Didier homme du Peuple/07

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Payot (p. 76-84).


VII


Le lendemain, lorsque Didier prend vers le percher sa brouette, il aperçoit des soldats casqués qui stationnent devant l’usine : c’est la cavalerie qui veille sur les ouvriers belges.

— Sauve, petit !

Wlaemick lui-même empêche le gars d’accomplir son travail quotidien. Didier laisse échapper un ah ! de stupéfaction. C’est ainsi, mon vieux ! Vacances ! Vacances ! Tous les gars de ton âge se croisent les bras.

— Tu sais, Julia, pourquoi on ne travaille pas ?

— Bien sûr, on n’a pas le droit de nous employer à la brique, puisque nous n’avons pas dix-huit ans. Et les grévistes dénoncent les patrons à l’inspecteur du travail qui va viendre. Faut pas qu’il nous voie la brouette à la main. Viens, on va jouer au supplice.

À partir de ce jour, Didier mène une existence de pacha. Il reste couché jusqu’à des sept, huit heures le matin, il va se promener avec les petits camarades, tous en congé, dans Bagnolet, il regarde rouler la brouette par les hommes qu’on a embauchés à sa place. Et puis il dort, il dort l’après-dîner.

Ce qui gâte un peu sa joie de dormir et de ne rien faire, c’est la peur d’être remercié complètement, de se trouver encore une fois sans abri. Mais non, il joue, il mange, il dort et tout cela sans travailler.

À l’aube, résonnent les trompettes des soldats. Didier siffle déjà toutes les sonneries : le réveil, le « C’est pas de la soupe », il rend visite aux dragons cantonnés près de l’usine, qui moulent le café d’une singulière manière : en écrasant les grains à coups de crosse. La soupe qu’ils préparent sent bon. Autour des cavaliers, tous les gamins du pays font cercle et parmi ce peuple d’enfants, Didier retrouve de vieilles connaissances, écoliers de la rue Bretonneau qui ont franchi, eux aussi, la porte de Bagnolet, mais sans laisser derrière eux leur famille. Le briquetier demande les nouvelles de l’école : « C’est Clépin qui est le pre ! — Où c’est qu’vous en êtes en histoire ? » Didier prend la gibecière du camarade, il feuillette les cahiers, parcourt les livres. Car il a quitté au moment que l’histoire était émouvante : les Anglais étaient maîtres du pays.

Au-dessus du chemin où les mousquetons sont formés en faisceaux, Didier consulte le manuel de Blanchet, dévore le récit de la reprise de la France par Jeanne d’Arc.

À l’imagination du petit manœuvre, parlent les vieilles histoires de la Patrie, tandis que l’écolier pressé, à qui Didier a emprunté le livre, tire son ami par la manche.

Les jours d’indolence se succèdent et l’inspecteur du travail ne vient pas et les briquetiers, privés de leur main-d’œuvre enfantine, jurent contre les feignants dont les menaces ont eu pour résultat de remplacer les gamins par des hommes payés cinq francs par jour.

Sans doute, les maîtres de Didier diminuent sa part de nourriture, mais puisqu’il ne travaille pas, il est juste qu’il mange moins qu’autrefois. Sous les hangars où l’on presse la pâte, il cause longuement avec Julia qui coud et raccommode des nippes. Les filles n’ont pas le repos complet, elles font la cuisine et les travaux de couture. Mais les garçons se la coulent douce, comme dit Wlaemick, chez qui l’inaction forcée de ses pupilles détermine de furieuses colères.

Un matin qu’ils dorment comme des enfants riches, bouche ouverte, traits reposés, le chef entre dans le réduit et de sa voix puissante commande :

— Tebout ! on travaille ! Va falloir rattraper le temps manché !

Finie la flânerie, Didier ! En route.

C’est que la grève est terminée. Les soldats sont partis et avec eux la main-d’œuvre supplémentaire embauchée pour l’exécution des commandes réparties aux usines qui furent épargnées par le chômage. La confiance est revenue. Wlaemick désormais ne craint plus les syndicalistes ni les inspecteurs du travail et tout le monde reprend la besogne.

Le premier voyage de la brouette paraît pénible à Didier. Cependant il a établi, durant les vacances, depuis le percher jusqu’au four, une piste, un chemin étroit de tôle sur lequel s’engage la roue. Mais la besogne de force, deux semaines interrompue, demande un nouvel apprentissage et Didier revit ses premiers jours d’usine. Tandis qu’il brouette avec effort, les refrains de la grève bourdonnent joyeusement à son cerveau. Il aime les strophes violentes qui lui rappellent de bons souvenirs : « Le son du canon… le genre humain ! »

Il a bien envie de chanter le refrain pour de bon, à pleine voix, mais il sait que cela lui rapporterait quelque taloche, non parce que la chanson est séditieuse, mais parce que le travail continu doit s’accomplir en silence, muscles tendus, sans gaspillage de forces.

— Et une par-dessus le marché !

On augmente les charges : au lieu des 40 réglementaires, on range 44 ou 45 briques. On veut arriver au nombre de 60 qu’un adulte transporte dans une brouette.

Tout d’abord, les enfants ne s’aperçoivent pas de la surcharge, mais après quatre ou cinq minutes, la fatigue supplémentaire est sensible au plus résistant.

Julia attend le prochain départ. Sa voiture est prête, elle se met en route… et la voilà qui laisse tomber les brancards à mi-chemin…

Didier court vers elle, la soutient, la conduit jusqu’au talus vers une briquetière dont le mouchoir blanc noué aux cheveux ressemble à une cornette. La femme dit simplement :

— Elle a attrapé une heurnie !

On transporte la fillette dans la chambre et comme Didier veut demeurer au chevet de l’amie, il faut que M. Wlaemick se dérange lui-même pour le prendre par l’oreille et le ramener au percher.

Qu’est-ce qu’une heurnie ? Il demande à un gars de pioche qui le renseigne : C’est le boyau qui sort du ventre quand on soulève une trop forte brouette.

Lors, Julia est suspendue de ses fonctions, mais si elle n’est plus roulière, elle est employée au moule flamand, elle prend les briques dans la forme et les range sur la terre pour les faire sécher. Sa hernie n’a pas d’autre suite.

Juillet passe, torride. Les hommes ne travaillent plus que le buste nu, et lorsque vient la pause, les femmes rieuses en passant donnent une claque sur les torses humides et se sauvent poursuivies par les quolibets flamands. Bon temps ! dit Wlaemick. Dans les perchers, la brique sèche rapidement, mais les hommes souffrent dans les fours et veulent une sieste après les repas. On leur accorde une demi-heure, puis les enfants, messagers de Wlaemick, les réveillent. Debout, les hommes boivent un coup d’eau, se mouillent les yeux et reprennent leur place au four.

Les journées se traînent, toutes se ressemblent, il n’y a plus de repos depuis la grève, plus de dimanches, plus d’étapes sur la route brûlée.

Un soir, au cours du bavardage qui précède le sommeil, la Julia dit à Didier :

— Dans un mois, la campagne est finie et on quitte Bagnolet.

Le garçon se fait expliquer cela : au mois d’octobre la fabrication de la brique est suspendue, Wlaemick et Ricknaer regagnent l’auberge de Charleroi et leurs ouvriers cherchent une autre position.

Et que fera Didier ? L’ancienne petite roulière y a bien songé. Il suivra M. Wlaemick et le père de Julia, travaillera en Belgique, tandis qu’elle continuera ses études à l’école communale. Au printemps, tous recommenceront la campagne de France.

Didier verra du pays ! Puis, il sera toujours avec sa bonne amie. Deux pensées qui se traduisent bientôt en un rêve qui émerveille le visage du briquetier.