrain.

Ainsi, au nord et au nord-est, les Cénomans confinaient avec les Sah ou Essui ; à Test et au sud-est, avec les Carnutes ; au sud, en partie, avec les Turones, dont une autre forêt les séparait également ; et avec leurs confédérés les Andes ; à l’ouest, avec les Arviens ; et avec les Diablintes, au nord-ouest. Leur pays formait une espèce d’ovale, dont le plus grand diamètre, du nord-ouest au sud-est, avait environ quarante-cinq lieues gauloises, ou soixante-huit mille romains ; et le plus petit, de l’est à l’ouest, vingt-huit des mômes lieues, ou quarante-cinq mille romains. Ce territoire est à peu près celui de notre département, du nord au sud ; il est presque de moitié moins étendu de l’est à l’ouest.

Ptolémée appelle Mediolanum, la ville capitale des Eburorovices ; Nœodunum, celle des Diablintes ; Vagoritum, celle des Arviens ; Andecavi, celle des Andes : celle des Cénomans est nommée par différens auteurs Suindinum ou mieux Subdunum, et Vindinum : le mot dunum veut dire élévation.

On ne sait presque rien de l’état de notre pays avant la domination des Romains : les monumens celtiques que nous possédons sont, après ce que nous avons cité de nos ancêtres, dans le chapitre premier, tout ce qui nous reste de leur histoire. Voyons s’il nous sera possible d’en apprendre davantage, en consultant les monumens matériels, à défaut d’autres documens.

Existait-il dans la Cénomanie, à l’époque dont nous parlons, quelques traces de villes, d’habitations des anciens Gaulois nos aïeux ? La langue seule des Celtes pourrait, par les noms des lieux actuels, nous révéler l’emplacement de leurs anciennes demeures ; et c’est ce qui nous a engagé à fouiller cette mine autant que nous l’avons pu. On trouvera le résultat de nos recherches à cet égard, aux articles du Dictionnaire,

Le nom de Subdunum est latin et gaulois en même tems. Il ne pouvait appartenir à la position actuelle de la ville du Mans, qui était placée sur la montagne et non pas au-dessous ; mais il convenait assez à celle d’Alonnes, que quelques savans croient avoir été la première ville capitale des Cénomans : son nom, d’origine celtique, indique bien sa véritable situation. On peut donc supposer, malgré les opinions contraires, que le lieu où se trouve Alonnes, était ce que M. Dulaure, dans sa savante dissertation sur les lieux d’habitation des Gaulois, appelle un Oppidum, la forteresse de la cité des Cénomans ; car, par cité, il prouve qu’on doit entendre une peuplade, une région soumise aux mêmes chefs et aux mêmes loix, dont les différens pagus sont autant de cantons.

Ce que Ton a découvert à Alonnes, et ce qui nous reste des antiquités de ce lieu, est l’ouvrage des Romains, et annonce qu’ils s’y établirent lorsqu’ils commencèrent à mettre des garnisons dans le pays. Il est raisonnable de croire que la ville du Mans fut fondée postérieurement, quoiqu’on ne puisse assigner l’époque de cette fondation : la destruction de plusieurs de ses anciens édifices ayant fait connaître qu’ils avaient été construits, comme on en trouve beaucoup d’autres exemples en France, avec les débris de ceux d’Alonnes, la première habitation des Cénomans.

Existe-t-il, dans ce pays, quelqu’autre ville contemporaine de cette première cité ? Cette question est difficile à résoudre, et voici ce que nous croyons devoir répondre à ce sujet. Les Gaulois, ainsi que l’a prouvé M. Dulaure, n’avaient point de villes proprement dites. Un Oppidum ou forteresse, leur servait à mettre leurs personnes et leurs provisions en sûreté, lorsqu’ils craignaient d’être attaqués. Du reste, leurs cabanes, œdificia, étaient éparses, et, comme le dit César, « situées dans les bois, ainsi que le sont presque « toutes celles des Gaulois, qui, pour se garantir des ardeurs » du soleil, les bâtissent dans le voisinage des rivières et des » forêts. » La réunion d’un certain nombre de ces demeures éparses, dans un espace déterminé, formait un vicus, ou village ; un pagus était un canton composé d’un certain nombre de vicus ; et civitas, indiquait un peuple entier, son territoire, son gouvernement, une nation, enfin, quelle qu’elle fût.

Ainsi, en admettant, ce qui est presque une vérité démontrée pour nous, que l’emplacement où fut construit Alonnes était celui où se trouvait établi le chef-lieu de la cité des Cénomans, toujours est-il qu’il ne nous reste aucune autre trace certaine d’agglomération d’habitans, dans toute la contrée du Haut-Maine, qui représente, à peu près, le territoire des Aulerces Cénomans, à l’époque dont nous parlons ; si ce n’est quelques noms, comme ceux de Belinois, de Sonnois, de Champagne, de Fertois, etc., qui annoncent l’existence ancienne d’autant de pagus, de cantons différens. Les voies romaines, les stations, stativa ; les mansions, mansiones ; dont il nous reste des traces assez nombreuses, sont postérieures à cette époque, et l’ouvrage des Romains et des Gaulois subjugués.

Nous traiterons plus loin de la religion, des monumens, des mœurs, des usages et de la langue des Celtes-Gaulois ; nous comparerons ce qui nous reste avec ce qui existait jadis : nous avons lieu de croire que cette partie de nos études présentera quelque intérêt.

Qu’il nous suffise de dire ici que notre pays renferme des monumens nombreux de tous les genres, qui attestent l’existence des Celtes dans la contrée. Tels sont les peulvans, ou, pierres de bout ; dolmens, ou pierres couvertes ; tumuli, ou tombelles, mottes, etc. Ces monumens ne sont pas les seuls qui témoignent du culte que les Gaulois rendaient à Esus, à l’Eternel ; il nous en reste aussi de celui des arbres et des fontaines, etc., etc. ; de même que nous trouverons des traces de celui qu’ils adoptèrent plus tard, à l’instigation de leurs vainqueurs.

Rome, après avoir vaincu, chassé de l’Italie, ou soumis à ses loix, les plus turbulcns des descendans de Bellovèse et d’Elitovius, tourna ses regards vers les Gaules, et profita de la première occasion qui s’offrit d’y faire pénétrer ses armées.

Voici le tableau que fait un historien distingué, M. de Ségur, de l’état des sciences et des arts dans la Gaule, sous le consulat de Sextius, le fondateur de la ville d’Aix : « Le tems, dit-il, avait opéré d’assez grands changemens dans les mœurs de la nation gauloise. Respectée au dehors, et à l’abri des attaques de l’étranger par la terreur qu’inspirait son nom, ce repos extérieur amollit peu à peu l’âpreté de son courage : la civilisation y fit des progrès ; déjà on voyait dans la Gaule des cités bâties, des remparts élevés, quelques temples érigés : les Gaulois connaissaient l’usage des monnaies, construisaient des vaisseaux. On vantait l’habileté de leurs charpentiers, de leurs menuisiers : quelques manufactures fabriquaient des tissus grossiers ; l’art de travailler les métaux ne leur était pas étranger ; la charrue rendait fertile une immense quantité de plaines autrefois couvertes de bois : le commerce avait ramené la richesse, et la richesse fait disparaître l’égalité. » Il se peut que ce tableau flatteur convînt déjà aux Gaulois du midi, et peut-être à ceux de l’orient. Un climat plus doux, l’exemple des Marseillais et celui des Romains, dont la civilisation, à cette époque, brillait presque de tout son éclat, devaient adoucir leurs mœurs et les disposer à la culture des arts ; mais il est peu croyable que la civilisation eut fait de semblables progrès chez les peuples de l’ouest, chez ces farouches Armoricains, dont le territoire froid et aqueux était encore couvert de forêts ; dont une grande partie ne connaissait pour toute culture que l’art d’élever des bestiaux ; qui résistèrent les derniers à l’ascendant de Rome, ne baissèrent leurs armes sous le sceptre des Romains, que pour les reprendre à la, première occasion ; et ne furent jamais entièrement soumis, que sous le glaive sanglant de Clovis.

La Gaule, depuis longtems, se voyait dépouillée de ses plus riches provinces par les Romains, sans songer à troubler la paix quelle avait achetée si chèrement, lorsque l’ambition d’Orgétorix, helvétien, l’un de ses citoyens les plus distingués, vint offrir un prétexte pour commencer la guerre. Orgélorix voulant se créer un empire sur ses compatriotes, séduisit une partie du peuple, et lui persuada d’abandonner un sol âpre et circonscrit, pour aller s’établir, les armes à la main ? dans l’ouest de la Gaule, sur les bords de l’Océan, dans le pays des Santons (la Saintonge), où ils trouveraient un climat plus doux, un territoire plus fertile, de plus vastes possessions. Pour exécuter ce dessein, il fallait traverser une partie de la province romaine. César qui venait d’obtenir du Sénat de Rome le gouvernement de la Cisalpine et de la province Narbonnaise, informé du projet et des dispositions des Helvétiens, s’y opposa sous de vains motifs, parce qu’il importait à son ambition de saisir cette occasion de commencer une guerre dont le succès, sans doute, ne lui paraissait pas douteux, et devait le conduire à la domination qu’il méditait sur ses concitoyens. Ayant donc été chercher cinq légions dans la province où il commandait, il vint se poster sur les bords de la Saône, et y tailla en pièces une partie de l’armée des Helvétiens. Telle est l’historique de cette guerre, commencée l’an 58 avant J.-C., qui offrit à César le prétexte de conquérir les Gaules, et lui coûta dix années de pénibles travaux ; guerre entreprise avec cinq ou six légions, contre une population nombreuse, et pendant laquelle César combattit trente fois les Gaulois en bataille rangée, soumit quatre cents de leurs peuples, défit trois millions d’hommes armés, en fit un million prisonnier, et fit perdre la vie à un autre million ; guerre enfin, dont les succès doivent être attribués à quatre causes différentes : la division extrême des peuplades et le peu d’union qui régnait entr’elles ; la supériorité de la tactique romaine, la bravoure étant égale des deux côtés ; le soin particulier que prit César d’étudier les mœurs du peuple qu’il voulait soumettre ; enfin, et par dessus tout peut-être, la supériorité du génie de ce grand conquérant. C’est celte supériorité du génie de César, qui faisait dire à un historien romain, en retraçant les détails de sa victoire d’Alésia, dans laquelle assiégeant une armée formidable, il était lui-même assiégé par plus de trois cent mille Gaulois : « Il semble au-dessus d’un mortel d’oser former une telle entreprise ; il n’appartient qu’à un Dieu de l’avoir achevée. »

Dans cette guerre, dont nous ne pouvons retracer les détails, voyons quelle part prirent les Aulerces Cénomans ; quelles traces les Romains ont laissées à cette époque dans notre pays. César, après avoir terminé sa première campagne dans les Gaules par la défaite des Aduatuci (ceux de Namur), envoya Crassus dans l’Armorique, avec une seule légion, qui suffit pour ranger les nations sous son obéissance. Parmi les peuples qui se soumirent à ses loix, dont il fait l’énumération, on trouve le nom générique d’Aulerces, avec leurs voisins les Andes, les Carnutes et les Turones.

La révolte des Venètes (habitans de Vannes) contre Crassus, lieutenant de César, fut le signal de l’insurrection générale des Armoriques. Les Cénomans, les Eburovices et les Lexoviens (Lisieux), égorgèrent leurs Sénateurs qui s’opposaient à la guerre, et abandonnèrent tout pour aller se ranger sous les ordres de Viridorix, le chef des Unelli (peuples du Cotentin), qui s’était mis à la tête de l’insurrection.

La défaite des Venètes, dont Décius Brutus détruisit la flotte par mer, tandis que César, qui était accouru d’Italie où il avait été passer l’hiver, les entourait par terre, entraîna celle de Viridorix. Alors toutes les villes de l’Armorique se rendirent à Sabinus ; « car si les Gaulois sont prompts à prendre les armes, dit César, ils perdent aisément courage, dès qu’ils trouvent de la résistance, et qu’ils éprouvent des revers. »

Les Morini (S. Omer) s’étaient révoltés une seconde fois, pendant l’expédition de César dans la grande Bretagne : à son retour il les attaqua et les vainquit ; fit abattre la forêt qui leur servait de retraite, brûla, ravagea tout le pays ; et mit ensuite son quartier d’hiver chez les Aulerces, et les Lexoviens, et in Aulercis Lexoviisque, dit César ; et chez les autres peuples qui avaient pris part à la révolte de Viridorix.

Dans sa seconde expédition en Angleterre, César avait de la cavalerie de toute la Gaule : les plus grands seigneurs, les plus notables du pays, s’étaient rendus pour le suivre, à Boulogne, où il s’embarqua.

Après la défaite et la mort de Sabinus et de Cotta, qui commandaient les troupes romaines campées chez les Eburons (Liège), toutes les provinces Armoricaines, indignées des chaînes qu’elles portaient et ne songeant qu’à les briser, s’agitèrent de nouveau. Dans toutes les cités, on tenait la nuit des assemblées secrètes ; ce n’étaient que courriers et députations qu’elles s’envoyaient les unes aux autres, pour se communiquer leurs résolutions. Bientôt leurs troupes se mirent en marche pour aller attaquer L. Roscius qui était campé chez les Essui ou les Saii (Séez), avec une légion ; déjà elles n’étaient plus qu’à huit milles (de 3 à 4 lieues) du camp romain, lorsque la nouvelle de la victoire de César, qui avait vengé la mort de ses lieutenans, arrêta leur marche et les fit rentrer chacun chez soi.

Ce mouvement généreux d’un peuple qui veut reconquérir sa liberté, arrache a César l’aveu de son estime, maigre le danger auquel il l’exposait, « Je ne sais, dit-il, s’il y a rien de surprenant qu’une nation qui l’avait toujours emporté sur les autres en valeur guerrière, soit désespérée de se voir déchue d’une si glorieuse renommée, et forcée de fléchir sous le joug romain. » Et plus loin il ajoute : « dans notre cavalerie, presque toute composée de Gaulois, il y en avait un grand nombre qui ne pouvaient oublier les intérêts de leur nation, ce qui est bien naturel. »

Après le massacre des Romains par les Carnutes, à Genabum (Orléans), Vercingctorix, jeune seigneur d’Auvergne, excita toutes les Gaules à la révolte. Proclamé roi ou chef par ses partisans, il députa de toutes parts, notamment chez les Aulerces, chez les Andes et chez tous les peuples de l’Armorique, afin de mettre ces nations dans ses intérêts, d’obtenir d’elles des otages, des armes, des chevaux et un certain nombre de troupes par chaque nation ; ce qui fut exécuté.

César qui était en Italie, lors du massacre de Genabum, accourt venger dans cette cité la mort de ses soldats, prend Noviodunum, ville du Berry ; investit Bourges et s’en empare, malgré les efforts des Vercingetorix. Ce ne fut qu’après le siège de Bourges, observe César, que les Gaulois commencèrent à se retrancher dans leurs camps. Labienus, qui était en garnison chez les Sénonois (Soissons), reçoit ordre de César de venir le joindre avec ses légions, en passant par Lutèce (Paris). Les Gaulois y assemblent une grande quantité de troupes, sous les ordres de Camulogène, de la nation des Aulerces. Malgré les efforts de ce chef courageux et consommé dans l’art militaire, Labienus vainquit les Gaulois, qui furent tous enveloppés et tués avec leur général, et parvint à rejoindre César.

Nonobstant leur défaite sous les murs de Bourges, forts encore du courage et de l’énergie de Vercingetorix, les Gaulois ne se crurent pas vaincus. En effet, harassé sans cesse par un ennemi infatigable, César se retirait lentement vers la province romaine, lorsque Vercingetorix, trop impatient, l’attaqua dans sa retraite, fut défait par lui et obligé de se renfermer dans Alesia, qui fut bientôt investie par César.

A la nouvelle de cet échec les états de la Gaule, s’étant assemblés pour secourir Alesia, réglèrent qu’au lieu de faire prendre les armes à tous ceux qui étaient en état de les porter, et que, pour éviter le désordre et la confusion, chaque peuple fournirait un nombre de soldats déterminé. En conséquence, les Cénomans furent taxés à un contingent de cinq mille hommes ; et, ce qui peut faire juger de leur importance, comparativement avec celle de leurs voisins, c’est que les Turones le furent à huit mille, les Eburovices à trois mille. Mais il est probable que le contingent des Cénomans comprenait les Andes, les Arviens et les Diablintes, qui ne sont point énumérés ; de même que celui des Carnutes n’était que de douze mille hommes, réunis avec les Senones (Sens), les Sequaniens (Franche-Comté) ; les Bituriges (Berry) ; les Santones ( Saintonge ), et les Rutenes (Rouergue).

La défaite des Gaulois, sous Alesia, doit être regardée, ainsi que le fait César lui-même, comme le dernier effort important des Gaulois contre la puissance du peuple romain. En effet, la cavalerie romaine ayant été envoyée à la poursuite des vaincus, atteignit leur arrière-garde, en tua ou prit un grand nombre ; le reste se sauva chacun dans son pays.

La Gaule vaincue, terrassée par la force romaine et le génie de César, n’était pas soumise : elle espérait se relever un jour. Les chefs, désespérant de l’effet des grandes masses, adoptèrent une autre tactique pour triompher d’un ennemi dont l’expérience surmontait tous leurs efforts. Ce fut en divisant leurs forces, en les occupant à la fois sur divers points éloignés, qu’ils espérèrent diviser, inquiéter, fatiguer et vaincre les Romains. Dans l’attaque que firent les Bellovaces (peuple du Bauvoisis), et les Atrebates (de l’Artois), contre les Senonnois (Sens), alliés des Romains, tous les hommes de ces nations, en état de porter les armes, se levèrent dans cette occasion, et furent joints par les Ambiancs (Amiens), les Caletes (Caux), les Vellocasses (Vexin), et les Aulerces. César triompha encore et de leur nombre et de leurs efforts.

On ne sait point si dans l’attaque de Dumnacus, général Angevin, contre Poitiers, que défendait Duracius, gaulois resté attaché aux Romains, lorsque sa nation les avait abandonnés, les Cénomans, les Arviens, les Diablintcs, alliés des Andcgaves y faisaient partie des forces de ce général. Cela est probable, puisque C. Caninius qui commandait chez les Pictaves, et C. Fabius, étant venus au secours de Duracius, Dumnacus fut forcé de lever le siège de Poitiers et de repasser Ja Loire après avoir été défait. C’est alors que les Carnutes, qui avaient pris part à cette levée de boucliers, se soumirent pour la première fois et donnèrent des otages ; et que tous les peuplées de l’Armorique, qui s’étaient également rangés sous les drapeaux de Dumnacus, furent obligés de les imiter.

César ayant soumis les Cadurci (ceux de Cahors), passa dans l’Aquitaine, où il n’avait jamais été, l’an 51 avant J.-C. ; puis il mit ses légions en quartier d’hiver : il en plaça deux en Touraine, « pour tenir dans le devoir toute la contrée qui s’étend jusqu’à l’Océan. » César repassa en Italie à la fin de l’année suivante, qui s’écoula paisiblement.

Pendant la dernière année de son commandement dans les Gaules, lorsqu’il les eut enfin soumises au joug romain, César ne s’occupa plus qu’à soumettre les esprits par une adroite douceur, plus funeste à la liberté gauloise, que les armes de ses légions. Il y parvint en gagnant les chefs par ses présens ; en flattant les Druides par des honneurs ; en exemptant les peuples d’impôts. C’est ainsi qu’il réussit, non seulement à faire supporter, mais même à faire aimer son pouvoir, à tel point que prêt à repasser les Alpes, il plaça quatre de ses légions dans la Gaule-Belgique et les quatre autres dans le pays d’Autun, « croyant assurer le repos de toute la Gaule, » pourvu que son armée pût tenir la valeur des Belges » et le grand crédit des Eduens dans le devoir. » Alors, César étant appelé en Italie par la guerre civile, les Gaulois soumis coururent se ranger sous ses drapeaux, l’aidèrent à triompher à Pharsale, en Afrique et en Espagne, et se vengèrent ainsi de leur esclavage, par celui où ils contribuèrent à précipiter les Romains.

J’ai voulu retracer, les commentaires à la main, tout ce que la conquête des Gaules par César offrait de particularités relatives à la nation des Cénomans.

Actuellement, une question assez curieuse se présente : mais avant de la traiter, je dois prier les érudits de se souvenir que ce n’est pas pour eux que je l’entreprends. Que pourrais-je leur apprendre qu’ils ne sachent comme moi ?

A la vue des monumens nombreux que possède le Maine, et qui attestent la présence des Romains ; au nom de camp, de pont, de chemin, de gué de César, j’entends tous les jours demander : César est-il donc venu dans notre pays ? loin d’être humiliés de leur défaite, les descendans des valeureux Cénomans, que seul, peut-être, un si grand homme eût pu subjuguer, semblent justifier leur défaite en répondant : Oui, les monumens qui portent son nom, attestent sa présence en ces lieux ! Cependant, rien n’est plus douteux, rien ne paraît moins vraisemblable que ce fait. Les commentaires, cet immortel ouvrage d’un immortel guerrier, n’indiquent nulle part, le séjour, le passage même de César chez les Cénomans : tout, au contraire, semble prouver qu’il n’y parut jamais.

En effet, et je me suis plu, dans mon récit, à mettre le lecteur à même de juger de mon assertion, on voit que César occupa toujours, de sa personne, le sud, Test et le centre des Gaules. S’il vint au nord quelquefois, ce ne fut que pour effectuer ses expéditions chez les Bretons d’outre mer ; s’il pénétra chez les Venètes, au fond de l’ouest, il suhit bien certainement la côte pour y arriver.

Il est vrai qu’un passage d’Hirlius Pensa, continuateur de César, dit, qu’ayant laissé M. Antoine dans le Beauvoisis, pour contenir les Belges, « César visita lui-même les autres nations, en exigea un plus grand nombre d’otages, et qu’étant arrivé chez les Carnutes (Chartres), il se fit livrer Guturvatus qui avait été le principal moteur de la révolte dernière. Ce fut delà que César se rendit au siège de Cahors, et passa ensuite dans l’Aquitaine, qui alors ne s’étendait pas en deçà de la Garonne. » Tout ce texte confirme mon opinion, que je crois inutile de développer plus longuement.

Il y a plus, c’est que la présence des troupes de César dans le Maine, n’est attestée que par un passage fort obscur, dans lequel sont accolés les Aulerces et les Lexoviens, et in Aulercis Lexoviisque ; ce qui semblerait plutôt indiquer les Aulerces Eburovices, que les Cénomans. Mais l’addition « et chez les autres peuples qui avaient pris part à la guerre (des Venètes) en dernier lieu, » semble il est vrai trancher la question. Ainsi, le Maine a dû posséder une portion des légions de César, pendant un hiver seulement. Où ses troupes étaient-elles campées ? c’est ce qu’on ignore totalement.

Lorsque César mit deux de ses légions en quartier d’hiver dans la Touraine, « pour tenir dans le devoir toute la contrée qui s’étend jusqu’à l’Océan, » on peut conjecturer que c’est de cette époque qu’a dû commencer ce système de campemens le long du Loir, que nous aurons occasion de rapporter dans nos articles de détail.

De ces observations il résulte, que les Romains n’ont dû pénétrer dans le Maine, excepté une seule fois, que postérieurement à César ; et surtout que ce n’est point ce lui que le tiennent les objets qui portent son nom.

Les savans sont d’accord sur ce point, qu’après la mort d’Auguste, qui avait pris le nom de César, comme étant son fils adoptif, ce nom se perpétua dans la famille de cet empereur ; ensuite, lorsque celle famille cessa d’occuper le trône impérial, ses successeurs affectèrent de s’en parer pour se concilier l’affection des peuples ; que ce titre était quelquefois conféré par le Sénats qu’enfin il désigna ceux qui furent associés à l’empire, ou qui en étaient héritiers présomptifs. C’est ainsi que plus tard, on lui ajouta le titre d’Auguste, qui fut, comme on sait, donné à Octave, par une flatterie du Sénat.

Ces détails m’ont semblé nécessaires, non seulement pour faire entendre mon explication, mais encore pour servir à l’intelligence des médailles romaines, qui se rencontrent si fréquemment sur le territoire Cénoman.

Ainsi, le nom de César, ajouté à un monument romain, n’indique point le passage, le séjour de ce conquérant, ni qu’il ait été édifié ou fondé par lui ; mais bien le passage, le séjour, ou l’œuvre de quelque empereur, de ses lieutenans, de ses légions : il est l’équivalant du mot impérial. Chaque fois que l’on rencontre un pont, un gué, un chemin, un camp, décoré de ce surnom, on peut dire : les Romains ont passé la !

On ne sait rien, absolument rien, de l’histoire des Cénomans, depuis la retraite de César des Gaules, jusqu’à la révolte générale des Armoriques, dans le commencement du cinquième siècle. Nous sommes donc réduits à l’examen des faits généraux, pour nous instruire de l’état de notre pays, pendant une période de quatre cents ans.

Auguste fit deux voyages dans les Gaules, l’an 16 et l’an 11 avant J.-C. Ce fut lors du dernier de ces voyages, que ce prince divisa cette contrée en trois parties plus égales, non compris la Provincia Romana. Il plaça dans la Belgique et dans l’Aquitaine plusieurs des peuples compris auparavant dans la Celtique : l’Aquitaine s’étendit alors jusqu’à la Loire. De nouvelles divisions de la Gaule furent faites sous Probus, l’an de notre ère 278 ; sous Dioctétien, vers l’an 392 ; sous. Valentinien, de 364 à 365 ; enfin, sous Gratien, fils et successeur de Valentinien. Partagée d’abord en quatre provinces, sous Auguste, elle le fut ensuite en sept, puis en douze, en quatorze, enfin en dix-sept ; et les Aulerces Cénomans furent successivement compris dans la Celtique, dans la seconde, puis dans la troisième Lyonnaise, dont Caesarodunum (Tours), fut la métropole, avec leurs voisins les Diablintes, les Arviens, les Andes et les Turones. Enfin, il paraît certain que cette partie de l’ouest des Gaules, fut comprise dans le gouvernement général des cinq provinces Armoriques, qu’on appela Tractus Armoricanus.

Les Gaules furent constamment en paix sous Auguste et sous plusieurs de ses successeurs. La domination romaine se borna, dans ces premiers tems, à l’exigence de quelques tributs. Les levées de troupes qu’on demanda aux Gaulois, loin d’être un fardeau pour eux, offraient un aliment à leur caractère belliqueux ; promettaient des honneurs à leur amour propre, des richesses à leur cupidité.

Les cités, sous ce nouvel ordre de choses, conservèrent leurs princes, leurs chefs, leurs prêtres, leur sénat, leurs loix et leurs coutumes ; le droit d’assembler leurs députés, celui même d’entretenir des soldats, de se faire la guerre entr’elles, pourvu que l’ordre général n’en fût pas troublé.

Les habitans de la Gaule étaient partagés en trois ordres : le premier se composait des familles sénatoriales, chaque cité ayant un Sénat, dont les membres possédaient plusieurs prérogatives, sans pourtant être exempts de contribuer aux charges publiques. Les familles curiales et celles des possesseurs formaient le second ordre : les premières étaient classées par décuries, avaient voix délibérative pour la nomination : du sénat inférieur, ou corps municipal ; les secondes, quoique composées de propriétaires de terres, n’avaient point entrée dans les assemblées de ce corps. Le troisième ordre, enfin, se composait des artisans, qu’Alexandre Sévère, vers le milieu du troisième siècle, classa par collèges ou corporations, collegia opificum.

Il existait deux sortes d’esclaves dans les Gaules, du tems des Romains. Les uns étaient attachés à la maison et à la personne de leur maître, qui les nourrissait ; les autres, à des terres qu’on leur donnait à cultiver, dont ils disposaient des fruits, moyennant la redevance d’un prix convenu : ceux-ci ne pouvaient ni quitter, ni aliéner le sol qu’ils labouraient ; c’était le servage de la glèbe que nous avons encore connu.

Les Druides, ou prêtres gaulois, pour lesquels les Romains affectèrent beaucoup de tolérance et de considération, conservèrent leur prééminence sur la nation. Entourés de respect et d’éclat, débarrassés de beaucoup d’austérités et de privations que leur imposait l’ancien culte, admis a faire partie du patriciat et de l’ordre équestre, parce que la plupart d’entre eux étaient tirés de la noblesse, peu à peu ils abandonnèrent les arbres, les pierres, les fontaines, les landes et les forêts, objets de leur culte et séjour de leurs grossières divinités, pour élever des temples et dresser des statues, ou à quelques-unes de ces mêmes divinités, ou à celles de la nombreuse théogonie des Romains.

Ainsi, après avoir proscrit les sacrifices humains, une adroite tolérance parvint à faire disparaître insensiblement le culte ancien dans la Gaule, et à y introduire le paganisme grec et romain. La civilisation, l’industrie, les mœurs et le luxe de Rome pénétrèrent peu à peu chez les Gaulois : des écoles, des cirques y des temples, des palais, furent édifiés, la où l’on ne voyait auparavant que l’ignorance, des cabanes et des forets. L’agriculture fit également des progrès : les marais et les landes firent place aux moissons ; la vigne fut plantée et ne fut pas le moindre présent fait par les vainqueurs aux peuples vaincus. Des routes, des chemins magnifiques, ou au moins praticables et solides, en ouvrant des communications des camps romains aux oppidum des Gaulois, facilitèrent les rapports qui s’établirent entre les uns et les autres, entre les différentes peuplades ou nations.

Cependant, l’état paisible dont jouissait la Gaule depuis trois quarts de siècle à peu près, fut troublé vers l’an 21 de l’ère nouvelle, que nous ne qualifierons plus. A la mort de Germanicus, le vengeur de Varus et de ses légions, deux gaulois illustres, Sacrovir, éduen, et Florus, trévirois, cherchèrent à rallumer dans les cités quelques étincelles de l’ancien amour de la liberté : les Turones et les Andes répondirent à cet appel et prirent les armes ; mais quelques cohortes romaines les eurent bientôt soumis, et, peu après, Florus et Sacrovir ayant été défaits, furent obligés de se donner la mort, pour échapper au supplice qui les attendait. Il est probable que les Cénomans ne restèrent pas étrangers à cette levée de boucliers.

Le silence de l’histoire sur les événemens de ces premiers tems, nous permet de placer ici une observation importante. C’est pendant ce premier siècle de l’occupation romaine, que les camps assez nombreux que nous aurons occasion de signaler et de décrire, durent être établis sur notre territoire. Ce n’étaient point de simples campemens de quelques jours ou de quelques mois, que les Romains appelaient subita, tumultuaria, temporanea ; mais des établissemens, des stations à demeure, qu’ils appelaient stativa ; et ce ne fut que sous Constantin, c’est à dire, au commencement du quatrième siècle, que l’usage de placer des cantonnemens dans les villes commença à s’établir.

Le plus souvent, et il n’y a peut-être pas d’exemple contraire dans notre pays, ces camps ou stations étaient déforme triangulaire. On les plaçait ordinairement sur un plateauélevé, au confluent de deux rivières ou ruisseaux, dont chacun formait un des côtés du triangle. La défense du troisième côté, par où se trouvait la principale entrée du camp, était due à l’art, et consistait en un ou deux fossés larges et profonds, dont les terres rejetées sur le bord intérieur, formaient un ou deux rangs de parapets. Ces camps étaient ordinairement appuyés d’ouvrages avancés que l’on appelait castellum, mot que nous avons rendu par celui de chatelet : c’est là où les Romains plaçaient leur cavalerie destinée à éclairer le pays D’autres ouvrages du même genre garnissaient et défendaient, d’endroit en endroit, les angles et les parties les plus faibles et les plus accessibles du camp, qui, souvent, avait beaucoup d’étendue. C’étaient des tours, des bastions, des cavaliers, d’abord en terre ou en bois, puis en maçonnerie, à la manière romaine, qui consistait à placer les uns sur les autres plusieurs rangs de pierres cubiques, d’un assez petit volume, liées entr’elles par un excellent ciment que nous ne savons point imiter ; on leur faisait succéder une assise de plusieurs rangs de briques à des intervalles d’un mètre ou un mètre et un quart environ, et l’on répétait ces différentes assises successivement. Au surplus, il est utile de prévenir que ce genre de construction, dans lequel la brique fut employée, ne commença à être mis en usage que dans le troisième siècle, sous le règne de Gallien.

Il est possible que la position de l’oppidum Gaulois d’Alonnes, où les Romains ont pu s’établir d’abord, ne réunissant pas les conditions d’un bon campement, tel que nous venons de l’indiquer, ait donné lieu à la formation d’une autre station sur le plateau élevé où, depuis, fut construit Subdunum. Dans ce cas, Alonnes, comme le veulent quelques savans, aurait pu devenir un simple castellum, une forteresse avancée de ce camp.

Quoiqu’il en soit, ces camps ou stations étaient ordinairement assez vastes : non-seulement ils pouvaient contenir les tentes et tout le bagage des soldats, mais encore tout ce que nécessitait un établissement à demeure. Les légionnaires durent y construire des baraques ou chaumières pour le logement de leurs familles, et y cultiver des jardins ; on y voyait des temples, des basiliques, espèces de palais où la justice se rendait, où les marchands avaient des boutiques et qui servaient de promenades couvertes, au besoin : car, pendant cinq siècles cl demi d’occupation, la vie du soldat romain, dans ces campemens, participa souvent et en même tems, et de celle du militaire cl de celle du citadin. On construisait encore dans ces camps, ou à leur proximité, des bains, des cirques avec leurs arènes, etc., etc. Nous retrouvons, sur plusieurs points de notre territoire, des restes de ces diverses sortes d’édifices, des débris de leurs constructions.

La révolte de Vindex, gaulois, commandant pour les Romains en Celtique, où il était propréteur, contre l’infâme et lâche Néron, en 68 ; celle de Civilis contre Vitellius, qui eut lieu l’année suivante, ne nous offrent aucune particularité relative aux Cénomans. Cependant, on ne peut douter que les cités armoricaines n’ayent pris une part quelconque à la longue guerre, dont le dernier de ces événemens fut l’occasion. D’ailleurs, si la cavalerie de César n’était composée, pour ainsi dire, que de soldats de toutes les nations gauloises, ainsi qu’il le dit, combien n’y en devait-il pas avoir davantage sous les premiers empereurs ? Il est donc évident qu’il n’a pu survenir aucun événement important dans les Gaules, auquel les armées romaines ayent participé, sans que quelque Cénoman n’en ait été acteur. Et qui sait si la fameuse caverne où le malheureux Sabinus, et son épouse, la tendre Eponîne, furent cachés si longtems, n’était point située dans notre pays? peut-être était-ce cette fameuse grotte de Sauge, que les gens du lieu nomment Cave-a-Margot, parce qu’elle fiit l’habitation d’une sorcière, dans des tems fort éloignés ?

La Gaule, dit-on, fut heureuse et paisible sous Vespasien et sous Titus ; et l’âge d’or que lui procura le règne des Antonins, la consola de la perte de la vigne, que fit arracher, l’an 92, le farouche Domitien. Ce fut à l’occasion de l’édit de cet empereur, que fut faite une épigramme latine, dans laquelle la vigne lui parle ainsi :

A m’arracher, César, lu t’obstines en vain :
Je produirai toujours suffisamment de vin,
Pour les libations de l’heureux sacrifice,
Où doit périr César, par un juste supplice.

Cette prophétie ne tarda pas à s’accomplir.

La querelle sanglante de Sévère et d’Albinus, qui se disputèrent l’empire, l’an ig3, ne put pas être étrangère aux Cénomans. Les Bretons et une grande partie des Gaulois ayant pris parti pour Albinus, qui fut vaincu, Sévère traita cruellement ceux qui avaient embrassé la cause de son rival.

Ce fut sous le règne du jeune Gordien, vers l’an 240, que le nom des Francs, le seul, en quelque sorte, qui ait survécu, de tous ceux des peuples qui florissaient alors, retentit dans Rome pour la première fois. Les Francs firent une invasion dans la Gaule vers cette époque; Aurélien, qui fut depuis empereur, et qui y commandait une légion, marcha contre eux et les battit ; mais, ce triomphe passager n’empêcha pas ces peuples de livrer la Gaule à la dévastation et au pillage, jusqu’à ce que, vingt ans plus tard, Posthumius parvint à les contenir.

La guerre des paysans insurgés, connus sous le nom de Bagauds, inonda la Gaule de sang : elle commença vers 269, et dura seize années. Cette guerre fut le résultat de l’op pression et de l’orgeuil des patriciens, de la dureté du fisc, de L’indiscipline des légions, et, ajoute-t-on, de la turbulence naturelle des Gaulois. Elle fut éteinte, en partie, par Aurélien, qui dut sa victoire à l’abdication de Tetricus, que les insurgés avaient mis à leur tête en le nommant empcreur T et qui, las d’un sceptre trop pesant pour ses faibles bras, se retira dans le camp des Romains, ne pouvant faire accepter ni la paix, ni son abdication aux peuples qui l’avaient élu, et dont l’impatience séditieuse l’importunait. Néanmoins, ce ne fut que sous Maximien Hercule que les Bagauds furent complètement détruits.

Les Francs, les Bourguignons, les Vendales, avaient envahi les Gaules ; soixante-dix villes étaient tombées en leur pouvoir ; ils dévastaient toutes les cités, saccageaient toutes les campagnes, lorsque Probus les défit, leur tua quatre cent mille hommes et les rejetta au delà de l’Elbe, l’an 277. Ce ne fut pas le seul bienfait que la Gaule dut à Probus, qui, trois ans après cette grande victoire, permit aux Gaulois de replanter la vigne, cet arbrisseau précieux qui, plus tard, devait être pour notre contrée une source de prospérité, et pour les Gaulois, comme pour leurs descendans, une source de vrais plaisirs, en charmant leurs loisirs, excitant leur hilarité, ou calmant leurs soucis. Ainsi Brennus, Elitovic et Bellovèsc avaient raison de dire aux Gaulois, en allant dans l’Italie conquérir cette nouvelle toison :

Grâce à la vigne, unissons pour toujours
L’honneur, les arts, la gloire et les amours !

Cependant, le christianisme croissait depuis près de deux : siècles, au milieu des persécutions et arrosé du sang des martyrs. Le sage Constance Chlore, nommé César par Bioclétien, et qui commandait dans la Gaule, n’y ayant point mis à exécution l’édit sanguinaire de l’empereur contre les chrétiens, ceux-ci purent se réunir à loisir, et les rameaux évangéliques se multiplier et s’étendre sans danger pour les sectateurs du Christ : aussi, presque partout, la religion nouvelle chassa les faux dieux de leurs temples, et détruisit jusque dans les forêts, le culte sauvage des Druides, non pourtant sans en laisser quelques traces, encore apparentes de nos jours.

Le faux zèle des légendaires et des chrétiens peu éclairés, fait remonter jusqu’au premier siècle du christianisme la mission apostolique de Saint Julien chez les Cénomans : ils veulent qu’il ait été envoyé dans cette contrée par le pape Saint Clément, qui avait été disciple de Saint Pierre, et qu’à son arrivée au Mans, il ait converti par ses miracles et ses leçons, le gouverneur de celte ville et de la province pour les Romains, qu’ils nomment Defensor, et qui, disent-ils, recul le baptême, ainsi que sa femme, et devint ensuite évêque d’Angers. Celle opinion trouve peu de défenseurs aujourd’hui ; et l’on s’accorde à rapporter au troisième siècle l’apostolat de S. Julien dans le Maine, où il fut envoyé par S. Gatien, archevêque de Tours, et où il fit une abondante moisson.

Les travaux évangéliques de S. Julien, et de ses premiers successeurs, sont couverts d’ailleurs d’une épaisse obscurité : aucun monument authentique ne constate d’une manière précise et certaine l’époque de leur vie et celle de leur mort. S. Liboire, que l’on désigne ordinairement comme le premier évêque du Mans, et dont l’on fixe l’épiscopat de 337 à 379, paraît en être réellement le premier. Les légendes de S. Julien, de S. Pavace et de S. Thuribe, que l’on place successivement sur ce siège épiscopal, avant S. Liboire ; celle d’un S. Démétrius, que l’on fait voyager dans le Maine, et qu’on dit écrite par Clodomir, roi d’Orléans, qui ne fut probablement point auteur ; toutes ces légendes sont remplies de miracles, nécessaires alors, et qui sont dans l’esprit des écrivains du tems ; miracles d’ailleurs que nous ne prétendons point contester, mais dont quelques-uns nous semblent offrir la tradition de faits historiques qui n’ont rien de surnaturel, quoiqu’ils paraissent extraordinaires aujourd’hui, et que nous tacherons d’expliquer sous ce point de vue, lorsque nous parlerons des lieux où, dit-on, ils ont été opérés.

Les Francs essayèrent de nouveau de pénétrer dans les Gaules, vers l’an 305 : Constantin, fils de Constance Chlore, qui y commandait avec le titre de César, marche au-devant d’eux, leur livre bataille, les défait, et souille sa victoire, en exposant aux bêtes féroces ses captifs, rois et soldats, dans l’arène des Trévirois. On dit de Constantin qu’il défendit les Gaules en barbare et qu’il les gouverna en père ; car si l’ennemi fut la victime de ses violences, les Gaulois n’éprouvèrent que sa justice et sa bonté. Cinq ans après sa victoire sur les Francs, Constantin en obtint une seconde qu’il dut autant à une adroite témérité qu’à sa valeur. Ce fut peu de tems après, que, marchant à la tête des Gaulois, contre Maxence son rival, il vit apparaître une croix mystérieuse dans les cieux, la donna pour enseigne à ses légions, sou le nom de labarum ; vainquit Maxence et le tua, à l’aide de cet étendart sacré, et transporta le siège de l’empire à Bizance, qui prit de lui son nouveau nom.

Cette époque sépare l’histoire ancienne de l’histoire moderne, et ce qu’on est convenu d’appeler le bas empire de l’empire romain, proprement dit. « C’est alors qu’eut lieu le changement de res publica en res privata ; que la cour remplaça la nation ; que le prince fut tout et le peuple rien ; que l’obéissance passive devint une vertu sous le nom de fidélité. On eut dès lors de grands dignitaires au lieu de grands citoyens ; on préféra les fonctions domestiques aux emplois publics. Les monastères se multiplièrent et les camps furent désertés ; le luxe laissa les frontières sans défense et les champs sans culture ; le service de la patrie fut considéré comme un fardeau, et celui du prince comme un honneur. » N’accusons pas, à ce sujet, les peuples de ce tems d’inconstance ou de faiblesse : ce résultat fut l’ouvrage des siècles chez eux ; tandis que quelques années suffirent, il n’y a qu’un quart de siècle, pour le reproduire sous nos yeux.

La marche de Magnence contre Constance, empereur d’Orient, l’an 35 1, semble, au premier aspect, étrangère à notre sujet : cependant, n’est-ce donc pas encore notre histoire que celle dont le César Julien a dit ; « Que la Gaule » toute entière parut rassemblée dans le camp de Magnence. »

C’est surtout le règne glorieux de ce Julien, flétri du nom d’apostat, et son séjour dans notre patrie, que nous voudrions pouvoir retracer ici. Il y obtint l’amour de la nation à tel point, que lorsqu’il eut péri chez les Perses, son nom seul suffisait pour mettre en armes les Gaulois, qui ne voulaient point croire à sa mort ; trait de caractère qui s’est renouvelle de nos jours.

Julien fit disparaître toutes les diversités qui existaient entre les différentes nations de la Gaule, et les diverses cités : d’après les sages réglemens qu’il établit, on ne vit plus de villes qualifiées du titre de colonies, de cités alliées, amies, libres, vectigales, etc. ; les privilèges disparurent et furent remplacés par l’uniformité d’administration et l’égalité de droit.

C’est aussi vers cette époque, entre les années 358 et 36o, que les principales cités gauloises quittèrent leurs noms propres, pour prendre celui des peuples auxquels elles appartenaient. Ainsi, de même que lutetia, la ville de boue, changea son nom pour prendre celui des parisii, la ville des Parisiens ; de même, subdunum, la cité des Cénomans, prit celui de MANS, par contraction, auquel on ajouta l’article le, quelques siècles plus tard.

Il est impossible de suivre, sans entrer dans de trop longs détails, les tentatives des peuples du nord, celles de ces Francs surtout, qui devaient nous laisser leur nom, pour pénétrer dans les Gaules, les ravager et plus tard s’y établir : occupés sans cesse à les combattre, les empereurs sont souvent forcés à des concessions avec eux : l’on voit, en 377, un roi des Francs, nommé Mellobaude, commander la garde de Gratien.

La victoire de Théodose sur Maxime, en 392, est une grande époque historique. Elle assura le triomphe du christianisme sur le paganisme, encore toléré jusqu’alors, et que Théodose proscrivit entièrement. Cette même année vit un franc, Arbogaste, parvenu par sa valeur à un grand pouvoir à la cour de Valentinien, disposer de la vie de cet empereur, placer le rhéteur Eugène sur un trône qu’il trouve indigne de lui, et s’emparer de l’autorité, crime que Théodose ne tarda pas à punir en forçant Arbogaste à se poignarder.

La Gaule devenue chrétienne, contenait sous le règne de Théodose, dix-sept métropoles et cent-quinze évêchés. Celui du Mans dépendait de la métropole de Tours. Il faut remarquer à cette occasion, que les divisions ecclésiastiques furent alors, et restèrent depuis, à peu près les mêmes que les divisions militaires et civiles établies par les Romains. « Les archevêchés représentent les métropoles, dit Velly, d’accord avec les historiens ; les évêchés, les capitales (civitas) ; les archidiaconés, les petites villes (pagus) ; les doyennés, les bourgades (vicus). »

On voit dans la notice de l’empire, qu’en 398, un préfet du prétoire commandait dans le Maine, ce qu’un historien appelle une garnison de Suèves, qu’un autre auteur considère comme une colonie de ces peuples du nord, à laquelle on donnait des terres à cultiver à la charge du service militaire. Nous pensons, qu’en effet, ces troupes n’étaient autre chose qu un corps de soldats auxiliaires, que l’on plaçait à demeure dans un camp, une station, organisé comme nous l’avons expliqué précédemment.

A cette même époque, chaque cité était gouvernée par un Sénat, dont l’autorité s’étendait sur tous les cantons qui formaient son territoire. Un comte veillait aux détails de l’administration, tant pour la justice, que pour la police et les finances : ces comtes relevaient du gouvernement de la province ou métropole, à moins que, revêtus du pouvoir proconsulaire, ils ne relevassent immédiatement de l’empereur. Quelquefois, plusieurs provinces étaient placées sous un même chef, ainsi que l’étaient les cinq provinces formant le Tractus Armoricanus, que la nécessité de réunir toutes les forces destinées à la défense des côtes, avait fait me lire sous un même commandement.

Depuis Constantin, les empereurs avaient donné successivement une grande quantité de terres aux églises des métropoles et des évêchés. Les lois impériales, effaçant les limites qui avaient séparé jusque-là le pouvoir spirituel de la puissance temporelle, avaient accordé le droit d’asile aux églises ; aux évêques la tutelle des veuves et des orphelins, et la concession du droit de réformer lé jugement des tribunaux. Alors le clergé oublia la destination première du sacerdoce, pour s’occuper des intérêts temporels. Ainsi, nous voyons notre S. Victur, évêque du Mans dans le cinquième siècle, souscrire une lettre encyclique, par laquelle lui, et plusieurs autres évêques, qui venaient d’assister au premier concile d’Angers, menacent de l’interdiction, au nom des pères de ce concile, les clercs qui porteraient leurs causes devant les tribunaux laïques, plutôt que de s’adresser aux jurisdictions ecclésiastiques.

Malgré les guerres presque continuelles, et les tentatives sans cesse réitérées des peuples du nord pour pénétrer dans les Gaules, cette contrée, à l’époque de la mort de Théodose, qu’on a qualifié du nom de Grand, présentait un état satisfaisant. Les sciences y étaient cultivées dans trois cents villes florissantes, où se faisait remarquer tout le luxe d’une noblesse opulente, d’un patriciat orgueilleux et d’un clergé puissant ; un commerce actif l’enrichissait ; les revenus de l’empire, bornés à quelques fonds de terre, réservés lors de la conquête, à un faible impôt sur les propriétés particulières, à de légers droits de péage et de douane, enfin, à une dîme modérée sur les tributaires et les tenanciers, ne grevaient ni l’agriculture, ni le commerce, ni l’industrie. Les intérêts locaux étaient garantis par le sénat de chaque cité ; une assemblée générale des députés de la Gaule, qui siégeait à Trêves ordinairement, et qu’Honorius transporta à Arles, quand l’invasion des barbares ne permit plus de la tenir dans cette première ville, délibérait sur les intérêts généraux, et suc les plaintes ou demandes qu’il y avait lieu d’adresser à l’empereur. Tandis que les légions veillaient à la sûreté des Gaules, et que plus de soixante forteresses en défendaient l’entrée aux étrangers, les campagnes retentissaient des chants des laboureurs, et les villes, déshabituées des combats, se livraient avec sécurité aux jeux du cirque, aux courses des chars et aux plaisirs du théâtre, le plus noble des délassemens.

Tel était, assure-t-on, le tableau satisfaisant, maïs probablement flatté, que présentaient les Gaules à l’époque où les fils de Théodose, Honorius et Arcadius, montèrent sur le trône, au moment où la chute de l’empire romain était près de s’accomplir. Déjà les évêques étaient, bien plus que les officiers de l’empire, considérés comme les chefs, les protecteurs des cités, et leur pouvoir était supérieur à celui des magistrats, parce qu’ils gouvernaient les consciences, et que c’était la seule digue que la fureur des barbares parût quelquefois respecter.

Stilicon, gendre de Théodose et général de l’armée romaine, ayant fait évacuer les forteresses du Rhin, qu’occupaient ses troupes, pour les appeler à la défense de l’Italie, menacée par les Goths, l’invasion des peuplades du nord n’éprouva plus d’obstacles, et ce fut le dernier jour de décembre 406, qu’elles passèrent le Rhin et se répandirent comme un torrent sur notre malheureux pays. S. Jérôme, écrivain de cette époque, atteste que les Francs, qui avaient alors des établissemens dans les Gaules, prirent avec intrépidité la défense des Romains, contre lesquels ils avaient si longtems combattu. « Au reste, dit ce père de l’Eglise, toute cette vaste contrée, située entre les Alpes, les Pyrénées, l’Océan et le Rhin, est devenue la proie des barbares. Le Quade, le Vendale, le Sarmate, l’Alain le Gépide, l’Hérule, le Saxon, le Bourguignon, ont ravagé ce malheureux pays ; et l’état déplorable de l’empire est tel, que le Pannonien même t de sujet est devenu ennemi, et s’est joint aux barbares pour l’écraser ! »

On ne peut douter que ce ne soit de cette époque funeste que datent les dévastations dont il nous reste des traces nombreuses dans le Maine, traces bien reconnaissables dans la terminaison igni, igné, brûlé, que portent un grand nombre de lieux, et qui font foi du ravage et de l’incendie qui les détruisirent alors. Cependant il est possible, il est même presque certain, qu’une grande partie de ces dévastations furent dues particulièrement aux Saxons qui commencèrent dès ce tems, en remontant la Loire, à faire des courses chez les Cénomans.

Quoiqu’il en soit, malgré la soumission ou plutôt l’extermination des Bagauds, il restait toujours quelques bandes isolées de ces insurgés. La faiblesse du gouvernement des empereurs, la retraite des armées romaines, le débordement des innombrables peuplades du nord, l’insurrection de la grande Bretagne, qui venait d’offrir un compétiteur à l’empire, dans Claudius Constantinus, lequel ayant passé la mer, rangea sous son obéissance la plupart des cités gauloises et força Honorius à l’associer h son pouvoir ; toutes ces circonstances entretenant un étal de fermentation générale, engagèrent les provinces armoricaines à briser des chaînes qu’elles ne portaient qu’avec impatience, et à recouvrer leur ancienne liberté.

Ce fut au commencement de l’an 410, qu’elles exécutèrent ce généreux projet. Tout-à-coup elles se révoltèrent, chassèrent les officiers romains qui les commandaient, et se constituèrent en une espèce de république confédérée, sur les principes et la nature de laquelle les historiens ne nous ont pour ainsi dire rien appris. On ne sait point si elles conservèrent les formes de gouvernement et d’administration qui les régissaient à l’époque de leur soulèvement ; si Ton plaça un ou plusieurs chefs à la tête du Sénat de chaque cité, pour l’exécution des lois et des ordres du Sénat, ou de l’assemblée des curiales, ou de ces deux pouvoirs réunis. Tout ce qui paraît certain, c’est que la cité des Turones, métropole de celle des Cénomans, eut alors un chef, sous le nom de Consul, à la tête de son administration, et que les provinces Armoricaines revinrent aux anciens usages gaulois, et se confédérèrent pour assurer leur commune sûreté.

Honorius, trop occupé pour pouvoir réduire ces nombreux et redoutables insurgés par les armes, employa les voies de la négociation, qui ne lui réussirent point. Son successeur Valentinien III, essaya l’usage de la force, et chargea Aëtius de faire rentrer les Armoriques dans le devoir. Celui-ci s’empara de Tours et de toute la rive gauche de la Loire . qui avait pris part à l’insurrection, mais il ne put, à ce qu’il paraît, pénétrer sur la rive droite, puisque l’on voit les Armoricains tenter de reprendre Tours, vers l’an 446. Aëtius, avant de retourner auprès de Valentinien, en 439, distribua des terres incultes aux Alains, qui servaient comme auxiliaires dans son armée, le long de la rive gauche de la Loire, depuis Orléans jusqu’à Angers, et peut-être jusqu’à la mer. Ces terres furent partagées entre les habilans et les Alains, mais ceux-ci chassèrent à main arme’e les naturels et s’emparèrent de tout le territoire, dont une partie seu^ lement leur avait été concédée. Ces barbares commirent alors toutes sortes d’exactions : les citoyens furent forcés de s’y soustraire par la fuite, et d’abandonner les villes pour se réfugier dans la partie des Armoriques non soumise, c’est à dire sur la rive droite de la Loire, chez les Bagads ou Bagauds, nom injurieux que l’on donnait alors aux habitans de ces provinces, et qui, dans la langue celtique, signifiait séditieux.

La faiblesse du gouvernement et des armées romaines, rendit le nom de cette nation si méprisable et si détesté, que « lorsque nous voulons insulter un ennemi, dit le lombard Luitprand, et lui donner des épithètes odieuses, nous l’appelons Romain. Ce nom seul renferme tout ce qu’on peut imaginer de bassesse, de lâcheté, d’avarice, de débauche, de mensonge, enfin, l’assemblage de tous les vices. » Qu’on juge avec quelle ténacité se conservent les traditions, puisqu encore aujourd’hui, le nom de Romain est une injure comme alors, dans certaines provinces de la France ; et que, dans quelques parties du Bas-Maine, l’épithète de Vespasien a conservé le même caractère, en souvenir probablement des exactions commises dans le pays, par les soldats de cet empereur.

L’historien Procope nous apprend que, dans cet état d’anarchie, quelques cantonnemens romains restés comme oubliés à l’extrémité des Gaules, ne voyant plus aucune voie pour retourner à Rome, et ne voulant pas se retirer dans le midi du pays, entièrement livré a l’arianisme, remirent sans résistance, les territoires qu’ils étaient chargés de garder, aux Armoricains et aux Francs, en conservant cependant leurs enseignes, leur costume et leurs usages. Peut-être aurons nous occasion de signaler sur notre territoire quelques traces de populations appartenant héréditairement à ces stations, à ces sortes de cantonnemens.

Les états de la Gaule, dont parle plusieurs fois César, qu’il nomme concilli, et qu’il avait grand soin d’aller présider chaque année, se rassemblaient ordinairement à Trêves, ainsi que nous l’avons dit. Mais l’état de guerre et d’envahissement de cette partie des Gaules, ne permettant plus d’y tenir ces assemblées, Théodose et Honorius les convoquèrent à Arles, par un édit daté du 17 avril 418. Il est curieux d’interroger ce document pour savoir quel était l’objet de ces réunions, et de quels élémens elles se composaient. On y voit que le système représentatif, était leur caractère essentiel ; et que cette Tonne de gouvernement, loin d’être une innovation, paraît être un fruit du sol gaulois longtems cultivé, dénaturé, et enfin momentanément abandonné ; mais qu’une culture mieux soignée peut et doit faire prospérer de nouveau.

« Rien en effet, porte cet édit, n’est plus conforme à l’intérêt général, et plus utile aux intérêts particuliers, que la convocation d’une assemblée annuelle des états, sous la direction du préfet du prétoire des Gaules. Elle doit être composée non-seulement des personnes qui, par leurs dignités, prennent part au gouvernement général de chaque province, mais encore de celles qui participent à l’administration de chaque cité. Une telle assemblée peut, sans doute, délibérer avec fruit sur les mesures qui seront tout à la fois les plus convenables au bien de l’état, et en même teins les moins préjudiciables aux propriétaires. Notre intention est donc que, dorénavant, les députés des provinces s’assemblent chaque année à un jour fixe dans la ville métropolitaine Nous voulons aussi, comme la justice l’exige, que tout ce qui aura été décidé par les états soit communiqué aux autres provinces, qui n’auront point eu de réprésentans dans cette assemblée....

» Notre volonté est, qu’en exécution du présent édit, et conformément aux anciens usages, vous fassiez tenir chaque année une assemblée composée des magistrats, des autres officiers et des députés nommés par chaque province,...... laquelle assemblée commencera ses séances le 13 du mois d’août et les continuera jusqu’au 13 du mois de septembre ; que nos officiers qui administrent la justice, dans les cas où ils ne pourraient se rendre aux états, y envoyent des fondés de pouvoir pour les représenter, ainsi que l’usage les y autorise en pareil cas.

»..... Enfin, nous ordonnons qu’on fasse payer une amende de cinq livres d’or pesant aux juges qui auront manqué de se rendre à l’assemblée d’Arles, et une amende de trois livres d’or aux notables et officiers municipaux coupables de la même négligence. »

Les détails des différentes invasions des Francs, de leurs progrès et de leur établissement dans les Gaules, ne sont point ou que très-peu connus. On sait qu’une de leurs tribus passa le Rhin en 420, sous la conduite d’un roi nommé Pharamond, par les uns, et par les autres Théodemir ; que Clodion, successeur de ce roi et que l’on croit être son fils, envahit le nord de la Gaule, dans le dessein de s’y fixer ; qu’il en fut chassé deux fois par les Romains commandés par Aëtius : il paraît néanmoins qu’il y conserva quelque établissement.

Ce fut en 449 qu’Attila et ses Huns se précipitèrent dans les Gaules, au nombre de trois cent mille combattans. Une aussi formidable armée, le titre de Fléau de Dieu que prenait son chef, et les dévastations qu’il faisait commettre, étaient bien faits pour inspirer la terreur à tous les esprits. Cependant ils ne purent glacer tous les cœurs : Aëtius général romain, Théodoric roi des Visigoths, et Mérovée successeur de Clodion, rejetèrent ces barbares au-delà du Rhin. La victoire qu’ils remportèrent dans les plaines de Châlons, sauva probablement la Gaule d’un état de barbarie tel que celui des peuplades de l’Afrique ou du Thibet. Ainsi, trois siècles après, la victoire remportée par Charles-Martel, sur les Musulmans, près de Poitiers, procura à la Gaule l’honneur d’avoir préservé deux fois la civilisation de l’Europe, qu’eussent éteinte ou arrêtée ces sauvages conquérans.

Egidius, gaulois, décoré du titre de patrice romain, qui commandait la milice dans les Armoriques, voyant la chute de l’empire consommée, après la mort de Majorien, conçut l’idée de l’alliance des Armoricains avec les Francs. Ayant vaincu Childéric leur roi, il régna sur cette nation pendant quatre ans, au bout desquels il perdit la couronne, qui fut rendue à Childéric. Egidius resta néanmoins l’ami de ce prince et de sa nation, et devint même leur allié, puisqu’ils combattirent ensemble les Visigoths, les Alains établis sur les bords de la Loire, et les Saxons commandés par Odoacre leur roi, qui, ayant débarqué sur les côtes de la Bretagne, avaient pénétré jusqu’aux portes d’Orléans.

Syagrius, fils d’Egidius, hérita du pouvoir et du crédit de son père dans les Armoriques. Un autre chef de la milice dans les Gaules, Paulus, auquel on donna le titre de comte, marchant contre les Saxons, qui ayant remonté la Loire s’étaient emparés d’Angers, fut défait et tué par eux. Childéric et les Francs qui semblaient avoir remplacé les Romains dans l’emploi de défendre les Gaules, arrivèrent trop tard au secours de Paulus, mais vengèrent sa mort en taillant en pièces les Saxons qu’ils chassèrent de l’Anjou.

La chute de l’empire romain était consommée dans la Gaule ; mais les peuples du nord la menaçaient d’un nouvel envahissement. Les Armoriques seules étaient encore en armes pour la conservation de leur indépendance, lorsque, en 477, Euric roi des Visigots et maître de l’Espagne, qui s’était emparé d’Arles et de Marseille, accorda une paix honorable aux Armoricains. Les Bourguignons, à la même époque, sous les ordres d’un de leurs princes nommé Chilpéric, s’emparèrent de la première Lyonnaise, dont la métropole était Lyon. Un corps nombreux d’Allemands, favorisé à ce qu’on croit par les Bourguignons, pénétra dans la Gaule à cette époque, et s’avança vers la Loire. Alors Chilpéric, allié des Armoricains et de Syagrius leur chef, qui, comme son père, portait le titre de comte de Soissons, appelant à son secours les Saxons et leur roi Odoacre, combattit les Allemands et les défit totalement.

Clovis, âgé de quinze ans, succéda à Childéric son père, mort en 481. Profitant des troubles de la Bourgogne, agitée par les factions et par les crimes de Gondebaut, et des dispositions favorables dans lesquelles les persécutions d’Euric, arien, contre les catholiques, menaient les peuples et le clergé en faveur des Francs ; ce jeune prince franchit la Seine, en 486, parut en armes dans les Armoriques, et défit Syagrius qui défendit vaillamment l’indépendance de sa patrie, mais qui, trahi par la fortune et s’étant réfugié chez Alaric, fut livré lâchement par ce prince à son vainqueur.

Le triomphe de Clovis entraîna la soumission des contrées Armoricaines, dont le nouvel état d’indépendance ne dura que soixante-quinze ans, environ. On peut croire que cette période fut plus courte pour le Maine. Dès le règne de Childéric, fils de Mérovée, les Francs, à ce qu’il paraît, avaient pénétré vers les extrémités de la troisième Lyonnaise, en signalant leurs courses, comme nous l’avons vu, par le carnage, l’incendie et la dévastation. Il est probable que c’est dans une de ces courses qu’ils détachèrent la Cénomainie de la confédération Armoricaine, et qu’un de leurs chefs y fixa sa résidence sous le titre de roi. Ce roi était Regnomer, parent de Clovis.

Les Gaulois, sous la domination romaine, étaient devenus en partie Romains. Costume, armes, langage, mœurs, religion, tout devint à-peu-près uniforme, c’est-à-dire que tout ce qui était Gaulois fut transformé et devînt Romain : les mariages devenus communs entre les individus des deux nations, contribuèrent puissamment à cette transformation. Le Maine compte, depuis l’établissement du christianisme dans son sein, jusqu’à la conquête de Clovis, six évêques, dont S. Liboire, le quatrième, est le premier qui paraisse avoir véritablement porté ce titre : nous n’ajouterons rien ici à ce que nous avons déjà dit sur ce sujet. Seulement, nous ferons observer que l’évêché du Mans ne fut pas circonscrit dans le seul territoire des Aulcrces Cénomans ; que non-seulement il comprit ceux des Diablintes et des Arviens ; mais qu’il s’accrut encore de portions considérables de territoire, qui ne furent point un empiétement sur les évêchés voisins, comme l’a écrit notre historien P. Renouard : entrons à ce sujet dans une courte explication.

Les limites du territoire de chaque cité étaient indiquées parce que les Romains appelaient des fines : c’étaient des bornes portant la figure d’un Mercure, placées ordinairement sur les voies qui servaient à la communication des métropoles ou des cités ; souvent il y existait un établissement quelconque, soit mansion ou station. Trois de ces fines nous sont connus, à la Flèche, à la Ferté-Bernard, et près de Troo, dans un lieu nommé Foins, Fains ou Fins. Peut-être Fresnay en est-il un quatrième, situé au nord, car il est remarquable que tous ces noms conservent quelque chose, l’initiale au moins, du mot Fines. Quoi qu’il en soit, au-delà de ces limites étaient des terrains vagues, stériles ou boisés, qui formaient comme la lisière du pays, ayant une certaine largeur, appartenans aux deux peuples voisins qui en jouissaient en commun, ou s’abstenaient d’en user : c’est ce que depuis on a appelle marche ; frontière, etc.

Cette lisière se composait presque généralement de forêts, autour du pays des Aulerces Cénomans. Ces forêts ayant été défrichées, et leur territoire s 1 étant peuplé, les éveques dorent fixer des limites précises pour l’exercice de leur juridiction spirituelle. Elles s’étendaient assez avant, au sud, du côté du Vendomois ; mais elles furent bien plus restreintes à l’est et à l’ouest, puisqu’elles restèrent en deçà de la Flèche, de ce dernier côté, et que de l’autre elles s’étendirent peu au-delà de la Ferté-Bernard.

Ainsi, après avoir fait connaître précédemment quelle était l’étendue du pays des Cénomans, nous devons ajouter ici que celle du Maine ou du diocèse du Mans, beaucoup plus considérable, était d’environ dix-neuf à vingt lieues, de vingt-cinq au degré, du nord au sud, ou d’Alençon au Lude ; et de trente-huit à quarante, dans son plus grand diamètre, de l’ouest-nord-ouest à l’est-sud-est, ou de Landivi à Ambloy.

Peut-être n’est-il pas superflu, non plus, de mettre sous les yeux du lecteur le portrait moral qu’a tracé des Armoricains, un auteur du moyen âge. Les Cénomans, les Diablintes et les Arviens, ne paraissent pas avoir différé beaucoup de ces peuples, que l’on a peints d’un caractère inconstant, inquiet et turbulent, caractère aussi incompatible avec l’état de servitude, qu’avec celui d’une sage liberté.

« Gens inter geminos notissima clauditur amnes,
Armoricana priùs veterî cognomine dicta,
Torva, ferox, ventosa, procax, incaula, rebellis.
Inconstans, disparque sibi novitatis amore,
Prodiga verborum, sed non et prodigia facti. »

Ericus Monachus.

« Peuple célèbre, que l’on désignait jadis sous le nom d’Armoricain, et qui habite entre deux grands fleuves (la Seine et la Loire). Il a le regard farouche, l’aspect menaçant ; est orgueilleux et cruel, impétueux, imprudent, jamais soumis ; inconstant par amour de la nouveauté ; promet beaucoup et agit peu. »

  1. Dans la Bourgogne, du côté du Briennois.