Didier homme du Peuple/05

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Payot (p. 45-59).


V


Sur une paillasse crevée d’où s’échappe et déborde le crin comme le sang d’une blessure, trois petits sont couchés en large.

La paillasse étripée est étendue sur la terre où tombent les pieds des enfants… Didier s’éveille quand le jour entre furtivement dans le rez-de-chaussée peuplé de formes grises… Didier aperçoit des êtres grandis par l’ombre, qui gisent à ses côtés, bouches ouvertes, têtes renversées, bras tendus. Entre le rêve et l’éveil, il y a place pour les folles terreurs. L’enfant se fait petit, se serre contre le mur ; puis il se souvient, reconnaît ses compagnons qui dorment et les pensées, tristes visiteuses, viennent l’une après l’autre frapper à son esprit.

D’abord, la brouette. Didier a la sensation de la soulever, de la pousser, il se revoit dans la cour, il gémit comme la veille lorsqu’il mettait le véhicule en route. Il s’éveille complètement… Il est bien sur cette paillasse qui supporte ses membres encore endoloris ; oui, mais dans cinq minutes peut-être, il faudra se lever. Cette idée apporte avec elle un malaise. Les paupières de l’enfant se ferment, il lui semble qu’il vient de déposer la charge et de se coucher. Le temps passe au lit si vite que Didier ne veut pas se rendormir — quand on dort, on n’a pas conscience de son bonheur —, mais goûter le plaisir ineffable de se sentir étendu, de n’avoir pas à déployer de forces ! Le sommeil rôde autour de ses yeux, il en fait le siège, mais l’enfant ne veut pas céder… Trois minutes il résiste… Un compagnon de lit pousse un cri de cauchemar, les souffles se mêlent, les respirations chantent, Didier béat, s’engourdit et se rendort.

… Le four est vaste comme un temple. Les flammes tapies dans les voûtes l’envahissent, encerclent les travailleurs, le feu monte jusqu’au sommet de la cheminée et atteint Didier qui vient avec sa brouette… il fuit devant le fléau, il crie au secours. Au même instant, un homme le secoue, il ouvre les yeux et sur la paillasse il voit ses compagnons qui s’agitent en silence. Des jambes gigotent dans des culottes, des sacs recouvrent des corps grêles qui s’étirent, des doigts frottent des yeux ternes et l’homme roux frappe dans ses mains pour appeler l’ardeur des mal réveillés. L’aube annonce les travaux et déjà les hommes bâtissent à la base du foyer les remparts de briques.

— À la coutte, à la coutte !

Un bidon de genièvre attend les petits qui, tour à tour, à la régalade, absorbent la lampée, le bon casse-patte qui donne de l’huile aux bras et des gars solides pour la poussée. Hardi, petit ! Didier, qui a bu la goutte, recommence le trajet sans fin.

Depuis une semaine déjà, il est roulier. L’accoutumance est venue. Son patron lui a fourni une paire d’espadrilles dans lesquelles ses pieds cuisent, la paume de ses mains est recouverte d’une corne brunâtre qui s’écaille. Mais il sait mettre en route la brouette comme les cinq compagnons qui transportent la brique, il fait un trajet de vingt kilomètres par jour et charge en tout quinze mille kilogrammes de pâte.

C’est le miracle de ces organismes qu’une longue hérédité a façonnés aux pénibles labeurs. Il pèse vingt kilogrammes, il coltine sept cents fois le poids de son corps. De même les fourmis et les mouches traînent des fardeaux étonnamment pesants.

Il a appris quelques mots de wlaamsch, il cause avec le grand homme roux, plus souvent avec l’aînée des petites filles, Julia, qui est gentille et sait un peu le français. Il est familiarisé avec la maison, avec la salle que meublent les deux paillasses. Cette chambre à coucher est construite avec des carreaux en plâtre qui ne peuvent barrer le chemin au vent et à la pluie. Il connaît aussi, par leur nom, les hommes et les femmes, le chef d’équipe et son beau-frère, ceux qui cuisent la pâte, ceux qui versent dans le four les cascades de charbon, ceux qui défournent les briques. Ceux-ci, il ne peut s’empêcher de les regarder avec admiration, mais avec terreur aussi. Il a lu jadis dans un conte l’histoire d’hommes qui couraient dans les flammes vertes et narguaient les démons. Les défourneurs leur ressemblent, ils marchent vers la boule de feu, ils se penchent dans le four et saisissent les briques brûlantes avec les gestes des pompiers qui sauvent les décombres. Treize cents degrés de chaleur précipitent sur leur corps une masse de plomb. Quelquefois, n’y tenant plus, ils jettent les sacs qui enveloppent leur peau et donnent directement au feu leurs corps mordus par des brûlures, sabrés d’estafilades, troués par des ecchymoses. D’autres fois, les manouvriers prennent la fuite vers la cuve, enlèvent leurs sacs, les trempent dans l’eau froide, s’en revêtent ensuite et plongent dans le foyer, tandis que l’eau dégouline sur leurs poitrines et leurs épaules pour se vaporiser vite.

Didier a de bons moments. Un soir, à cinq heures, une briquetière l’appelle pour qu’il aille en commission. Un achat de porc, une emplette qui le sort une demi-heure plus tôt de la briqueterie.

Le dimanche matin, il reste dans sa paillasse une bonne heure de plus et à midi, avec les enfants, il a campo. Ce sont les hommes qui traînent la brouette. Alors les rouliers se reposent en savonnant et en frottant leurs hardes qui sèchent près des fours. Vers le soir, les petits font une partie. Ils jouent avec des boutons comme les écoliers jouent aux billes. Un bouton blanc vaut deux boutons noirs. Un bouton de capote militaire a la suprématie sur toutes les catégories et vaut deux blancs. On creuse un trou dénommé choquette, on lance dedans une poignée de boutons appelés pions et l’on gagne lorsque les pions sont en nombre pair dans la choquette.

Mais, le dimanche, le grand plaisir de Didier est le sommeil. Il dort tout habillé sur sa couchette en attendant le repas du soir, et il lui arrive de ne se réveiller que le matin, lorsque le chef lui donne une tape sur la fesse. Il mange alors le dîner de la veille, boit la goutte, plonge la tête dans la cuve et brouette comme un ancien.

Dans un brouillard se perd le souvenir de Voisin, de la concierge, de la rue Le Bua, de la vie antérieure du briquetier. Papa surgit quelquefois, au milieu de fantômes, mais Didier n’a guère le temps de retenir une pensée. Elles volètent dans sa mémoire et se sauvent à tire d’ailes, chassées par l’effort musculaire qui absorbe toutes les forces, y compris celle du cerveau. Didier besogne comme un chien qui tourne une meule, un cheval qui meut un manège. Didier pousse la brouette et son jeu mécanique ne lui inspire bientôt plus que les idées qui naissent du métier : l’évaluation d’un poids, le nombre de briques, la facilité pour le roulage d’un chemin sec ou détrempé.

Les heures se comptent aux chiffres des voyages, aux impressions physiques et aux souffrances. Sur le coup de huit heures, le matin, Didier ressent une fatigue qui annonce le moment du casse-croûte. Lorsqu’il a la crampe dans les cuisses, les bras insensibles, il est onze heures et il est temps aussi de reposer les brancards, à moins de tomber le nez sur l’argile… Le repas du soir est délicieux, non point à cause des mets, — Didier ne distingue plus la saveur du lard, des haricots secs, des pommes de terre, ou du collet de bœuf — mais parce qu’il indique la fin du travail. Au contraire, Didier n’aime pas le genièvre, parce que la goutte précède le départ de la première voiture à bras… Pour lui, la vie est une colline escarpée qu’il gravit, la brouette aux mains.

Un soir, comme il s’endort, il sent qu’un visage s’approche de son visage, il lui semble qu’on l’embrasse. Il tend les bras, il reconnaît dans le crépuscule une de ses compagnes de lit : Julia. Ils parlent : Didier dans le langage de Belleville ; elle, dans le langage de Flandres. Ils se comprennent.

Leur amitié est fraternelle, très pure. Les mauvaises pensées n’assaillent pas ceux que les travaux forcés meurtrissent. La lassitude qui brise les membres monte jusqu’au cerveau mais n’engourdit pas le cœur. Cette amitié d’enfant naît du labeur commun. On est si faible qu’on se rapproche. Didier et Julia s’endorment, main contre main… et ils sourient encore à l’aube, ce qui rend moins amères les rudesses du réveil.

Les patrons de Didier, domiciliés à Charleroi, sont Guillaume Wlaemick et son beau-frère Philippe Ricknaer, tâcherons-briquetiers qui, depuis plus de quinze ans, exploitent les propriétés et le matériel de M. Fongard, industriel à Paris.

Des deux Belges, un seul, Wlaemick, a la direction de l’entreprise. C’est un grand gaillard couleur de rouille, rieur et grognon. Hercule du travail, il est le tâcheron-né, il boulonne comme un forçat, il exige de ses ouvriers un travail égal au sien et, fureteur, guigne de son œil bleu tout son monde.

Ricknaer, taciturne, rabougri, haut comme une borne, est l’ombre de son beau-frère. Il est cuiseur de nuit. À six heures du soir, il occupe son poste. Portant sa gourde en peau de bouc autour du cou, et sous ses bras trois bouteilles d’eau, il monte au sommet du four, sur la voûte percée de bouches dans lesquelles il précipite le charbon. À dix heures, il boit son litre d’eau, d’un seul trait. À minuit, il avale une goutte de genièvre, à trois heures, puis à six heures, les deux autres bouteilles. Il est le veilleur qui entretient le feu gigantesque. Les briques cuisent doucement au-dessous de l’homme assis, les coudes sur les genoux, la tête dans les mains.

Les heures vibrent dans la nuit.

Neuf heures ! Aux carreaux des bicoques disparaît la lueur chancelante des bougies et le sommeil des serviteurs gagne l’usine. Accroupi, le cuiseur voit les ombres qui traversent l’enclos, un chat qui glisse l’échine sous la barrière et, fléchissant les pattes, s’engouffre dans le four. Paris renvoie jusque-là ses lumières sans rayonnement, sa rumeur qui ressemble à un bourdonnement de moucherons. Le combustible jeté dans les trous craque en arrivant au fond, tandis que de la campagne éclatent des cris étranges : plaintes de femmes en gésine ou de chiennes en amour.

Ricknaer rêve au pays qu’il vient de quitter, où il a boutique, un estaminet qu’il gère avec son beau-frère. Les ouvriers viennent là boire les chopes à deux sous, l’hiver seulement, car aux beaux jours, lorsque la neige ne couvre plus le poussier des routes, les aubergistes « tâcheronnent » en France.

Wlaemick et Ricknaer s’étaient connus dans les briqueteries du Nord et combinaient une association commerciale, lorsqu’ils épousèrent les deux demoiselles Cruyten qui apportaient en dot indivise le cabaret. La dot indivise rendit inséparables les deux ménages. Avant d’être beaux-frères, Wlaemick et Ricknaer étaient amis. Ils avaient encore, quinze ans après, une certaine estime l’un pour l’autre, bien que Ricknaer, comprenant mal le français, soupçonnât son compère de le gruger en affaires de briques. Mais M. Fongard avait toute confiance en les deux Belges qui retiraient l’argile du terrain, embauchaient une quarantaine d’ouvriers et fabriquaient de bons produits.

Leur industrie était toute leur vie. Et la vie de leurs femmes, ils l’avaient assujettie de même à la confection de la brique. Les deux sœurs avaient pour mission de fabriquer la pâte à brique, de cuisiner les repas des briquetiers, de faire des enfants destinés à mouler et transporter la brique.

Elles accomplissaient consciencieusement leur tâche ; irréprochables quant à la cuisine et à la manutention des pierres, elles eurent trois garçons et deux fillettes qui rendirent des services aux tâcherons dès l’âge de six ans, furent rouliers à neuf ans précis, et briquetiers trois ans plus tard. Les Wlaemick et les Ricknaer étaient bien connus des compagnons belges qui, ponctuels, à la Saint-Gilbert, venaient offrir leurs bras aux deux maîtres. Ils embauchaient des ménages au salaire de trois francs le mille de briques, ce qui faisait une paye quotidienne de quatre francs dix sous. Et ce monde fabriquait toutes les variétés, les grosses pièces, les briques de pleine, les ordinaires, les flamandes que des tombereaux ramenaient à Paris, à la tombée du jour.

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Maintenant Didier, malgré la massue du travail, vole au moins dix minutes au sommeil. Il chuchote avec Julia sa compagne, il bavarde au lit… ce qui même fait grogner les autres qui veulent dormir en paix.

Une fois, Julia lui dit :

— Ton argent, où le caches-tu ?

— Quel argent ? demande Didier surpris.

— L’argent que tu gagnes ici, grosse bête !

— J’en gagne donc, moi ?

Il faut que la fillette apprenne au garçonnet qu’un salaire lui est dû pour les douze heures laborieuses qu’il fournit. Mais jamais il n’osera réclamer des sous à M. Wlaemick.

Aussi, le lendemain, à la soupe, Julia donne-t-elle sous l’escabeau des coups de pied à son peureux ami.

— Réclame ta paye.

Il se contente de rougir et d’avaler une cuillerée de travers. Grand serin, va ! Et lorsque, le repas terminé, Wlaemick empoigne la bouteille, boit au goulot une chopine sérieuse, c’est Julia qui résolument lui dit :

— Didier demande quand vous allez lui donner de l’argent.

Wlaemick recule comme s’il avait reçu un coup de poing dans la figure. Il s’essuie la moustache, éternue et, se tournant vers l’apprenti, il bougonne :

— T’auras dix sous par jour à partir du mois prochain. Avant, c’était l’apprentissage ! Je te donnerai le tout ensemble après la campagne.

Les ouvriers assurent qu’il est peu de joie plus forte que celle d’un enfant qui reçoit son premier salaire, qui touche comme un homme ce qu’on appelle le pognon.

En ce crépuscule bleu, l’annonce du gain « entourne » le garçon comme une valse échevelée, comme une rasade de genièvre. La Julia, elle, fait la folle, elle pouffe et regarde Didier pour le faire rire, ce qui leur vaut à tous deux, en deux langages, un rappel à l’ordre bien senti.