Diderot et la Société du baron d’Holbach/1/3

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Livre I


CHAPITRE III


1759-1762


Diderot se lie avec mademoiselle Voland. — Le baron d’Holbach. — Son portrait. — La Synagogue. — Le salon de madame Geoffrin. — Portrait de madame Geoffrin. — Mademoiselle de Lespinasse. — Madame du Deffand, son esprit caustique. — Madame du Deffand et Voltaire. — Monsieur et madame Necker. — Mort du père de Diderot. — Diderot va à Langres. — Il passe à Isles. — Les Vordes, propriété des dames Voland. — Palissot. — La comédie des Philosophes. — La Vision de Charles Palissot, par l’abbé Morellet. — Voltaire et Palissot. — Le Père de famille. — La Chevrette. — Grimm et madame d’Épinay. — La Briche. — Le Grand-Val. — Société du Grand-Val. — Georges le Roy. — Les Lettres sur les animaux. — Buffon. — Le Neveu de Rameau. — Expulsion des Jésuites. — L’éducation au dix-huitième siècle. — Publication de l’Émile. — Incompatibilité de Voltaire et de Rousseau. — L’Optimisme. — Damilaville.


Quelque temps après avoir quitté madame de Puisieux, et pendant un voyage qu’avait fait sa femme, en Champagne, chez son beau-père, Diderot s’était lié avec madame Voland, veuve d’un financier[1]. Cette dame avait subi le charme de la conversation de Diderot, et elle s’aperçut trop tard qu’une de ses filles, Sophie, était éprise du Philosophe.

Diderot avait alors un peu plus de quarante ans, il était par conséquent dans toute la force de l’âge et s’il n’avait pas, comme Helvétius, le genre de beauté qui tourne la tête aux femmes de théâtre, il portait sur son visage le signe d’un grand esprit uni à un grand cœur, ensemble bien séduisant pour une femme intelligente et cultivée. D’ailleurs ses traits étaient nobles, sa physionomie très-expressive : « Son front large, découvert et noblement arrondi portait, nous dit Meister, l’empreinte imposante d’un esprit vaste, lumineux et fécond, l’ensemble du profil se distinguait par un caractère de beauté mâle et sublime ; le contour de la paupière supérieure était plein de délicatesse ; l’expression habituelle de ses yeux, sensible et douce ; mais lorsque sa tête commençait à s’échauffer, on les trouvait étincelants de feu. Sa bouche respirait un mélange intéressant de finesse, de grâce et de bonhomie. »

Madame Voland, dès qu’elle se fut aperçue que sa fille aimait Diderot, chercha, par tous les moyens, à les empêcher de se voir ; mais l’amour a bien des ruses, et puis Sophie avait pour confidente sa sœur, madame Legendre[2], qui ne se lassait pas d’entendre le Philosophe. Trompant la vigilance de leur mère, elles allaient toutes deux au Palais-Royal, où elles étaient sûres de rencontrer Diderot sur un banc de la belle allée d’Argenson[3]. Quand on ne pouvait se voir, on s’écrivait. Mais la juste sévérité de madame Voland ne put pas tenir longtemps contre une passion réelle et profonde, bien éloignée de ces goûts passagers qui formaient tant de liaisons éphémères à cette époque. Il fallut bien tolérer ce qu’elle ne pouvait empêcher.

Nous ne connaissons aucun portrait de Sophie ; mais dans toutes les qualités que Diderot reconnaît à son amie, il n’est jamais question de sa beauté, tandis qu’il vante à tout propos les charmes de madame Legendre. Mademoiselle Voland n’était plus jeune quand elle se lia avec le Philosophe, elle avait trente-trois ans, et par conséquent ne pensait plus à se marier. Sa famille était dans l’aisance, elle vivait habituellement à Paris ; mais tous les ans, vers l’automne, madame Voland allait, avec sa fille aînée, passer deux ou trois mois dans sa propriété des Vordes, à Isles, en Champagne, et c’est en grande partie à ces absences annuelles, que nous devons la correspondance de Diderot.

Au moment où commence cette correspondance, tous les événements que nous venons de rapporter se sont accomplis. L’Encyclopédie est arrêtée, mais non pas abandonnée.

Il y avait à Paris, comme point de ralliement, deux ou trois salons où se discutaient les moyens de faire tête à l’orage, et de travailler en silence à mener l’entreprise à son terme. Le premier de ces salons pour le dévouement à la cause des sciences et des arts, pour la générosité des procédés et l’urbanité de l’accueil, était celui du baron d’Holbach.

Paul Thiry, baron d’Holbach, naquit à Heidelsheim, dans le Palatinat, vers le commencement de 1723 ; mais il vint fort jeune à Paris, où il fit son éducation. « Je n’ai guère rencontré, dit Meister, d’homme plus savant et plus universellement savant que M. d’Holbach[4] ; je n’en ai jamais vu qui le fût avec si peu d’ambition, même avec si peu de désir de le paraître ; sans le sincère intérêt qu’il prenait au progrès de toutes les lumières, de toutes les connaissances, sans le besoin véritable qu’il avait de communiquer aux autres tout ce qu’il croyait pouvoir lui être utile, on aurait pu toujours ignorer le secret de sa vaste érudition.....

» J’ai toujours été frappé du rapport qu’il y avait entre le caractère de sa figure et celui de son esprit. Il avait tous les traits assez réguliers, assez beaux, et ce n’était pourtant pas un bel homme. Son front, large et découvert comme celui de Diderot, portait l’empreinte d’un esprit vaste, étendu ; mais moins sinueux, moins arrondi, il n’annonçait ni la même chaleur, ni la même énergie, ni la même fécondité ; son regard ne peignait que la douceur, la sérénité habituelle de son âme. »

Riche d’une fortune de 60,000 livres de rente, personne ne l’employait plus noblement ni surtout plus utilement que d’Holbach. Helvétius, plus riche et plus magnifique, ne s’inquiétait pas, quand il donnait, de savoir à qui et pour quelle destination ; le baron, au contraire, voulait que ses libéralités aient un bon emploi. Il disait à Helvétius : « Vous êtes brouillé avec tous ceux que vous avez obligés, et moi j’ai conservé tous mes amis. »

Tous les dimanches, il y avait grand dîner dans sa maison de la rue Royale, où il réunissait nombre de savants et d’artistes ; mais c’était le jeudi, jour de synagogue, que se rencontraient chez lui les initiés de l’Encyclopédie ; puis, dans la belle saison, les intimes, comme Diderot, Grimm, Galiani, Georges Leroy, Saint-Lambert, etc., allaient passer, avec sa famille, quelques jours au Grand-Val. Devenu veuf de très-bonne heure, il avait épousé la sœur de sa première femme, la charmante Caroline, dont nous avons parlé, à l’occasion de la froide réception qu’elle fit à Rousseau ; et n’ayant pu tomber d’accord avec madame d’Épinay pour l’acquisition du château de la Chevrette, il avait acheté, d’un M. Charon, le domaine du Grand-Val, qu’il avait fait restaurer et embellir. C’est là qu’il demeurait une partie de l’été avec sa femme, sa belle-mère madame d’Aine, et son beau-frère M. d’Aine[5], qui devint plus tard intendant de Tours, et succéda, par la suite, à Turgot dans l’intendance de Limoges.

Il n’est pas, je pense, sans intérêt, de se représenter d’une façon précise ce séjour où se sont agitées les grandes questions qui, après avoir été élaborées au centre d’un petit groupe d’hommes, ont fini par devenir plus tard le Credo de la masse des gens éclairés et par passer dans les faits. Quelque efficaces qu’aient été les résultats produits par l’Encyclopédie, les conversations de la maison d’Holbach ont exercé une influence plus grande sur la société contemporaine. La parole aura toujours, en effet, comme moyen de propagande, une importance bien autrement considérable que le livre. Le grand mérite du baron d’Holbach a été de réunir des gens qui, sans lui, ne se seraient peut-être jamais connus, de donner à leur réunion un but bien défini, et, en groupant ainsi toutes les forces actives, de les amener à faire converger tous leurs efforts vers la même direction. Dans cette tâche, qu’il jugeait la plus utile qu’il pût s’imposer, il déploya une ardeur, une persévérance et un dévouement incomparables.

Le château du Grand-Val était situé près de la Marne, à la pointe de la presqu’île que forme cette rivière avant de se jeter dans la Seine, à Charenton. En venant de Paris, deux routes y donnaient accès : l’une par Vincennes, qui, longeant la Marne, traversait Champigny, Chenevières, Amboile, était la plus pittoresque et la plus praticable ; l’autre, plus directe mais moins commode, passait à Charenton, Bonneuil, et conduisait au château par un chemin de traverse le long d’un petit cours d’eau appelé le Morbra. Non loin était un autre domaine nommé le Petit-Val, et entre les deux se trouvait le village de Sucy. « À gauche de l’habitation du Grand-Val, il y avait un petit bois qui la défendait du vent du nord et qui était coupé par un ruisseau coulant naturellement à travers des branches d’arbres rompues, des ronces, des joncs, de la mousse, des cailloux. Le coup d’œil en était tout à fait pittoresque et sauvage[6]. » C’est là que les hôtes du Grand-Val allaient, dans les chaleurs brûlantes de l’été, chercher la fraîcheur et l’ombre.

Indépendamment du Grand-Val et de la maison de la rue Royale, l’école encyclopédique avait encore d’autres lieux de réunion, mais ceux-ci moins importants, parce que le motif qui les rapprochait y était moins défini et plutôt mondain que philosophique.

Au premier rang de ces maisons secondaires, il faut citer celle de madame Geoffrin. À la mort de madame de Tencin, « la belle et scélérate chanoinesse, » comme l’appelle Diderot[7], sa société s’était jointe à celle qu’avait déjà formée madame Geoffrin, « assez riche, dit Marmontel, pour faire de sa maison le rendez-vous des lettres et des arts » et voyant que c’était pour elle un moyen de se donner dans sa vieillesse une amusante société et une existence honorable, madame Geoffrin avait fondé chez elle deux dîners : l’un, le lundi, pour les artistes, parmi lesquels il faut citer les deux Vanloo, Carle et Michel, Vernet, Boucher, Latour, Lemoyne ; et l’autre, le mercredi, pour les gens de lettres où se rencontraient d’Alembert, Galiani, l’abbé Raynal, Morellet, Helvétius, Saint-Lambert, etc., et quelquefois Diderot, quand l’absence de Sophie lui laissait du temps à consacrer à ses amis, ou lorsqu’il n’allait pas chez le baron. On verra que la plupart des habitués de madame Geoffrin étaient aussi reçus chez madame d’Holbach ; souvent même, les deux salons n’en faisaient qu’un. D’Alembert, toutefois, qui s’était toujours tenu sur la réserve à l’égard du baron, était un des hôtes les plus assidus de madame Geoffrin. Il était le plus gai, le plus animé, le plus amusant dans sa gaieté : « Après avoir passé sa matinée à chiffrer de l’algèbre et à résoudre des problèmes de dynamique ou d’astronomie, il sortait de chez madame Rousseau, la vitrière, comme un écolier échappé du collège, ne demandant qu’à se réjouir ; et, par le tour vif et plaisant que prenait alors cet esprit si lumineux, si profond, si solide, il faisait oublier en lui le savant pour n’y plus laisser voir que l’homme aimable[8]. »

Sans aucune teinture ni des arts, ni des lettres, madame Geoffrin se trouvait également à l’aise dans ses deux sociétés du lundi et du mercredi. Elle avait le bon esprit de ne parler que de ce qu’elle savait bien, un grand tact pour remettre la conversation dans la voie où elle désirait la maintenir ; mais, au dire de Marmontel, on ne trouvait pas chez elle la liberté philosophique que recherchaient les habitués du Grand-Val.

Si l’on s’en rapporte à la boutade de Greuze : « Mort Dieu ! si elle me fâche, je la peindrai ! » madame Geoffrin devait être laide ; mais elle corrigeait ce défaut en s’habillant avec une sorte de simplicité élégante, qui faisait de sa mise un modèle de bon goût[9]. Elle avait un travers qui, bien qu’il indiquât un bon naturel, causait souvent de l’impatience à ses amis : c’était l’envie de se mêler de leurs affaires, d’être leur confidente, leur conseil et leur guide ; dans une lettre à mademoiselle Voland, Diderot se plaint vivement de la manie de cette dame : « Je reçus jeudi la visite de madame Geoffrin, qui me traita comme une bête, et qui conseilla à ma femme d’en faire autant. La première fois, elle vint pour gâter ma fille ; cette fois, elle serait venue pour gâter ma femme et lui apprendre à dire des gros mots et à mépriser son mari. »

Vers l’année 1764, un autre salon s’ouvrit aux philosophes, celui de mademoiselle de Lespinasse[10]. Sans être belle, cette femme, célèbre par l’attachement inaltérable que lui avait voué l’illustre d’Alembert, possédait toutes les grâces de l’esprit. « C’était, dit Marmontel dans ses Mémoires, la tête la plus vive, l’âme la plus ardente, l’imagination la plus inflammable qui ait existé depuis Sapho. » La marquise du Deffand, chez qui mademoiselle de Lespinasse avait trouvé un asile, était aussi une des femmes les plus spirituelles de son temps ; mais elle était, par contre, l’une des plus méchantes. Rien ne mettait à l’abri de ses satires, si ce n’est une malice égale à la sienne. Voltaire est la seule personne qu’elle ait ménagée : elle n’ignorait pas qu’il était dangereux de s’attaquer à l’irascible poète. On aura une idée de la manière dont elle traitait ses meilleures amies, en lisant le portrait qu’elle a tracé de madame du Châtelet dans une lettre à Horace Walpole : « Représentez-vous une femme grande et sèche, sans cul, sans hanches, la poitrine étroite, deux petits tétons arrivant de fort loin, de gros bras, de grosses jambes, des pieds énormes, une très-petite tête, le visage aigu, le nez pointu, deux petits yeux vert-de-mer, le teint noir, rouge, échauffé, la bouche plate, les dents clair-semées et extrêmement gâtées. Voilà la figure de la belle Émilie, figure dont elle est si contente, qu’elle n’épargne rien pour la faire valoir : frisures, pompons, pierreries, verreries, tout est à profusion ; mais comme elle veut être belle en dépit de la nature, et qu’elle veut être magnifique en dépit de la fortune, elle est souvent obligée de se passer de bas, de chemises, de mouchoirs et autres bagatelles… »

À côté de cette caricature de l’amie de Voltaire, il n’est pas sans intérêt de placer la plaisante oraison funèbre que fit Voltaire au vieil amant de madame du Deffand, le président Hénault : « Il y a trente ans que son âme n’était que molle et point du tout sensible ; qu’il concentrait tout dans sa petite vanité ; qu’il avait l’esprit faible et le cœur dur ; qu’il était content, pourvu que la reine trouvât son style meilleur que celui de Moncrif et que deux femmes se le disputassent….. Je reprends toutes les louanges que je lui ai données.


Je chante la palinodie,
Sage du Deffand, je renie
Votre président et le mien,
À tout le monde il voulait plaire
Mais ce charlatan n’aimait rien ;
De plus, il disait son bréviaire[11].


On pourrait croire que la marquise se trouva offensée de cette exécution de son ami, mais il n’en fut rien ; Voltaire ne voulait pas la blesser, au contraire. Il savait qu’avant de mourir, le Président s’était rendu coupable d’une faute impardonnable : il avait oublié son amie dans son testament.

On sent combien des rapports continuels avec une pareille femme devaient être pénibles pour mademoiselle de Lespinasse. Néanmoins, elle souffrit en silence pendant près de douze ans ; mais en 1764, n’y tenant plus, elle rompit d’une manière éclatante avec sa prétendue protectrice. Les habitués du salon de la marquise du Deffand, trompant son espoir secret, suivirent presque tous, mademoiselle de Lespinasse dans sa retraite. Son cercle se trouva composé, outre d’Alembert, de l’abbé Morellet, Condillac, Saint-Lambert, Marmontel, Turgot, et d’un certain nombre de personnages que des opinions communes ne liaient pas entre eux, comme cela avait lieu dans le salon purement philosophique du baron d’Holbach.

Telles étaient, avec la société du Bout du banc, qui se réunissait chez mademoiselle Quinault[12] et où allaient Duclos, d’Alembert, Voltaire quand il était à Paris, les principales maisons ouvertes aux gens de lettres et aux artistes.

Plus tard, après son mariage avec mademoiselle Curchod, le banquier Necker ouvrit, au Marais, un salon qui créa dans la suite, au sein du parti philosophique, un très-regrettable antagonisme, par suite de la rivalité politique du financier avec le bon et grand Turgot. Chez madame Necker, on voyait parfois Diderot et plus souvent Raynal, Saurin, Chastellux, Suard, Marmontel, Thomas, Bernard, Dorat, etc.

Nous avons déjà dit qu’aucun de ces centres n’était comparable pour la cohésion, la hardiesse des entretiens, la profondeur des idées émises ou la grandeur du but à atteindre, à celui de la rue Royale. La Synagogue, comme l’appelaient les adeptes, était, en effet, le rendez-vous de tous les encyclopédistes dignes de figurer, par leurs talents, à côté des chefs de l’entreprise. On y voyait les précurseurs de Lavoisier et de Bichat : Venel, Roux, Rouelle, et aussi Bordeu, dont nous aurons à nous occuper avec détail, à propos d’un petit ouvrage de Diderot, le Rêve de d’Alembert.

Peu de temps après la suppression de l’Encyclopédie, Diderot fit une perte des plus sensibles : son père mourut au mois de juillet 1759. Quoique le Philosophe eût des idées très-erronées sur le mariage, il avait au plus haut degré le sentiment de la famille : il adorait sa fille Angélique, et il avait pour son père l’affection la plus tendre, affection dont nous savons que ce vieillard était bien digne. Grimm, en allant retrouver à Genève madame d’Épinay, au mois de mars 1759, était passé par Langres exprès pour le voir. « Je m’applaudirai toute ma vie, a-t-il dit dans sa Correspondance, d’avoir connu cet homme respectable. Il laissa trois enfants, Denis, l’aîné ; une fille d’un cœur excellent et d’une fermeté peu commune qui, dès l’instant de la mort de sa mère, se consacra entièrement au service de son père et de sa maison, et refusa pour cette raison de se marier ; un fils cadet qui a pris le parti de l’église : il est chanoine de l’église cathédrale de Langres, et un des grands saints de son diocèse. C’est un homme d’un esprit bizarre, d’une dévotion outrée et à qui je crois peu d’idées et de sentiments justes. Le père aimait son fils aîné d’inclination, sa fille de reconnaissance et de tendresse, et son fils cadet de réflexion, par respect pour l’état qu’il avait embrassé. »

Quelques jours après avoir reçu la nouvelle de la mort de son père, Diderot se mit en route pour Langres, afin de régler ses affaires de famille et d’amener un rapprochement entre son frère et sa sœur qui ne pouvaient s’entendre. « Je suis comme l’huile qui empêche ces machines raboteuses de crier lorsqu’elles viennent à se toucher, écrit-il de Langres. Mais qui est-ce qui adoucira leurs mouvements quand je ne serai plus ici[13] ? »

Les trois enfants du père Diderot étant très-désintéressés, l’héritage paternel fut très-vite partagé, et sans réclamation. Il consistait en 50,000 fr. en contrat, 10,000 fr. en récolte, une maison à la ville, deux jolies chaumières à la campagne, des vignes, des marchandises, quelques créances et un mobilier tel à peu près qu’il convenait à un artisan aisé, en tout à peu près 200,000 fr., qui furent répartis « comme on ferait 200 liards ; cela n’a pas duré un demi quart d’heure[14]. »

Après un mois environ de séjour à Langres, Diderot quitta sa ville natale en faisant promettre à son frère et à sa sœur de le constituer juge de leur démêlés ; « et l’abbé qui a lieu, m’a-t-il dit, de compter plus encore sur mon équité que sur mon affection, m’a accepté pour médiateur. Il a eu tort de dire comme cela, car en vérité il n’y a pas un homme de sa robe que j’estime plus que lui..... Il eût été bon ami, bon frère, si le Christ ne lui eût ordonné de fouler aux pieds toutes ces misères-là[15]. »

En quittant Langres, Diderot alla rejoindre à Isles la mère de son amie, pour la ramener à Paris. C’est à ce voyage que nous devons la description de la propriété des dames Voland. « Le bel endroit que ces Vordes ! écrit le Philosophe à Sophie et à sa sœur, quand vous vous les rappelez, comment pouvez-vous supporter la vue de vos symétriques Tuileries et la promenade de votre maussade Palais-Royal, où tous vos arbres sont estropiés en tête de choux ? L’aspect de la maison m’a plu ; j’en dis autant de l’intérieur. Le salon surtout est on ne peut pas mieux. J’aime les boiseries et les boiseries simples : celles-ci le sont. L’air du pays doit être sain, car elles ne m’ont pas paru endommagées ; et puis, une porte sur l’avenue, une autre sur le jardin et sur les Vordes, cela est on ne peut mieux. »

Peu de temps après le retour de Diderot à Paris, Grimm ramenait de Genève madame d’Épinay.

Désormais, le Philosophe allait partager entre Grimm et d’Holbach, entre la Chevrette et le Grand-Val, le temps qu’il ne passait pas avec Sophie ou dans son cabinet de travail ; débarrassé de la correspondance qu’il avait entretenue, en l’absence de Grimm, avec le duc de Saxe-Gotha et d’autres souverains du Nord, il pouvait donner tout son temps à l’Encyclopédie. À la fin de 1759, la besogne qu’il s’était attribuée, dans le partage des matières à traiter, était presque terminée ; il ne lui restait plus à composer que trois morceaux de philosophie.

La mesure dont ce grand ouvrage venait d’être l’objet n’avait pas désarmé les dévots ; non contents des rigueurs du pouvoir, ils voulaient encore soulever contre les philosophes l’opinion publique. Déjà, nous avons vu d’Alembert signaler à Voltaire la publication d’écrits périodiques, où les encyclopédistes étaient attaqués avec la dernière indécence ; mais il fallait les traîner sur la scène, et les rendre odieux et ridicules aux yeux de tout Paris. Cette besogne malpropre exigeait un homme ayant toute honte bue. Palissot, grassement payé par le duc de Choiseul, s’en chargea et fit la comédie des Philosophes.

Le privilége accordé à cette pièce est daté du 10 mai 1750 et signé par Crébillon. Elle était précédée d’une préface dans laquelle l’auteur se défendait d’avoir eu en vue quelques écrivains qui, par leur position, exigeaient des ménagements. Il cherchait surtout, au moyen d’adroites flatteries, à calmer Voltaire, avec lequel il prévoyait bien qu’il aurait mailles à partir. En outre, il essayait de justifier ses attaques en reproduisant, à côté d’extraits tirés des Considérations sur les Mœurs de Duclos, de l’Encyclopédie et de l’Interprétation de la nature, des insanités de la façon de la Mettrie, dans la pensée que le lecteur ne saurait pas démêler le bon et le mauvais, et qu’il envelopperait dans la même réprobation Duclos, Diderot et la Mettrie.

La comédie des Philosophes, représentée pour la première fois dans le courant de l’année, mit en émoi tout le monde lettré. Dans une scène du troisième acte, l’auteur, par une allusion qui ne manquait pas d’à-propos, représentait le citoyen de Genève allant à quatre pattes et disant :


En nous civilisant nous avons tout perdu.
La santé, le bonheur et même la vertu.
Je me renferme donc dans la vie animale ;

(Il tire une laitue de sa poche.)

Vous voyez ma cuisine, elle est simple et frugale.
On ne peut, il est vrai, se contenter à moins :
Mais j’ai su m’enrichir en perdant des besoins.
La fortune, autrefois, me paraissait injuste ;
Et je suis devenu plus heureux, plus robuste
Que tous ces courtisans dans le luxe amollis
Dont les femmes enfin connaissent tout le prix.


Ce personnage, on le voit, n’était que ridicule ; mais il n’en était pas ainsi des autres : l’un d’eux, sous le nom de M. Carondas, faisait l’apologie du vol, et Diderot, nommé dans la pièce Dortidius, était un des plus maltraités. C’est lui qui, au mépris de tout sentiment de patriotisme, disait :


« Fi donc ! c’est se borner que d’être citoyen.
Loin de ces grands revers qui désolent le monde
Le sage vit chez lui dans une paix profonde :
Il détourne les yeux de ces objets d’horreur :
Il est son seul monarque et son législateur :
Rien ne peut altérer le bonheur de son être :
C’est aux grands à calmer les troubles qu’ils font naître. »

Pour avoir l’idée de l’effet que produisit cette pièce après les premières représentations, il suffira de remarquer qu’elle donna lieu à plus de vingt brochures pour ou contre. Parmi les écrivains qui répondirent avec le plus de verve et de véhémence à l’attaque de Palissot, il faut citer l’abbé Morellet, que Voltaire, qui aimait à donner des surnoms, appelait l’abbé Mords-les. À l’exemple de l’auteur des Philosophes, il ne garda aucune mesure ; et, dans son écrit intitulé : L’horrible Vision de Charles Palissot, il lui rendit blessure pour blessure.

Morellet avait adopté, dans sa riposte, la forme qui avait jadis si bien réussi à Grimm pour son Petit Prophète, celle des versets de la Bible. Il terminait son pamphlet par ce trait empoisonné : « Lorsqu’on aura remué les ordures de ta vie, on s’étonnera de te voir devenu tout à coup l’apôtre des mœurs, et on demandera comment un homme qui n’a ni religion, ni mœurs, ni probité, ose-t-il parler de probité, de mœurs, de religion ? Et tu répondras qu’il vaut mieux être fripon qu’incrédule, et crapuleux que philosophe. »

Malheureusement pour l’abbé, il avait mêlé dans sa querelle la protectrice de Palissot, la princesse de Robecq, fille du maréchal de Luxembourg. Sans la nommer, il avait dit qu’une méchante femme était très-dangereusement malade, et cela avait suffi pour que tout le monde la reconnût. Sur une plainte portée contre Morellet par les amis de la princesse, il fut bel et bien embastillé.

Depuis que Rousseau avait quitté l’Ermitage, il s’était lié avec le maréchal de Luxembourg, qui l’avait, même, logé chez lui dans son château d’Enghien, près de Montmorency. Dès que d’Alembert eut appris l’emprisonnement de Morellet, il s’empressa d’écrire à Rousseau avec qui, malgré l’article sur Genève et la Lettre sur les Spectacles, il n’avait pas rompu, pour qu’il priât le maréchal de solliciter la liberté de l’abbé. Jean-Jacques s’y employa avec zèle, et, le premier août, d’Alembert lui annonçait l’élargissement du prisonnier et le remerciait de ses démarches.

L’auteur des Philosophes ne devait pas jouir paisiblement du succès de mauvais aloi que sa pièce venait d’obtenir. Malgré ses précautions, il avait irrité un homme qu’il n’était pas facile d’apaiser. Voltaire, en effet, ne s’était pas laissé prendre aux flagorneries de Palissot ; et obéissant à des sentiments qui l’honorent, il n’avait pas voulu séparer sa cause de celle des encyclopédistes persécutés. L’arrêt qui avait frappé l’auteur du livre de l’Esprit ne l’avait pas beaucoup touché, il n’avait remarqué dans l’ouvrage d’Helvétius qu’une « certaine affectation à le mettre à côté de Crébillon » ; mais quand il s’aperçut que la perte des philosophes était résolue, il s’en constitua ouvertement le champion. Dès le 7 février 1759 il écrivait à Thieriot-la-Trompette[16] pensant bien que sa lettre serait lue dans tous les salons de Paris : « Je vous prie de me dire quel est le conseiller ou président, géomètre, métaphysicien, mécanicien, théologien, poëte, grammairien, médecin, apothicaire, musicien, comédien qui est à la tête des juges de l’Encyclopédie ? Il me semble que je vois l’inquisition condamnant Galilée. »

Palissot ayant envoyé sa pièce à Voltaire le 28 mai, reçut le 4 juin, au lieu de remerciements, une lettre qui contenait les reproches les plus véhéments. « Je suis des premiers qui aient employé fréquemment ce vilain mot d’humanité, contre lequel vous faites une si brave sortie dans votre comédie. Si après cela on ne peut pas m’accorder le nom de philosophe, c’est l’injustice du monde la plus criante..... Faites votre examen de conscience et voyez si vous êtes juste en représentant MM. d’Alembert, Duclos, Diderot, Helvétius, le chevalier de Jaucourt et tutti quanti, comme des marauds qui enseignent à voler dans la poche… S’ils étaient tels que vous les représentez, il faudrait les envoyer aux galères, ce qui n’entre point du tout dans le genre comique. Je vous parle net ; ceux que vous voulez déshonorer passent pour les plus honnêtes gens du monde ; et je ne sais même si leur probité n’est pas encore supérieure à leur philosophie..... Sans avoir jamais vu M. Diderot, sans trouver le Père de famille plaisant, j’ai toujours respecté ses profondes connaissances ; et à la tête de ce Père de famille, il y a une épître à madame la princesse de Nassau qui m’a paru le chef-d’œuvre de l’éloquence et le triomphe de l’humanité ; passez-moi le mot… »

L’émotion causée par la pièce de Palissot s’était bientôt calmée. À la fin du mois d’octobre, Diderot écrivait à son amie : « Il y a six mois qu’on s’étouffait à la comédie des Philosophes ! qu’est-elle devenue ? Elle est au fond de l’abîme qui reste ouvert aux productions sans mœurs et sans génie, et l’ignominie est restée à l’auteur. »

Dans le Père de famille, dont Voltaire vante à Palissot la dédicace, Diderot avait complété ses vues sur la manière dont il comprenait le théâtre. Son Essai sur la Poésie dramatique, dédié à Grimm, explique l’objet qu’il s’était proposé dans ses pièces : « J’ai essayé, dit-il, de donner dans le Fils naturel l’idée d’un drame qui fût entre la comédie et la tragédie. Le Père de famille, que je promis alors et que des distractions continuelles ont retardé, est entre le genre sérieux et la comédie ; et si jamais j’en ai le loisir et le courage, je ne désespère pas de composer un drame qui se place entre le genre sérieux et la tragédie. »

Voici, aux yeux du philosophe, le système dramatique dans toute son étendue : « La comédie gaie, qui a pour objet le ridicule et le vice ; la comédie sérieuse, qui a pour objet la vertu et les devoirs de l’homme ; la tragédie qui aurait pour objet nos malheurs domestiques, et la tragédie qui a pour objet les catastrophes publiques et les malheurs des grands[17]. »

Une division plus rationnelle et moins compliquée consisterait, ainsi que nous l’avons déjà indiqué, à considérer l’art dramatique comme destiné à représenter les divers événements de la vie privée et de la vie publique, ce qui constituerait deux genres différents ; et même ces deux genres se confondraient, si chaque individu se regardait dans sa famille aussi bien que dans l’exercice de ses occupations publiques comme remplissant au même titre des fonctions sociales.

Quoique Voltaire ne trouvât pas le Père de famille « plaisant », il approuvait cependant les vues de l’auteur sur le théâtre. Dans la préface de l’Écossaise, qui parut l’année même de la première représentation des Philosophes, il s’exprimait ainsi : « L’un des deux illustres savants, et pour nous expliquer encore plus correctement, l’un de ces deux hommes de génie, qui ont présidé au dictionnaire encyclopédique, à cet ouvrage nécessaire au genre humain, dont la suspension fait gémir l’Europe, l’un de ces deux grands hommes, dis-je, dans des Essais qu’il s’est amusé à faire sur l’art de la comédie, remarque très-judicieusement que l’on doit songer à mettre sur le théâtre les conditions et les états des hommes. »

En ce moment, les rapports entre le philosophe et le poète étaient on ne peut plus affectueux. Voltaire venait d’écrire à deux de ses amis de Paris, Damilaville et Thieriot, les choses les plus obligeantes pour Diderot. Il avait même chargé Thieriot de remettre de sa part au Philosophe les vingt volumes reliés de ses œuvres. « Je les reçus mercredi, écrit l’ami de Sophie, vendredi mon remerciement était fait, il était en chemin pour Genève le samedi. Damilaville et Thieriot disent qu’il est fort bien. C’est une critique assez sensée de son Tancrède, c’est un éloge de ses ouvrages, surtout de son Essai sur les mœurs, dont ils pensent que j’ai parlé habilement… »

Nous savons que depuis le retour de madame d’Épinay, la glace était rompue entre elle et le Philosophe, qui allait souvent à la Chevrette se reposer de ses travaux. Il y trouvait son ami Grimm et quelquefois madame d’Houdetot avec Saint-Lambert, le baron d’Holbach, Galiani, etc., c’est-à-dire à peu près la même société qu’au Grand-Val. Seulement, chez le baron, il travaillait autant et peut-être plus qu’à Paris, tandis qu’à la Chevrette il donnait un peu de relâche à son cerveau et menait une vie plus mondaine.

Sa lettre du 15 septembre, à mademoiselle Voland, contient une description très-animée d’un séjour à la Chevrette :

« Nous étions dans le magnifique salon et nous y formions, diversement occupés, un tableau très-agréable.

» Vers la fenêtre qui donne sur les jardins, M. Grimm se faisait peindre, et madame d’Épinay était appuyée sur le dos de la chaise de la personne qui le peignait.

» Un dessinateur assis plus bas sur un placet faisait son profil au crayon. Il est charmant ce profil ; il n’y a point de femme qui fût plus tentée de voir s’il ressemble.

» M. de Saint-Lambert lisait dans un coin la dernière brochure que je vous ai envoyée[18].

» Je jouais aux échecs avec madame d’Houdetot.

» La vieille et bonne madame d’Esclavelles, mère de madame d’Épinay, avait autour d’elle tous ses enfants, et causait avec eux et avec leur gouverneur.

» Deux sœurs de la personne qui peignait mon ami, brodaient, l’une à la main, l’autre au tambour. Et une troisième essayait au clavecin une pièce de Scarlatti.

» M. de Villeneuve fit son compliment à la maîtresse de la maison et vint se placer à côté de moi. Nous nous dîmes un mot. Madame d’Houdetot et lui se reconnaissaient. Sur quelques propos jetés lestement, j’ai même conçu qu’il avait quelque tort envers elle.

» L’heure du dîner vint. Au milieu de la table était d’un côté madame d’Épinay, de l’autre M. de Villeneuve ; ils prirent toute la peine, et de la meilleure grâce du monde. Nous dînâmes splendidement, gaiement et longtemps. Des glaces ; oh ! mes amies, quelles glaces ! C’est là qu’il fallait être pour en prendre de bonnes, vous qui les aimez.

» Après dîner, on fit un peu de musique…

» Nos chasseurs revinrent sur les six heures. On fit entrer les violons, et l’on dansa jusqu’à dix ; on sortit de table à minuit ; à deux heures, au plus tard, nous étions tous retirés… »

La compagnie du Philosophe était devenue pour madame d’Épinay un véritable besoin. C’est avec lui qu’elle s’épanchait. En ce moment même, Grimm lui causait bien des tourments : sans qu’elle eût rien de grave à lui reprocher, elle craignait qu’il ne l’aimât plus autant ; elle s’apercevait qu’il était moins exact et toujours affairé ; s’il venait à la Chevrette, c’était pour en repartir précipitamment. Diderot remarquait tout cela, et il écrivait à Sophie : « À peine si je peux l’y rencontrer ; il arrange si bien tous ses voyages, qu’il retourne quand j’arrive ; et puis, il est si enfoncé dans la négociation et les mémoires, qu’on ne lui voit pas le bout du nez. Il ne lui reste presque pas un instant pour l’amitié, et j’ignore quand l’amour trouve le sien. »

Grimm, à qui sa liaison avec madame d’Épinay ne paraît pas avoir fait oublier le soin de sa fortune, s’efforçait sans doute de mériter, par ses services, l’intérêt du prince de Saxe-Gotha et de l’impératrice de Russie. Chargé d’affaires de la ville de Francfort, il aspirait à un emploi en rapport avec ses talents, et, pour y parvenir, il ne négligeait aucune démarche ; son ambition n’échappait pas à Diderot, qui l’appelait ironiquement Monsieur l’Ambassadeur. Il y a tout lieu de croire que ce n’était pas par une exagération satirique, que Rousseau l’accusait d’avoir pris un ton avantageux ; et certains indices conduisent à penser qu’il était un peu despote ; aussi ses amis lui avaient-ils donné le surnom de Tyran-le-Blanc[19]. Plus tard, nous le verrons tourmenter le Philosophe pour avoir ses salons et lui adresser des reproches, très-injustes, sur sa prétendue négligence.

Une habitation où Diderot aimait surtout à aller se reposer avec ses amis, était la propriété de la Briche. Ce petit domaine, qui se trouvait sur l’emplacement qu’occupe aujourd’hui le fort de ce nom, avait appartenu au frère de M. d’Épinay et de madame d’Houdetot, qui l’avait sans doute cédé à sa belle-sœur, madame d’Épinay. Diderot y trouvait les mêmes hôtes qu’à la Chevrette, mais la résidence lui plaisait davantage. C’est là qu’il aimait à s’installer, et non dans « le sublime et ennuyeux palais de la Chevrette. Je ne connaissais pas cette maison, écrit-il à Sophie, elle est petite, mais tout ce qui l’environne a l’air sauvage. Les pièces d’eau immenses, escarpées par les bords couverts de joncs, d’herbes marécageuses ; un vieux pont ruiné et couvert de mousse qui les traverse ; des bosquets où la serpe du jardinier n’a rien coupé, des arbres qui croissent comme il plaît à la nature ; des fontaines qui sortent par des ouvertures qu’elles se sont pratiquées elles-mêmes ; un espace qui n’est pas grand, mais où on ne se reconnaît point, voilà ce qui me plaît. »

Si à la Chevrette et à la Briche le Philosophe donnait quelque relâche à la contention d’esprit qu’exigeaient ses travaux de toute sorte, il n’en était pas de même au Grand-Val, où le baron lui soumettait toutes ses productions et où lui-même emportait toujours de quoi s’occuper. Les conversations prenaient chez le baron une autre tournure que chez madame d’Épinay. Elles portaient, d’ordinaire, sur les questions les plus difficiles de philosophie, de morale ou de science. Toutefois, il ne faudrait pas croire que la gaieté fût bannie du Grand-Val : quoique tous les membres de la société qui s’y rencontrait fussent profondément convaincus de la gravité et de l’utilité du but en vue duquel ils s’étaient réunis, leur conversation avait, là bien plus qu’ailleurs, cette liberté d’allure qui rendait les salons du dix-huitième siècle si attrayants, parce qu’elle n’excluait pas la distinction des manières ; et lorsque l’abbé Galiani et Georges le Roy se trouvaient parmi les hôtes du Grand-Val, la physionomie du salon devenait tout à fait piquante et presque comique. La baronne d’Holbach en était le principal ornement. Voici le portrait que Diderot en faisait dans une lettre à Sophie : « Madame d’Holbach était à son métier, je me suis approché d’elle. Oh ! qu’elle est belle ! le beau teint ! la belle santé ! et puis quel vêtement ! c’est une coiffure en cheveux avec une espèce d’habit de marmotte d’un taffetas rouge couvert partout d’une gaze, à travers la blancheur de laquelle on voit percer çà et là la couleur de la rose. »

En considérant la légèreté des mœurs au dix-huitième siècle on remarquera, non sans surprise, qu’avec de la beauté, de la grâce et toutes les qualités du caractère, en un mot avec tout ce qu’il faut pour plaire, les deux femmes du baron n’ont jamais donné la moindre prise à la critique. De toutes les femmes jeunes et belles que nous avons eu occasion de citer, ce sont de rares exemples de fidélité conjugale. Madame d’Holbach avait alors deux petites filles[20] en nourrice à Chenevières, près d’Amboile ; c’était pour le baron et pour Diderot, tous deux bons marcheurs, un but de promenade. Souvent, ils suivaient le cours de la Marne, depuis le pied de leurs coteaux, et allaient jusqu’à Champigny. Diderot décrivait ainsi à son amie ce paysage : « Champigny couronne la hauteur en amphithéâtre. Au-dessous, le lit tortueux de la Marne forme, en se divisant, un groupe de plusieurs petites îles couvertes de saules. Ses eaux se précipitent en nappes par les intervalles étroits qui les séparent. Les paysans y ont établi des pêcheries. C’est un aspect vraiment romanesque. Saint-Maur, d’un côté, dans le fond ; Chenevières, de l’autre, sur les sommets ; la Marne, des vignes, des bois, des prairies entre deux. L’imagination aurait peine à rassembler plus de richesse et de variété que la nature n’en offre là. »

Plus loin, dans la même lettre du 30 octobre 1759, Diderot donne à Sophie l’aperçu d’une scène d’intérieur au Grand-Val. Ce tableau fait le pendant de la description que nous avons vue d’une journée à la Chevrette : « Nous voilà dans le salon, les femmes étalées sur le fond, les hommes rangés autour du foyer ; ici on se réchauffe, là on respire. On est encore en silence, mais ce ne sera pas pour longtemps. C’est madame d’Holbach qui a parlé la première et elle a dit à madame d’Aine :

« Maman, que ne faites-vous une partie ? — Non j’aime mieux me reposer et bavarder. — Comme vous voudrez, reposons-nous et bavardons.

» Eh bien ! philosophes où en êtes-vous de votre besogne[21] ? — J’en suis aux Arabes et aux Sarrazins. — À Mahomet, le meilleur ami des femmes ? — Oui, et le plus grand ennemi de la raison. — Voilà une impertinente remarque. — Madame, ce n’est pas une remarque, c’est un fait. — Autre sottise ; ces messieurs sont montés sur le ton galant.

» Ces peuples n’ont connu l’écriture que peu de temps avant l’hégire. — L’hégire ! quel animal est-ce là ? — Madame, c’est la grande époque des musulmans. — Me voilà bien avancée ; je n’entends pas plus son époque que son hégire : ils ont la rage de parler grec… »

Une autre anecdote, dans laquelle on voit apparaître un personnage dont nous aurons bientôt à nous occuper avec détails, Georges le Roy, fera mieux connaître la physionomie d’une réunion au Grand-Val et le caractère enjoué de la belle-mère du baron.

« Un soir, nous étions tous retirés, écrit Diderot à son amie[22]. On avait beaucoup parlé de l’incendie de M. de Bacqueville, et voilà madame d’Aine qui se ressouvient, dans son lit, qu’elle a laissé dans sa chambre une énorme souche embrasée sous la cheminée du salon ; peut-être qu’on n’aura pas mis le garde-feu, et puis la souche roulera sur le parquet, comme il est déjà arrivé une fois. La peur la prend, et comme elle ne commande rien de ce qu’elle peut faire, elle se lève, met ses pieds nus dans ses pantoufles et sort de sa chambre en corset de nuit et en chemise, une petite lampe à la main. Elle descendait l’escalier lorsque M. le Roy, qui veille d’habitude, et qui s’était amusé à lire dans le salon, remontait ; ils s’aperçoivent. Madame d’Aine se sauve, M. le Roy la poursuit, l’atteint, et le voilà qui l’embrasse et elle qui crie : « À moi ! à moi mes gendres ! s’il me fait un enfant, tant pis pour vous. »

Charles-Georges le Roy, un des hôtes les plus marquants du Grand-Val, avait trente-sept ans au moment où nous l’y rencontrons en 1760. Il était lieutenant des chasses royales et administrateur des parcs de Versailles. Les devoirs de sa charge réclamant sa présence au château, il habitait les Loges, non loin du parc. Cette année même, il venait de faire paraître une réfutation de l’ouvrage d’Helvétius, où il relevait sans malveillance et avec beaucoup de sagacité les erreurs contenues dans le livre de l’Esprit. Mais, ce qui plus qu’aucune autre de ses productions lui assure une réputation incontestable d’observateur perspicace et judicieux, et lui donne même une place distinguée parmi les penseurs du dix-huitième siècle, ce sont ses Lettres sur les Animaux.

Par ses fonctions, il avait eu les moyens de voir de près plusieurs espèces animales, et ayant étudié leurs mœurs, leurs habitudes, il découvrit chez elles, comme chez l’homme, quoique à un moindre degré des sentiments et des aptitudes au perfectionnement. Il publia d’abord le résultat de ses observations dans l’Encyclopédie, aux articles chasse, instinct, fermier, forêt, fureter, garenne, etc., puis dans des Lettres qui parurent successivement de 1762 à 1781[23].

Ces découvertes qui, au premier abord, ne semblaient pas avoir une bien grande portée, abattaient pourtant la barrière élevée par Descartes, entre l’homme et les animaux, barrière qu’avait maintenue Buffon, dans son Discours sur la nature des Animaux, par sa distinction arbitraire entre l’instinct d’une part, et l’intelligence de l’autre[24].

Buffon, qui, lui aussi, avait fait partie pendant quelque temps de la société du baron, s’en tenait maintenant à l’écart. Marmontel attribue en grande partie sa retraite à un motif qui, s’il était vrai, ne donnerait pas une haute opinion du caractère du grand naturaliste. « Buffon, dit-il dans ses Mémoires, avec le cabinet du roi et son Histoire naturelle, se sentait assez fort pour se donner une existence considérable. Il voyait que l’école encyclopédique était en défaveur à la Cour et dans l’esprit du roi ; il craignit d’être enveloppé dans le commun naufrage ; et, pour voguer à pleines voiles, ou plutôt pour louvoyer seul prudemment parmi les écueils, il aima mieux avoir sa barque à soi, libre et détachée. » Toutefois, il ne faudrait pas prendre à la lettre cette imputation de l’auteur de Bélisaire, qui n’était pas en bons termes avec Buffon, dans lequel, par une injustice presque ridicule, il ne voyait qu’un bon poète descriptif. Du reste, Diderot et Buffon n’avaient pas rompu, et ils se visitaient quelquefois. « J’aime, écrit Diderot[25], les hommes qui, comme lui, ont une grande confiance en leur talent. »

C’est vers cette époque que Gœthe place la composition d’une des productions les plus originales de Diderot. Il croit que son Neveu de Rameau a été écrit en 1760, sous l’empire de l’irritation causée par la représentation de la comédie des Philosophes, de Palissot. Sans nous inscrire en faux contre la conjecture du premier des poètes allemands, nous croyons cette date un peu éloignée. Au cours de son dialogue, Diderot parle de la réhabilitation de Calas, qui n’a eu lieu que quelques années plus tard. À notre avis, c’est l’année 1762 qu’il faut assigner à cet ouvrage, au moment où l’indignation de Diderot n’était pas encore apaisée et où, dans son enthousiasme pour le défenseur de Calas, il écrivait à Sophie : « Oh ! mon amie, le bel emploi du génie ! Il faut que cet homme ait l’âme de la sensibilité, que l’injustice le révolte, et qu’il sente l’attrait de la vertu. Eh ! que lui sont les Calas ? Qui est-ce qui peut l’intéresser pour eux ? Quelle raison a-t-il de suspendre des travaux qu’il aime, pour s’occuper de leur défense ? Quand il y aurait un Christ, je vous assure que Voltaire serait sauvé. »

Dans le Neveu de Rameau, Diderot n’avait pas seulement en vue de dépeindre l’auteur des Philosophes : son sujet était plus vaste. Il se proposait de dévoiler les turpitudes de toute une classe de gens dépravés jusqu’au cynisme, et qui, à l’exemple du neveu de Rameau, ne reculaient devant aucune bassesse, sans avoir, comme lui, la faim pour excuse, et la franchise pour circonstance atténuante.

« Il y avait en ce que me disait Rameau, remarque Diderot, beaucoup de ces choses qu’on pense, d’après lesquelles on se conduit, mais qu’on ne dit pas. Voilà, en vérité, la différence la plus marquée entre mon homme et la plupart de nos entours. Il avouait les vices qu’il avait, que les autres ont ; mais il n’était pas hypocrite. Il n’était ni plus ni moins abominable qu’eux. Il était seulement plus franc et plus conséquent, et quelquefois profond dans la dépravation[26]. »

Un événement tout à fait inattendu et dont nous allons faire succinctement l’historique, venait de débarrasser l’école encyclopédique de ses ennemis les plus puissants et les plus dangereux. L’ordre d’expulsion des Jésuites était signé. Le promoteur le plus persévérant et le plus énergique de cette mesure, avait été M. de la Chalotais, procureur général au Parlement de Bretagne. Par ses deux comptes-rendus des constitutions des Jésuites, qu’il avait lus devant les Chambres assemblées, le premier au commencement de décembre 1761, le second au mois de mars 1762, il avait donné l’impulsion aux procureurs généraux des autres cours souveraines ; et la suppression de l’ordre le mieux organisé qui ait jamais existé, fut décidée d’un commun accord[27]. La France n’avait pas eu, d’ailleurs, l’initiative de cette mesure : déjà, en Portugal, le pays le plus livré aux prêtres et aux moines, comme le remarque d’Alembert[28], le premier ministre Carvalho avait ordonné leur expulsion, à la suite de l’attentat commis contre le roi, à l’instigation du père Malagrida.

En France, l’ordre de bannissement fut diversement apprécié, selon le degré de crainte qu’ils inspiraient. Les encyclopédistes, se sentant délivrés d’ennemis redoutables, ne cachaient pas leur joie. Diderot, en particulier, écrivait à Sophie[29] : « Voilà, mon amie, le billet d’enterrement des Jésuites. Me voilà délivré d’un grand nombre d’ennemis puissants. Qui est-ce qui aurait deviné cet événement, il y a un an et demi ? Ils ont eu tant de temps pour prévenir ce coup, qu’il fallait, ou qu’ils eussent bien peu de crédit, ou que le roi eût bien résolu leur destruction : c’est le dernier qui est le plus vraisemblable. L’affaire du Portugal aura jeté sur l’affaire de France quelques lueurs qui les aura montrés au monarque sous un aspect odieux ; il aura attendu le moment de se défaire de gens qui l’avaient frappé, et qu’il voyait, sans cesse, la main levée sur lui ; celui de la banqueroute scandaleuse du père la Valette aura paru favorable ; ils se mêlaient de trop d’affaires. Depuis environ deux cents ans qu’ils existent, il n’y en a presque pas un qui n’ait été marqué par quelque forfait éclatant. Ils brouillaient l’Église et l’État. Soumis au despotisme le plus outré dans leurs maisons, ils en étaient les prôneurs les plus abjects dans la société ; ils prêchaient au peuple la soumission aveugle aux rois, l’infaillibilité du pape, afin que maîtres d’un seul, ils fussent maîtres de tous. Ils ne reconnaissaient d’autre autorité que celle de leur général, qui était pour eux le vieux de la montagne. Leur régime n’est que le machiavélisme réduit en préceptes. Avec tout cela, un seul homme, tel que Bourdaloue, pouvait les sauver ; mais ils ne l’avaient pas. »

Quant à Voltaire, il ne se montrait pas aussi satisfait : il pensait que les autres ennemis des philosophes, n’étant plus tenus en échec par les jésuites, allaient acquérir plus de force, et, par conséquent, devenir plus redoutables. En un mot, il craignait, autant que les molinistes, les jansénistes et les parlementaires. Dans une lettre à Helvétius, du 11 mai 1761, il manifestait déjà ces sentiments d’une manière énergique : « Est-ce que, disait-il, la proposition honnête et modeste d’étrangler le dernier jésuite avec les boyaux du dernier janséniste, ne pourrait amener les choses à quelque conciliation ? »

Dans l’intéressant ouvrage où Duclos a raconté son voyage en Italie[30], ce penseur apprécie avec sa perspicacité habituelle, l’ordre de bannissement des Jésuites, ainsi que ses résultats. « Je trouve cette expulsion raisonnable, dit-il, pourvu qu’on ne s’en tienne pas là… Le parlement, auteur ou instrument de leur ruine, en a hautement triomphé. L’université qui recueille leurs dépouilles, le corps des gens de lettres, quoique la plupart leurs élèves, mais que la société, ne pouvant asservir, avait décriés et cherchait à rendre suspects sur la religion, ont applaudi. Tous les jansénistes de dogme ou de parti, ceux-ci très-nombreux, et les autres assez rares, ont fait éclater leur joie, sans faire attention que, ne tenant leurs existences que du combat contre leurs ennemis, ils vont tomber dans l’oubli. Le peuple proprement dit n’a pris aucun intérêt à cet événement.

» D’autre part, presque tout le corps épiscopal a pris parti pour les Jésuites, peut-être dans la crainte du retour, car il a souvent fléchi sous eux ; peut-être aussi par humeur contre le gouvernement qu’il soupçonne de vouloir aller plus loin.

» Les ordres réguliers ont sans doute été charmés de l’expulsion des Jésuites, mais ils ont eu la décence de renfermer leur joie, qui, d’ailleurs, est tempérée par la crainte qu’ils ont pour eux-mêmes. »

Duclos et Voltaire étaient depuis quelque temps en correspondance suivie. Le terrible enfant des Délices[31], autant pour faire pièce aux adversaires des encyclopédistes que par sympathie pour le Philosophe, avait résolu, en 1760, peu de temps après l’arrêt contre l’Encyclopédie, de le faire recevoir de l’Académie, et il écrivait, à cet effet, lettre sur lettre à son Président, Duclos. Mais celui-ci connaissait toutes les difficultés que présentait la réalisation de ce projet. Madame de Pompadour ne lui avait pas laissé ignorer de quel genre étaient les obstacles à surmonter ; aussi témoignait-il à Voltaire ses doutes sur la réussite. Les craintes du Président de l’Académie étaient bien fondées ; car lorsqu’il soumit à l’approbation de Louis XV la nomination de Diderot, le roi lui fit cette fière réponse : « Il a trop d’ennemis[32]. »

L’expulsion des Jésuites devait produire, au sein de la société française, une lacune qu’il était de la plus haute importance de combler au plus tôt : ils étaient chargés de l’éducation publique, et il devenait urgent de les remplacer. C’est au sentiment de cette nécessité pressante qu’est dû le grand nombre de tentatives d’éducation nationale qu’on vit paraître alors. Tous les ouvrages de l’époque se ressentent plus ou moins de cette disposition des esprits. Le promoteur de l’acte de rigueur dirigé contre la célèbre compagnie, la Chalotais, dans son Essai d’éducation publique, montrait que l’éducation qu’on recevait dans leurs colléges était vicieuse, bonne tout au plus pour l’école, et qu’il fallait songer à lui en substituer une autre qui formât des citoyens[33].

Une conversation tenue au collége d’Harcourt entre Duclos, madame d’Épinay et Linant, le précepteur de son fils, donne un aperçu de l’idée qu’on se faisait alors de l’éducation : « Revenons, dit Duclos à Linant, à l’emploi de votre temps, vous suivez les classes ? — Sans doute, Monsieur, que peut-on faire de mieux ? — Tout le contraire de ce que vous faites, Monsieur, car tout cela ne vaut pas le diable ; et ici quelle lecture ? — Monsieur nous expliquons ensemble le Selectæ. — Encore du latin !… Les lectures ? — Un peu d’Imitation de Jésus-Christ et une fois par semaine la Henriade de Voltaire. — Je vous avoue, répond madame d’Épinay, intervenant[34], que ce plan ne me plaît point. Je ne vois point de but à tout cela. — Vous avez raison, dit Duclos. Pas de latin, très-peu de latin ; point de grec surtout, que je n’en entende point parler. Je ne veux en faire ni un sot, ni un savant. Il y a un milieu à tout cela qu’il faut prendre. — Mais, Monsieur, dit Linant, il faut qu’il connaisse les auteurs et une légère teinture du grec ne peut… — Que diable venez-vous nous chanter ? De quoi cela avancera-t-il, votre grec ? Il y a là une cinquantaine de vieux radoteurs qui n’ont d’autre mérite que d’être vieux et qui ont perdu les meilleurs esprits. S’il lui arrivait de les connaître, sans en être ivre, il ne serait qu’un plat érudit, et s’il en devenait enthousiaste, il se rendrait ridicule. Rien de tout cela, Monsieur, beaucoup de mœurs, de morale !… qu’il sache bien lire, bien écrire ; occupez-le sérieusement à l’étude de sa langue ; il n’y a rien de plus absurde que de passer sa vie à l’étude des langues étrangères et de négliger la sienne… il est né Français, c’est donc un Français qu’il faut faire, c’est-à-dire un homme à peu près bon à tout… »

Telles étaient, à cette époque, les idées qu’avait de l’éducation l’école philosophique.

À un homme du monde tel que M. d’Épinay, les vues de Duclos devaient paraître singulières et bizarres, aussi remarquait-il : « Pas de latin ni de grec, j’y consens. Mais je veux qu’on emploie deux heures par jour à l’étude du violon et deux heures à celle des jeux de société ; il faut qu’il sache défendre son argent : arrangez le reste comme il vous plaira. »

Aucun système d’éducation ne fit autant de bruit et n’exerça une aussi grande influence que celui qu’a tracé Rousseau dans son roman de l’Émile. Jean-Jacques, quand son livre parut, vivait complètement en dehors du cercle des philosophes, dont il affichait de repousser les principes[35]. Il avait même réussi à se rendre tout à fait antipathique à Voltaire.

La Lettre sur les Spectacles avait fortement indisposé le poète contre le citoyen de Genève, mais elle n’aurait pas suffi pour déterminer chez lui cette haine, mêlée de pitié, qu’il voua dans la suite à Rousseau. Celui-ci, comme pour irriter davantage le chatouilleux auteur, lui avait écrit une lettre incompréhensible, dans laquelle il lui disait : « Je ne vous aime pas, Monsieur, vous avez corrompu ma patrie pour prix de l’hospitalité qu’elle vous a donnée. » Toujours il y avait dans les lettres de Rousseau quelque chose d’irritant ; sa façon de discuter, ses paradoxes, ses sophismes, impatientaient un esprit aussi bien équilibré que celui de Voltaire ; aussi avait-il fini par ne plus lui répondre. Les dernières lettres qu’ils échangèrent furent motivées par la publication du Poème sur le désastre de Lisbonne, dans lequel Voltaire combattait cette affirmation des optimistes : Tout est bien :


Philosophes trompés qui criez : Tout est bien !
Accourez, contemplez ces ruines affreuses,
Ces débris, ces lambeaux, ces cendres malheureuses,
Ces femmes, ces enfants, l’un sur l’autre entassés.
Sur ces marbres rompus, ces membres dispersés ;
Cent mille infortunés que la terre dévore,
Qui, sanglants, déchirés et palpitants encore,
Enterrés sous leurs toits terminent sans secours,
Dans l’horreur des tourments, leurs lamentables jours.
Aux cris demi-formés de leurs voix expirantes,
Au spectacle effrayant de leurs cendres fumantes,
Direz-vous : c’est l’effet des éternelles lois
Qui d’un Dieu libre et bon nécessitent le choix ?
Direz-vous en voyant cet amas de victimes :
Dieu s’est vengé, leur mort est le prix de leurs crimes.

Quel crime, quelle faute ont commis les enfants,
Sur le sein maternel écrasés et sanglants ?
Lisbonne qui n’est plus, eut-elle plus de vices
Que Londres, que Paris, plongés dans les délices ?
Lisbonne est abîmée et l’on danse à Paris…..[36]


La conception de Rousseau sur l’opposition entre la nature et la société, conception en vertu de laquelle la nature fait tout bien et tout le mal vient de la société, — comme si l’homme n’était pas naturellement sociable ou, en d’autres termes, comme si la société n’était pas naturelle, — ne pouvait raisonnablement être invoquée dans ce cas[37]. Alors Rousseau, dans son désir de combattre l’opinion de Voltaire, faisait appel à un autre principe formulé par Leibnitz et disait : « Je ne prétends pas que tout est bien, mais que le tout est bien. Il écrivait à Voltaire, le 18 août 1756 : « Pour revenir, Monsieur, au système que vous attaquez, je crois qu’on ne peut l’examiner convenablement sans distinguer avec soin le mal particulier, dont aucun philosophe n’a jamais nié l’existence, du mal général que nie l’optimiste ; il n’est pas question de savoir si chacun de nous souffre ou non, mais s’il était bon que l’univers fût, et si nos maux étaient inévitables dans la constitution de l’univers… Il est à croire que les événements particuliers ne sont rien ici-bas aux yeux du maître de l’univers, que sa providence est seulement universelle, qu’il se contente de conserver les genres et les espèces[38], et de présider au tout, sans s’inquiéter de la manière dont chaque individu passe cette courte vie. »

Qui ne voit que par cette conception du monde, il faut limiter, ou la puissance du Créateur, ou sa bonté. Or, un Dieu dépourvu de bonté ne serait-il pas en morale, malgré sa puissance, le plus dangereux idéal qu’on puisse offrir pour exemple ; et puis, que d’affirmations sans preuves, que d’hypothèses invérifiables ! Le tout est bien, qu’en savez-vous ? Avez-vous trouvé une loi générale du monde, à laquelle sont subordonnées toutes les autres ? En un mot, Leibnitz, malgré tout son génie, a-t-il pu faire une synthèse objective ? Nullement. L’idée que nous nous formons de l’univers ne saurait être que relative ou subjective, c’est-à-dire humaine ; ici c’est tout un. Le terrain sur lequel s’était placé Rousseau était bien choisi, car les arguments de Voltaire, très-bons pour le point de vue humain où il s’était mis, étaient sans force contre la formule le tout est bien. C’est pourquoi il crut prudent de se dérober à la discussion, et répondit à Jean-Jacques[39] : « Mon cher philosophe, nous pouvons, vous et moi, dans les intervalles de nos maux, raisonner en vers et en prose ; mais dans le moment présent, vous me pardonnerez de laisser là toutes ces discussions philosophiques, qui ne sont que des amusements. Votre lettre est très-belle ; mais j’ai chez moi une de mes nièces qui, depuis trois semaines, est dans un assez grand danger ; je suis garde-malade, et très-malade moi-même..... » C’était tout simplement une fin de non-recevoir ; Voltaire n’était pas plus malade qu’à l’ordinaire. On sait que durant quatre-vingt-quatre ans il a eu un pied dans la tombe ; seulement ces deux esprits n’étaient pas de même trempe : tandis que l’un demandait des arguments, l’autre cherchait des consolations…[40] De plus, on ne possédait pas à cette époque, la méthode qui a posé les vraies bornes des acquisitions scientifiques ; Diderot lui-même, si avancé à d’autres égards, croyait à l’existence d’une loi générale, dont toutes les autres devaient découler, et à la connaissance de laquelle on pouvait parvenir.

Au moment où Voltaire se brouillait avec Rousseau, ses relations avec notre Philosophe devenaient plus fréquentes et plus affectueuses, grâce à un nouvel adhérent que venait de faire l’école philosophique : Damilaville, un des admirateurs de Voltaire et l’un de ceux qui rendirent aux philosophes les services les plus continus et les plus désintéressés. Depuis que nous l’avons vu porter à Diderot, de la part de Voltaire, un exemplaire de ses œuvres, il n’a cessé d’être, pour ainsi dire, le trait d’union entre le poète et les encyclopédistes. C’est à lui que Voltaire adressera ses lettres les plus hardies. Par son emploi de commis au Vingtième, Damilaville pouvait rendre à ses amis des services de tous les instants. En passant par ses mains, les lettres de Diderot à Sophie ou à ses autres correspondants étaient exemptes de la taxe, alors assez élevée ; et ce qui était plus important, elles n’étaient pas exposées à être décachetées. Sous le règne de Louis le Bien-Aimé, on n’avait pas le moindre respect pour la correspondance privée, et, par raison d’État, et souvent sans aucune raison, le gouvernement violait sans le moindre scrupule le secret des lettres. Désormais, et par l’intermédiaire de Damilaville, le philosophe et le poète, sans s’écrire directement, ne cesseront pas d’être en rapports suivis.



  1. Dans l’Almanach royal, de 1726, on trouve M. Voland demeurant rue de Toulouse, préposé pour les fournissements des sels.
  2. M. Legendre figure dans l’Almanach royal de 1767 comme inspecteur des Ponts et Chaussées et demeurant rue Neuve-des-Bons-Enfants-Richelieu. Il est mort trois ans après, en 1770.
  3. Le Palais-Royal n’était pas alors tel que nous le voyons aujourd’hui : les maisons d’alentour formaient la rue Richelieu et la rue des Bons-Enfants (ni la rue de Montpensier ni la rue de Valois n’existaient encore). Les propriétaires de ces maisons avaient tous des escaliers ou des terrasses sur le jardin. Ils firent, mais inutilement, des représentations très-vives lorsque, quelques années avant la révolution, le duc d’Orléans transforma son Palais.
  4. Quelque système que forge mon imagination, disait Diderot, je suis sûr que mon ami d’Holbach me trouve des faits et des autorités pour le justifier.
  5. Alors maître des Requêtes. Il demeurait, d’après l’Almanach royal de 1767, rue Taranne.
  6. Lettre de Diderot à mademoiselle Voland.
  7. Dans le Rêve de d’Alembert. On trouve dans les Lettres de mademoiselle Aïssé à madame Calendrini, la note suivante de la main de Voltaire : « Vers le milieu de l’année 1728, la Frenaye amant de madame de Tencin, qui, dit-on, l’avait ruiné, se tua dans son cabinet. Il disait dans son testament que s’il mourait de mort violente, c’était elle qu’on devait en accuser. Elle fut mise au Châtelet d’où elle sortit justifiée. »
  8. Mémoires de Marmontel.
  9. Voir la lettre de Diderot, du 19 septembre 1767, où il dit : « Madame Geoffrin fut fort bien ; je fis un piquet avec elle, d’Alinville et le baron. Je remarque toujours le goût noble et simple dont cette femme s’habille. Elle avait ce jour-là une étoffe simple, d’une couleur austère, des manches larges, le linge le plus uni et le plus fin, et puis la netteté la plus recherchée de tout côté… » M. Charles de Mouy vient de publier la Correspondance inédite de madame Geoffrin et de Stanislas-Auguste Poniatowski, roi de Pologne.
  10. Julie-Jeanne-Éléonore de Lespinasse, née à Lyon en 1732, était l’enfant naturelle de madame d’Albon ; mais elle fut enregistrée sous le nom d’un bourgeois de Lyon. En 1752, madame du Deffand, ayant fait un voyage en Bourgogne, rencontra mademoiselle de Lespinasse et l’emmena avec elle, à Paris, comme demoiselle de compagnie.
  11. Lettre du 16 décembre 1770.
  12. Mademoiselle Quinault avait été actrice. Elle se retira du théâtre en 1741.
  13. Lettre à mademoiselle Voland, 31 juillet 1759.
  14. Lettre à mademoiselle Voland, 14 août 1759.
  15. Madame de Vandeul, dans ses Mémoires, s’exprime ainsi sur le compte de son oncle : « Il mit à la rigueur cette maxime de l’apôtre : Hors de l’Église, point de salut. Il s’est brouillé avec mon père parce qu’il n’était pas chrétien, avec ma mère parce qu’elle était sa femme : il n’a jamais voulu me voir parce que j’étais sa fille : il n’a jamais voulu embrasser mes enfants parce qu’ils étaient ses petits-fils, et mon époux, qu’il recevait avec bonté, a trouvé sa porte fermée depuis que je suis devenue sa femme. »
  16. Surnom que Voltaire donnait à son ancien ami.
  17. Sédaine, que Collé appelait très-judicieusement le Greuze du théâtre, était de tous les auteurs dramatiques contemporains de Diderot, celui qu’il préférait. Il faut voir avec quel enthousiasme il parle du Philosophe sans le savoir : « Oui, mon ami, écrit-il à Grimm. Voilà le vrai goût, voilà la vérité domestique, voilà la chambre, voilà les actions et les propos des honnêtes gens, voilà la comédie. J’étais assis à côté de Cochin et je lui disais : il faut que je sois un honnête homme, car je sens vivement tout le mérite de l’ouvrage. Je m’en récrie de la manière la plus forte et la plus vraie, et il n’y a personne au monde à qui elle dût faire plus de mal qu’à moi, car cet homme me coupe l’herbe sous les pieds..... » Grimm faisait aussi très-grand cas du talent de Sédaine. Dans les jugements que Diderot et Grimm portent sur l’auteur du Philosophe sans le savoir et de la Gageure imprévue, on sent l’influence qu’ont dû exercer les pièces de Shakespeare sur leur manière d’envisager l’art dramatique. Grimm a été le premier en France à apprécier dignement le génie incomparable du poète anglais.
  18. Le Discours sur la satire des philosophes, de l’abbé Coyer.
  19. Tyran-le-Blanc est le titre d’un roman de M. de Caylus. Grimm, dans sa correspondance, rapporte cette anecdote sur le comte de Caylus : « Longtemps avant de mourir, il avait été attaqué d’une maladie dangereuse dans le temps que son oncle, le célèbre évêque d’Auxerre, janséniste, vivait encore. Ce prélat et tous ses parents étaient autour de son lit et cherchaient une tournure pour lui proposer les sacrements. Je vois bien, leur dit le malade, que vous voulez me parler pour le bien de mon âme..... Tout le monde se sentit soulagé à ces mots..... Mais, continua-t-il, je vais vous dire mon secret, c’est que je n’en ai point… » Diderot fit pour lui cette épitaphe, qui ne donne pas une idée avantageuse de son caractère :

    Ci-gît un antiquaire acariâtre et brusque ;
    Ah ! qu’il est bien placé dans cette cruche étrusque !

    Amateur distingué, il encourageait les artistes et cultivait lui-même avec succès les arts du dessin, en particulier la gravure. Sa mère, madame de Caylus, a laissé des Souvenirs dont Voltaire a donné une édition imprimée à Ferney.

  20. L’une des filles du baron a épousé le marquis de Chatenay, l’autre, le comte de Nolivos. M. et madame d’Holbach eurent aussi deux fils dont Lagrange, le traducteur de Lucrèce et de Senèque, a été le précepteur. L’un entra dans la magistrature : l’autre dans l’armée.
  21. Diderot dictait là un morceau qu’on lit dans l’Encyclopédie à l’article Sarrazins.
  22. Lettre du 20 octobre 1760.
  23. Voy. la savante introduction dont M. le Dr Robinet a fait précéder la 4e édition des Lettres sur les Animaux.
  24. À propos des Lettres sur les Animaux, Voltaire écrivait à madame du Deffand, le 22 février 1769. « Vous me demandez, madame, si j’ai lu les Lettres sur les Animaux : oui, j’en ai lu deux ou trois, il y a plus d’un an. Vous jugez bien qu’elles m’ont fait plaisir puisque l’auteur pense comme moi. Il faudrait qu’une montre à répétition fût bien insolente pour croire qu’elle est d’une nature absolument différente de celle d’un tournebroche. » Palissot, lui, trouvait plaisant dans ses Petites lettres à la princesse de Robecq, que Georges le Roy ait parlé de la raison du cerf à l’article de l’Encyclopédie qui concerne cet animal. — Certes la raison d’un cerf n’est pas celle d’un Socrate ou d’un Diderot : mais elle vaut bien celle d’un Palissot : elle est, sans contredit moins nuisible. —
  25. Lettre à mademoiselle Voland, 25 novembre 1760.
  26. Gœthe a fait une traduction allemande du Neveu de Rameau et la version française, qu’on en fit plus tard, a longtemps passé pour l’original.
  27. La société de Jésus, — disait l’abbé Raynal qui avait été jésuite, — est une épée dont la poignée est à Rome et la pointe est partout.
  28. Voy. l’ouvrage de d’Alembert : Sur la destruction des Jésuites.
  29. 12 août 1762.
  30. Entrepris le 16 novembre 1766.
  31. Expression de Diderot.
  32. Diderot a fait allusion à cet indigne monarque dans le passage suivant de sa réfutation de l’Homme d’Helvétius. « Un des représentants de Jupiter sur la terre se lève, prépare lui-même son chocolat et son café, signe des ordres, se déshabille, se met à table, s’enivre comme Jupiter ou comme un portefaix, s’endort sur le même oreiller que sa maîtresse et il appelle cela gouverner son empire. » (Œuvres complètes de Diderot en cours de publication, tome II.)
  33. Diderot, dans son Voyage à Langres, porte ce jugement sur l’ouvrage de M. de la Chalotais : « Le célèbre procureur général de Rennes est le seul qui nous ait donné un traité d’éducation publique, où l’on voit qu’avec tout son génie, faute de s’être demandé ce qu’il fallait faire, il n’a rien fait qui vaille. Il a pris pour modèle de son instruction, un enfant comme il s’en trouverait à peine un seul sur cinq cents ; au lieu que le vrai représentant de la généralité des enfants, n’est ni un imbécile, ni un aigle. »
  34. Madame d’Épinay fit, pendant son séjour à Genève, sous le titre de Conversations d’Émilie, un traité d’éducation auquel l’Académie française décerna, en 1783, le prix d’utilité.
  35. Il importe de remarquer qu’au moment même où l’on signait l’arrêt d’expulsion des Jésuites, l’Émile était condamné, ce qui montre combien Voltaire avait raison de craindre autant les parlementaires que les jésuites.
  36. Le tremblement de terre de Lisbonne avait eu lieu le 1er novembre 1755.
  37. Toutefois Jean-Jacques, fidèle à son système, remarque naïvement que si les hommes vivaient dans des forêts, ils ne seraient pas écrasés par les maisons.
  38. La géologie prouve que cette assertion est erronée.
  39. 12 septembre 1756.
  40. Quand plus tard, Voltaire reçut les Lettres de la montagne et qu’il y lut l’apostrophe qui le concerne, il entra dans une grande fureur contre Rousseau. « Ah ! le scélérat ! ah ! le monstre ! il faut que je le fasse assommer..... oui, j’enverrai le faire assommer dans les montagnes entre les genoux de sa gouvernante..... — Calmez-vous, lui dit-on, Rousseau se propose de vous faire une visite, il viendra dans peu à Ferney. Mais comment le recevrez-vous ? — Comment je le recevrai ? Je lui donnerai à souper, je le mettrai dans mon lit et je lui dirai : Voilà un bon souper ; ce lit est le meilleur de la maison ; faites-moi le plaisir d’accepter l’un et l’autre et d’être heureux chez moi. » (Correspondance de Grimm. Janvier 1766.)