Didier homme du Peuple/06

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Payot (p. 60-75).


VI


Il ne fait pas encore jour, un rayon de lune blanchit le carreau, joue sur les visages des enfants. Au bas des paillasses, les vêtements et les espadrilles forment des amas de chiffons souillés par les boues et les sueurs… Une odeur de corps imbibe les hardes et s’élève jusqu’aux poutres du réduit.

— Tebout ! tebout !

Le maître éveille la nichée à coups d’interjections et d’éternuements. Les petiots gémissent sous le choc, roulent des prunelles ternes de sommeil, les bras se convulsent, les bouches avalent la salive, le crin s’écroule sous la pesée des membres mêlés au hasard de la nuit. C’est un étal de nudités chétives, un lot de suppliciés qu’expose la paillasse et qui se redressent à la voix du patron comme sous la claque d’un fouet.

— Tebout !

Mais une force les enchaîne au creux de leur couchette. Ils sentent qu’ils n’ont point eu leur pitance de repos, qu’ils sont frustrés de leur part, qu’il y a injustice à les secouer plus tôt que de coutume.

Une rude parole du chef a raison de l’apathie générale. Cinq minutes après, ils sont dans la cour. D’autres hommes sont venus, on a renforcé l’équipe, et au milieu d’eux, un monsieur bien vêtu, coiffé d’un chapeau melon donne des ordres à Wlaemick :

— Cuisez le plus possible, embauchez le monde qu’il vous faut ; tâchez de me faire dix mille de plus par jour. Comme ça pendant la durée de la grève !

Didier entend ces mots tandis qu’il suit le chemin du four. Ainsi, c’est pour « cuire le plus possible » qu’on ordonne le réveil deux heures plus tôt que de coutume. Car le vrai jour au ciel ne s’est pas montré, un arc de lune rôde dans la brume et les souffles de la nuit plissent les flaques d’eau. On a encore du sommeil plein les membres et comme les brancards de la voiture dans les reins.

Les ouvriers nouveaux servent la presse. Ils placent la terre séchée dans le moule que termine un long bâton. Ils donnent tous leurs muscles pour serrer le couvercle et les veines de leurs mains ressemblent à des cordes noircies.

Lorsque Didier revient au four, l’homme au melon a disparu. Et le chef interpelle l’enfant :

— Fieu ! viens voir ici. Dis à ma femme qu’elle te donne un peu des maniques. Pour une fois, tu vas défourner.

La créature qui, la première, a reçu Didier à la briqueterie, tient en langue flamande un long discours que l’enfant ne comprend point, mais auquel il répond par des « Oui, madame » convaincus et déférents.

Elle lui donne des maniques.

C’est elle qui confectionne ces gants de cuir, découpés dans les vieux souliers et qui servent à garantir des brûlures les mains des défourneurs. Didier n’a plus qu’à faire sa toilette. Il quitte sa chemise, il se « met en sac » et se dirige à l’extrémité du four où les hommes prennent les carreaux aux flammes.

Des lampes à huile éclairent ces voûtes. Le four circulaire ressemble à une casemate, on le garnit d’un côté, on le dégarnit à l’autre bout et l’on active le tirage pour accélérer la cuisson.

Didier, juché sur un tas de briques, enlève celles que le feu environne.

Quand il reçoit l’étreinte mordante du brasier, il se cabre, il chancelle ; mais il revient à l’assaut, ses bras tâtonnent et ramènent les pierres.

En ces minutes de peine, la pensée virevolte autour des événements et des jours. Il songe à la brouette, si dure à enlever pourtant, et il regrette le labeur de la veille. Mais de même qu’il a vaincu la charge, il restera maître du foyer. Il boit le feu qui éteint son souffle, il boit la sueur qui coule de sa tignasse et roule sur son nez, il sent crever ses artères sous les coups du sang. Il retourne à l’incendie, lui dérobe quelques briques. Le feu, derrière une ceinture de pierre, apparaît en boule comme un soleil. Didier pousse un cri, la flamme en retour a mordu son visage. Quelqu’un passe et retient le petit qui s’assoit sur l’argile. Il bâille, il avale l’air frais ; il a reçu le baptême du feu, cet enfant de troupe : sur son nez et sa joue, cinq centimètres de peau ont flambé.

Le chef le regarde avec un sourire, le frappe à l’épaule et lui dit doucement :

— Va reprendre ta voiture, t’es pas un homme, t’es une omelette !

Autour de lui, les hommes sont atteints d’une fièvre qui confine à la furie. Ils se ruent au travail, mangent à peine, pour économiser le temps ; boivent de larges gouttes à tout instant du jour pour exciter leur énergie. Cinq manœuvres ont encore pris place aux fours. Ils ne logent pas dans les baraques, mais dès quatre heures du matin, bien avant que l’horizon ne rougisse au soleil, ils sont à l’usine, pressant la terre et défournant la brique.

Didier, qui connaît son Histoire Sainte, compare cette frénésie à celle des compagnons qui construisaient l’arche de Noë, des simples qui édifiaient dans les temps la tour de Babel. Les brouettiers supportent le contre-coup de ce zèle incomparable qui trop tôt les tire du lit et augmente le poids des fardeaux avec le nombre des voyages. On commence à quatre heures du matin, on finit à neuf heures du soir.

Didier appelle toutes les lumières de son esprit pour comprendre les causes qui président à ce renfort de labeur. Mais les paroles du monsieur bien mis : « Cuisez le plus possible et comme ça pendant la durée de la grève », sont un mystère qu’un petit garçon ne peut pénétrer…

Sur le chemin, la brise flagelle aux cimes les branches neuves et fait crisser leurs feuilles. La cheminée de l’usine est comme la bouche d’un canon pointé vers le ciel.

Didier pose la brouette et s’assoit entre les manches. Cette pause imprévue fait hurler Wlaemick et l’aboi du chef redresse l’enfant qui reprend sa marche. Un presseur dit à son compagnon, tous deux embauchés la veille :

— Foutu métier, j’aurai pas ici la médaille des vieux serviteurs !

Voue-moi le chef qui nous rezieute parce qu’on jaspine, répond l’autre.

Crispés aux bâtons, ils recommencent à mouler la pâte, dans un silence que seuls coupent les hans de poitrine, larges et réguliers.

Au couchant fuit une compagnie d’hirondelles qui nagent dans les nuages roux. Soudain, les hommes hébétés tendent l’oreille. Comme le trot d’une cavalerie, une rumeur gronde et se rapproche ; les mains lâchent les outils, les faces congestionnées sortent des fours, les filles et les gamins de brouettes se rassemblent, un pli balafre le front de Wlaemick. Des cris, des chants planent et des têtes apparaissent à la barrière de l’usine, une centaine d’hommes et de femmes, tous armés de triques, précédés, suivis, encadrés de gamins qui gambadent, s’échappent et reviennent. C’est, dans un ciel calme, l’orage subitement déchaîné qui frappe de terreur les compagnons de la briqueterie. Ils écoutent le souffle de la horde qui clame :

Dansons la syndicale
Hardi, garçons,
Organisons
La grève générale,
Vive le son
Du canon !

— Les crévistes !

En criant le mot, les briquetiers de l’usine font le signe de la croix. Comme la vague qui mugit et submerge la rive, la troupe envahit la cour, les enfourneurs, les presseurs reculent devant le flot. Seul, Didier, bras ballants, reste immobile et n’a pas peur…

— Au percher, les gas !

— À l’eau, les Popauls !

— Au percher !

Les grévistes se répandent dans le domaine et cassent le percher où la terre brune et jaune qui sèche sur les rayons ressemble à des fromages en pains. Vlan ! des mains s’abattent sur les argiles, débarrassent les lattes, jettent tout ce que recèle le casier. Le sol est jonché de pâte qui se crevasse. Des femmes endiablées chantent en prenant la brique ; mais les envahisseurs se divisent, une colonne se porte vers le hangar où s’entasse la « commande », les briques toutes fabriquées, remisées par milles. Comme des soldats défendent une forteresse, Wlaemick et des manouvriers sont postés devant la réserve. Et les conquérants se précipitent, aiguillonnés par le chant des femmes, dont la voix aiguë trompette des invectives.

Didier se mêle à la cohue, ravi de l’incident qui interrompt la monotone, la lourde tâche, dévorant des yeux les Attilas qui ont fait le vide dans les places où retentissait la plainte des artisans surmenés. Près du hangar, un homme parle avec véhémence et par grands gestes. On dirait qu’il prend les arguments de sa bouche dans ses mains, pour en souffleter ses auditeurs. Il a enlevé sa veste, l’a jetée à trois pas, et le voilà qui martèle ses cuisses à coups de poings, ramasse son corps et crie dans les yeux de Wlaemick :

— Tu devrais être honteux ! À quel prix que tu les fais les briques ? Ose donc le dire, hein !… canaille.

Quelques ouvriers du tâcheron montrent leur visage peureux dans l’encoignure des logis. Le gréviste lâche alors le chef, interpelle les briquetières et sa colère est si grande que sa voix chevrote.

— Venez ici, vous autres. Ah ! vous croyez que ces types-là sont des hommes ? Des gens qui travaillent pendant la grève ! Savez-vous que nos femmes n’ont pas à bouffer parce que ces lascars-là turbinent comme des négros. C’est pas des hommes, ils n’ont rien dans le ventre !

Une femme dit sur le ton traînard de la Courtille :

— Tu perds ta salive, Clergeot ! Les Popaules savent pas seulement ce que tu leur dégoises.

— Elles ne comprennent pas ? Eh bien alors elles vont voir !

D’un coup de tête à la poitrine, il précipite Wlaemick contre une poutre, il pénètre dans le hangar et derrière lui s’engouffrent les manifestants qui bousculent les mercenaires du Belge. Aussitôt des coups secs retentissent, les briques enlevées par cent bras carrèlent le sol en rose, s’amoncellent autour de la cheminée, tracent des serpentins dans la cour.

Un ouvrier remarque :

— C’est trop long, on n’aura jamais le temps de balanstiquer le stock. Ils méritent qu’on brûle leur tôle.

Et soudain, Didier se trouve entouré par une escouade, secoué par une petite contrefaite qui hurle :

— Y prennent les gosses à la mamelle maintenant, regardez-moi cet éclat d’homme. Ils te font trimer, hein !

— C’est maigre, maigre !…

— C’est pas nourri.

— C’est battu.

— Des choses pareilles, ça ne devrait pas être permis !

Alors Didier, qui n’ose se débattre, se trouve enlevé du sol et porté sur des épaules. Au sommet du piédestal humain, il voit la foule répandue dans la cour, les hommes du percher, ceux de la réserve, tous laissant les briques, accourus autour du petit bonhomme qui représente à leurs yeux les victimes de l’exploitation capitaliste. Ils forment une chaîne qui s’enroule autour du gosse, certains rient de toute la hauteur d’une bouche édentée, d’autres grognent, manient les poings et le chant de la Syndicale s’échappe par bouffées comme le jet de vapeur d’une chaudière :

La grève générale
Vive le son du canon.

Le refrain meut la farandole :

Ah ça ira, ça ira
Tous les patrons on les pendra.

C’est un serment : les voix unanimes déclarent sans chanter, en découpant les syllabes :

On les pendra
La gueule en bas.

Un engagement solennel et aussi une espérance qui donnent du souffle aux poitrines. Les paroles retrouvent leur chanson :

Dansons la syndicale
Hardi, garçons
Organisons
La grève générale.
Vive le son
Du canon !

Mais celui qui molesta Wlaemick lève la main pour avoir le silence ; il ne l’obtient que lentement ; des chut ! soufflent sur les cris sans les éteindre et de la foule sort un bouillonnement.

— Camarades, dit l’homme. Nous crevons tous du chômage, eux font dix-huit heures par jour, les pères de famille sont sur le trimard, eux emploient des gosses de sept ans qui massent comme des bagnards et cramsent comme des mouches.

— À bas les Popauls !

— Tais-toi, imbécile, reprend l’orateur. C’est pas aux Popauls qu’il faut en vouloir, les Popauls sont des volés comme toi. C’est aux tâcherons qui les exploitent, les tâcherons sont des dégoûtants.

— À l’eau ! les tâcherons.

— À bas le travail aux pièces ! À bas le travail des gosses. Ce qu’il nous faut, c’est le travail à l’heure, dix heures par jour et la carte syndicale à tous les compagnons !

Dansons la syndicale…

… Comme le feu d’une torche écrasée sous un talon, le chant étouffe soudain. Didier se trouve libre. À côté de lui, quelqu’un crie : « Les guignols ! V’là les gendarmes. »

Ils accourent en effet, revolver au poing, jugulaire au menton. Les manifestants les toisent, certains ramassent des briques, les deux troupes sont prêtes à la lutte : elles ont chacune leurs munitions.

D’instinct, les Belges se dissimulent derrière les soldats tandis que d’une voix claire, un officier commande :

— Déblayez le terrain ! Foutez-moi le camp ou je tire dans le tas.

Le gréviste Clergeot répond :

— Rangez-vous sur le côté avec vos hommes !

Les deux chefs jouent franc jeu : ils dévoilent leur plan de bataille… Alors les gars sortent lentement de l’usine, les hommes restent muets, mais les femmes devant les soldats grognent des invectives : « Assassins, voyous », tendent les poings sous la moustache des gendarmes qui tremblent de colère et se mordent les lèvres… Bientôt la cour est évacuée, les manifestants inondent la rue et les gendarmes se ruent à leurs trousses. Dans l’usine, la force publique ne pouvait manœuvrer à l’aise, elle était patiente ; au large, elle venge les injures faites à l’armée. Didier, revenu au milieu des siens, entend le bruit d’une charge, des pas pressés, puis des cris et une détonation.

À la briqueterie, les hommes ne travaillent plus ce jour-là et Wlaemick qui les regarde n’ose les harceler ni les « pousser au feu », car la trombe qui passa sur l’usine secoue encore les compagnons et leur chef.

Des gendarmes sont en faction à la porte, dans la cour, et le soir l’un d’eux garde le cuiseur qui nourrit les bouches du foyer. Cette nuit-là est plus calme que les autres nuits. Mais on sent que le silence couve des flammes, que dans l’ombre, deux armées veillent et se recueillent pour les prochains combats.