Didier homme du Peuple/09

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Payot (p. 96-110).


IX


Boulevard Magenta, un homme passe près d’un petit garçon qui gît sur un banc. Les cheveux du gamin embroussaillent son front, et ses yeux de bête affolée font demander à l’homme :

— Qu’est-ce que tu as, petit ?

Il répond, farouche :

— J’ai du chômache.

Comme s’il disait : la tête me brûle, j’ai mal à la poitrine.

Il songe, comme dans le sommeil. Ses pensées tournent et s’enchevêtrent sans apporter de conclusions. Il pense à une maison avec, dedans, une maman qui vous accueille après l’école. Il pense qu’il est nomade, qu’il est orphelin, qu’il est toujours seul, qu’il est parfois recueilli, mais bientôt chassé, et que ceux qui l’aiment sont battus. Julia l’aimait bien. Mme Voisin l’aimait aussi. Il n’a plus vu Mme Voisin et il ne reverra jamais, jamais Julia… Il a envie de pleurer, mais ses yeux sont secs et les sanglots qui serrent sa poitrine le font trembler.

Mais il a une poche qui sonne sous sa main, un porte-monnaie qui crève, tant il est gonflé. Didier a trente six francs quatre-vingts. Avec un pareil tas de sous, il ne doit pas redouter les mauvais jours. Il était bien plus malheureux lorsque le plombier en ribote le mettait dehors à coups de botte quelque part.

À l’auberge où l’enfant se réfugie le soir, il y a des hommes qui dînent. Comme il leur demande « l’embauche » :

— Si tu es briquetier, petit gas, disent-ils, va voir aux usines à gaz, les compagnons qui chôment dans la brique trouvent là un boulot tout indiqué.

— Penses-tu, riposte son compagnon, qu’est-ce qu’on peut faire avec un môme de huit ans ? On l’enverra à l’école maternelle.

— Pour sûr !

— Ah ! s’il avait treize ans !

Treize ans, l’âge béni qui ouvre toutes les portes !

Quand on a treize ans, on peut gagner de l’argent chez un patron, parce qu’on est fort et à même de supporter les longs travaux. Mais, sérieusement, que voulez-vous faire avec un gosse de huit ans ? Ça n’est pas sec derrière les oreilles. On lui presserait le nez qu’il en sortirait du lait !

Didier se retire dans son appartement, une spacieuse mansarde à l’hôtel. Il couche dans un lit, un vrai lit, avec des draps. Et il est si bien à son aise qu’il s’endort difficilement. Pourtant quand a passé le marchand de sable, il rêve que le bon Dieu lui a donné cinq ans de plus et qu’il travaille, « sans chômache », dans une briqueterie.

Le lendemain, à toutes les personnes qui entrent au restaurant, la patronne demande un emploi pour Didier. Mais l’ouvrier qui, la veille, avait conseillé au gamin d’offrir ses services aux compagnons du gaz, observe :

— Qué qu’vous voulez censément faire d’un gosse âgé de huit ans ? Ah ! s’il avait son diplôme !

Alors la conversation s’engage sur le certificat d’études… Tous ont brillamment satisfait aux épreuves de cet examen et cela aux âges les plus tendres ; l’un à douze ans et demi, avec la mention « assez bien », un autre à dix ans et demi, avec une dispense. Ils en sont fiers. Un vieux qui fume une pipe courtaude et, cassé en deux, baigne ses savates dans une mare de crachats couverte de cendres, hoche la tête et dit sentencieusement :

— Que vous soyez calés, c’est votre chance. Mais il faut trouver un boulot à ce petit. Or, il n’y a qu’un homme qui puisse lui donner un solide coup d’épaule. C’est le père Trapp, le constructeur de cheminées. Savez-vous s’il est à Paris ?

— Il doit monter un « bouzin » au Landy.

— Eh bien ! je vais faire au moustique un mot d’écrit pour le père Trapp et il ira le voir de ma part.

Le chantier semble une ville investie, une ville bombardée qui s’est enfin rendue, dépavée pour faire des barricades, défoncée pour arrêter la marche de l’ennemi. Des poutres gisent avec des bois goudronnés, des cordes et des échelles. Une foule d’hommes en blouse envahissent la place ; ils scient, ils cognent la pierre, et le bruit des marteaux répond aux jurons des charretiers. Sur les planches d’une palissade qui clôt la ville, on lit des inscriptions :


ENTREPRISE JOSEPH BILLOCHE ET Cie
Défense aux ouvriers des autres corps d’état
d’employer les outils des maçons.


Didier se promène à travers les gravats, évite mal les fondrières et, après de nombreuses pérégrinations, échoue devant le bureau de M. Trapp.

C’est, tout au fond, un méchant baraquement qui est à la fois le rendez-vous des architectes, la pièce où l’on paie les ouvriers, le bureau où les maîtres tracent la besogne aux contrecoups.

La porte est ouverte. Didier entre dans la salle ; elle est meublée d’une chaise et d’une table sur laquelle l’appareil téléphonique jette ses cordes vertes. Au fond, une longue pancarte énonce, en une multitude de petites lignes serrées, une loi et un décret « concernant les accidents dont les ouvriers sont victimes au cours de leur travail ».

Cette bicoque en bois ressemble à l’une de ces installations foraines qui poussent sur les boulevards au Jour de l’An. Didier, qui serre dans sa poche la lettre de recommandation griffonnée par le vieux, se remet tout doucement de son trouble.

À la table, chargée de registres, de plans dessinés en bleu, un ouvrier écrit et compte. Quand il relève la tête, il demande avec douceur au petit bonhomme :

— Tu veux, fils ?

Didier montre sa lettre que le chef d’équipe épelle en se chatouillant le nez.

— As-tu été à l’école ? dit-il.

— Oui.

— Alors, tu sais tirer des lignes, tu vas me rayer une rame de papier blanc. T’auras pas fait un voyage inutile. Je te donnerai vingt sous et puis tu t’en iras. Ne reviens pas avant dix ans d’ici. À ce moment-là, je t’embaucherai, t’auras l’âge !

Didier fait des traits, puis il époussette le bureau et en le congédiant, le père Trapp lui donne quarante sous, avec le conseil d’embrasser la profession d’acrobate, la seule permise à un môme de huit ans.

Il marche à grandes enjambées, traverse le Landy le long des quadrilatères d’usine, des mornes alignements de cheminées qui distillent les fumées fétides, les vapeurs d’engrais, les boues et les excréments de la ville. Tête vide, somnolent, il va sur Paris. Il fait le trajet en deux étapes, en deux jours. Comme il est jeune et mal vêtu, il paye son lit dix sous dans une auberge et son hôtesse lui donne une culotte par-dessus le marché.

Quatre pièces de cinq francs et deux francs soixante-quinze centimes gonflent encore son porte-monnaie. Il est temps, Didier, d’envisager l’avenir, de te créer une position sociale. Assurément, le métier qui te sourit le plus est celui de mousse : naviguer sur les océans, faire le tour du monde, grimper aux plus hauts mâts, aller chez les sauvages, projets qui naissent dans toutes les têtes de mioches, rêves qui s’échappent des belles histoires contées aux petits, comme s’envolent des chevrons les hirondelles. Seulement, pour être mousse, il faut habiter au bord de la mer. Mais, si l’on ne peut s’embarquer à Paris, on peut, à défaut, devenir enfant de troupe, état qui plaît fort aux écoliers de la rue Bretonneau…

Enfant de troupe ! En avant… marche ! En joue… feu ! On fait la guerre aux Prussiens et aux Malgaches. Lorsque Didier verra défiler un régiment, il parlera au chef et sera certainement admis dans l’armée en qualité d’enfant de troupe. Car Didier n’a pas peur de causer avec les pousse-cailloux : c’est ainsi qu’il a demandé naguère des biscuits à un fantassin, qui lui en a donné deux : durs comme le bois, mais bons quand même.

Matelot, soldat… ou bien jockey ! Hop, on monte à cheval toute la journée sur de beaux petits poulains ; le dimanche, on revêt la casaque rouge, bleue ou verte, et… l’on gagne la course…

C’est aux Buttes-Chaumont, devant un horizon de pelouses en pente, de feuilles trouées qui s’amassent en bordure et meurent sous le râteau du vent, que Didier ébauche des projets dorés et qu’il rêve d’un bel uniforme.

Tandis qu’il se complaît en la vision d’un métier où l’on est beau, où l’on parade, où l’on caracole, un petit télégraphiste vient à passer. Alors Didier quitte les hautes sphères de l’idéal pour aborder les réalités, qui se présentent sous les aspects du jeune fonctionnaire :

— Combien que tu gagnes, dis ?

— Cinquante francs par mois, une retraite à soixante ans, habillé, avec une indemnité de chaussures.

— Ne pourrais-je pas avoir une belle position comme la tienne ? interroge Didier.

— Si t’es frère, sœur ou femme d’employé, répond le gamin, tu pourras faire ta demande, p’t’être bien qu’on t’acceptera !

Hélas ! le briquetier « en chômache » ne possède aucune de ces qualités et l’administration des postes et téléphones doit être à jamais interdite à ses jeunes ambitions.

Il conçoit un dépit de ce nouvel échec. Et, ma foi, puisque les portes se ferment une à une devant lui, il se décide à prendre une semaine de congé.

Moyennant cinq francs, un hôtelier de la rue Desnoyers consent à le loger huit jours durant. La soupente du gas donne vue droit sur le théâtre de Belleville, et Didier bénéficie gratuitement des entr’actes. La rue Desnoyers forme un boyau rempli d’odeurs oléagineuses dispersées par les chaudrons des marchandes qui détaillent, avec des frites mal épluchées, de croustillants beignets. Le boyau Desnoyers se jette dans la rue de Belleville, un fleuve qui charrie les petites voitures traînées par les saisonnières. Didier mène la grande vie : il se paie les plaisirs des riches, les douches à six sous, les glaces roses à deux sous dans des godets en pâte qui ressemblent à des chapeaux de clowns, il regarde passer les bateaux sur le canal, il suit les soldats qui font l’exercice sur les fortifications ; à quatre heures, sortie des écoliers, il joue à la claque avec les copains ; à sept heures, il se fait servir une demi-portion chez le marchand de vins, boit de l’aramon, fume même une cigarette. À huit heures, il se couche et dort jusqu’à sept heures du matin. À ce régime-là, le pécule file, mais le jeune garçon voit sans regret disparaître le salaire qu’il a gagné dans la brique… Il est insouciant, car la bonne chère, les jeux et les promenades entretiennent les idées riantes. Lorsqu’il arrive à sa dernière pièce de cent sous, une fringale de dépense le saisit, il achète une casquette dans un bazar pour un franc quarante-cinq et, pour dix-huit sous, une paire d’espadrilles avec des tresses bleues. Ce viveur descend l’escalier de son hôtel en sifflotant ; il se promène les mains dans les poches avec l’air d’un qui se dit : « Les autres peuvent aller à l’usine ou à l’école, moi je me moque de tout, je suis rentier ! »

… C’est un samedi, une soirée toute brillante, illuminée par un miroir de lune, que le petit Didier se trouve ruiné, mais ruiné, rincé, comme on dit, sans un décime.

Il goûte l’orgueil de certains décavés qui proclament : « J’ai dévoré le bien de ma mère et trois héritages ! »

Boulevard de Belleville, il s’assied sur le trottoir et s’amuse à regarder les passants.

Car il a son idée. En payant son dernier repas, il a demandé conseil au traiteur, avouant qu’il était sans travail et sans ressources.

Le traiteur lui a dit :

— T’es bien bête de chercher du boulot, puisque tu es orphelin, adresse-toi à l’Assistance publique. Les mômes de la rue sont recueillis par ce Sénat-là.

Et il avait ajouté, s’adressant à trois clients qui faisaient un piquet :

— Le contribuable français se saigne aux quatre veines pour entretenir l’Assistance publique !

À entendre même le bistro, on aurait cru qu’il versait à lui tout seul les millions qui composent le budget de ce grand service. N’empêche que le conseil valait de l’or et que si Didier « avait plus tôt su » il se fût épargné bien du souci et des misères !

Or, Didier cherche un personnage capable de le conduire à ce « Sénat » bienfaisant qui prend sous sa tutelle les enfants trouvés et les enfants perdus.

Il interpelle un sergent de ville courte-botte qui muse au coin du boulevard de Ménilmontant.

— L’Assistance publique ? Je vas demander au brigadier, viens avec moi au poste.

— Mais c’est là que vont les ivrognes et les voleurs !

— A pas peur, fieu. C’est simplement pour les formalités, tu comprends. On va voir si qu’ c’est vrai ce que tu causes, des fois que tu aurais quitté tes parents et que tu voudrais nous monter un bateau.

Puis, comme Didier proteste :

— C’est pas que je te prenne pour un menteur, seulement la loi, c’est la loi… Alors, quand on aura eu des renseignements chez c’te concierge que tu dis, on t’enverra à l’Assistance publique.

Autour d’un poêle, sur un banc, trois agents sont alignés.

— Donne ton nom, ton âge, ton adresse ?

Didier donne tout ce qu’on lui demande et le brigadier écrit, d’une belle main, l’état-civil du garçon, tandis que les gardiens racontent des histoires du temps qu’ils étaient sous-officiers.

— Conduisez-moi l’enfant au commissariat. Ils se débrouilleront bien, eux.