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Didier homme du Peuple/10

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Payot (p. 111-122).


X


C’est une salle noire, moisie, dont la muraille est ornée d’un tableau tout chamarré de dessins et couvert de noms, de dates qui commémorent les victimes du devoir. La pièce est coupée par un comptoir derrière lequel des scribes remplissent les minutes blanches.

Il y a beaucoup de monde, ce jour-là, tout le va-et-vient d’un commissariat favorisé d’un crime. Comme on a découvert un cadavre dans un hôtel borgne du quartier, on oublie les domestiques qui viennent chercher leurs certificats légalisés et le bureau appartient bien aux journalistes qui attendent, coudes au comptoir, l’arrivée du commissaire.

Les agents cyclistes ont des airs affairés et des fronts nuageux, un employé de la Ville, à la casquette écussonnée, déclare qu’il touchera cent sous pour conduire le corps de la victime à la Morgue et se fait appeler veinard par un reporter qui tartine sur un bloc-notes boueux. Enfin, le commissaire entre, suivi d’hommes âgés et sévères : le juge d’instruction, le chef de la Sûreté qui s’engouffrent à sa suite dans la pièce contiguë, où deux inspecteurs tiennent en laisse « l’auteur présumé du crime ».

Alors, se détache de la grappe de journalistes un informateur qui colle son oreille à la porte de cette pièce, tandis que le secrétaire du commissaire avertit l’indiscret :

— Vous allez vous faire « vider » par le patron !

Personne ne s’occupe de Didier qui s’amuse énormément. Il a la badauderie des faubouriens, il est le premier dans les cercles qui se forment aux chutes de chevaux. Le gazetier rend compte à ses confrères des secrets qu’il a surpris à travers la cloison ; un nouveau journaliste demande la liste des personnages qui ont joué un rôle dans la découverte du crime. C’est alors un défilé : chacun veut avoir son nom cité sur le journal, chacun revendique sa part de gloire, dans cette distribution gratuite. On fait inscrire d’abord le commissaire de police : « l’actif et distingué magistrat » qui a procédé aux premières recherches, son secrétaire : « l’aimable et dévoué secrétaire », rectifie un assistant, le « savant » docteur Bary, qui a constaté le décès de la victime, les inspecteurs X et Y, « les fins limiers de la Préfecture ».

Un agent s’approche du reporter et, tout bas, lui dit :

— Vous pouvez mettre aussi que c’est l’agent Vaché, V a, va, c h é, ché, qui était là pour empêcher la foule de stationner devant la maison du crime ; si vous voulez publier mon portrait, je vous autorise.

À neuf heures trois quarts, les autorités se retirent, cernées par les reporters. C’est alors qu’un employé présente au commissaire le cas Didier.

Le rapport expose que, « vers huit heures du soir, boulevard de Ménilmontant, un enfant aborda l’agent no 94 et demanda à ce dernier qu’il le conduise à l’Assistance publique ».

Le commissaire dit, en se frottant les mains « Moi… maintenant je vais aller manger un morceau, il est temps… Eh bien ! petit, tu n’as pas de parents, tu erres sur la voie publique… on va s’occuper de toi… Durieu, vous me feriez chercher s’il y avait encore quelque chose. »

— Alors le petit, monsieur le Commissaire, on l’envoie au Dépôt ?

— Au Dépôt… oui… il est en état de vagabondage !

Et, amical, content de sa journée, il adresse un bonjour de la main à ses collaborateurs et un sourire au vagabond.

Didier est plein d’une fière tranquillité. Il a le sentiment d’être quelqu’un, d’abord parce que son nom figure au moins sur deux livres, ensuite parce qu’il est, à n’en pas douter, sous la protection de messieurs en uniforme.

Avec la facilité d’imagination qui est le privilège de la jeunesse, il suppose que des gosses s’entendent pour lui faire du mal.

— Ah ! ne touchez pas à Didier, disent alors les agents, Didier est avec nous. Il est venu au poste, on a fait sa connaissance chez le commissaire. Il est adopté par l’Assistance publique, gare à vous si vous lui cherchez pouilles !

Didier ! il ne donnerait pas sa soirée pour une entrée au cirque Médrano ! Il sait une grosse nouvelle, un crime a été commis rue Piat.

Si seulement il pouvait le raconter à ses copains de l’école, au pompier, à Julia :

— J’ai vu le juge, ma vieille, et puis le commissaire, et puis les journalistes, et puis j’étais là quand on a amené l’assassin.

Bien qu’il soit dans un réduit obscur, Didier oublie d’avoir peur. Il n’est pas seul. Il cause avec ses pensées, et, témoin de faits importants, Didier protégé des agents, Didier grandi devient vaniteux.

Il est engourdi, le fatras des pensées tourbillonne, le berce, il somnole, lorsqu’une main tiraille son bras et que la voix grasse d’un agent s’élève :

— Amène-toi !

Une voiture grillée stationne au trottoir. À l’arrière, en vigie mélancolique, un soldat lorgne la rue à travers le carreau. En reconnaissant le panier à salade, Didier se demande s’il rêve ou s’il déraille, mais déjà la carriole est en branle, file, rapide comme un convoi de pompiers, saute sur le pavé et, cage roulante, ramasse du gibier à tous les postes.

Chaque cahot fait trembler l’enfant et lui donne un petit coup au cœur, une secousse d’inquiétude. Il se sent enveloppé par une force, emporté vers des gens rudes qu’il voit en fermant les yeux ; il a l’impression de serres qui griffent ses vêtements, empoignent sa chair et sa poitrine. Cela dure, la voiture traverse un pont, des guichets… Un heurt plus violent que les autres, elle est arrivée.

Didier voit grandir des ombres qu’on escorte et qui disparaissent, des hommes qui ont les mains liées, des femmes aux yeux insolents, d’autres aux claires toilettes souillées de boue. Il entend des cris pointus. Puis, un geôlier ouvre un battant, et l’enfant, guidé, enlevé, poussé, clôt les paupières et ne pense plus.

Ce nom de Dépôt est bien choisi, car la mer bouillonnante qu’est la ville dépose là sa vase et ses débris, la fange de ses rues et de ses trottoirs.

Didier se retrouve, au matin, sur un banc avec des compagnons hirsutes et il reçoit comme une gifle la vague d’odeurs que dégagent les habitués et la salle du Dépôt.

Puanteurs faites de crasses, de suées, de vomissures. Didier, enfant du peuple, né dans les galetas, s’était nourri des plus grossières nourritures, avait habité les soupentes à punaises et supporté toutes les rudesses de la vie des gueux. Mais ce pauvre, cet endurci, avait un olfactif d’aristocrate. Une odeur l’eût fait défaillir, celle du Dépôt l’étourdit. Il arrête une minute sa respiration pour ne point saisir le souffle des corps et des loques. L’angoisse qui le pince l’empêche de perdre connaissance. Il lui semble qu’il est au milieu de bêtes grouillant sur un fumier. Et il perçoit le son d’une voix qui s’adresse à lui :

— Eh ! le pote ! t’as pas un peu de perlot ?

— Non, répond Didier.

— Mince, alors, ce que je me fais des plumes, ici. Je me suis fait emballer par une bourrique.

Didier devine le sens de ces paroles, dites lentement.

L’autre continue :

— Une bourrique de femme. Mais je l’aurai au débarcadère et j’y cacherai mon lingue dans le chou !

À côté du briquetier, il y a un homme dont les pieds sont nus. Il écoute la conversation des deux enfants.

La voix reprend :

— Hé ! le pote, pourquoi t’es ici ?

— ???

— Tu pourrais p’t’être me répondre. T’as pêché à la ligne dans les étalages, hein ? t’as une tête à ça !

— Non, murmure Didier.

— T’as fait fric-frac ?

— Non !

— T’aurais sonné un mec ?

— Non, répond-il par signe.

— Oh ! rit l’autre. Je vois, t’es un chou-chou.

Paroles incompréhensibles que le voyou répète :

— Chou-chou… chou-chou…

Que veut dire ce nabot sinistre à corps d’insecte, à visage de pendu ?

Didier ne sait, mais il devine qu’on l’accuse d’une honte. Et il se défend.

— Ce n’est pas vrai, j’ai rien fait… l’agent m’a conduit au poste et puis ici !

Le voyou regarde l’orphelin et il reprend, plus bas :

— T’es jamais venu, alors ?

— Non.

— Tu débutes, mais t’y reviendras, va… T’as commencé comme moi. Ils m’ont ramassé en vagabonde, quand ma mère nichait à Saint-Lago.

— Où qu’y t’ont envoyé, alors ? demande Didier, avide de documentation.

— Au pensionnat, parbleu.

— Moi, ils me mettront à l’Assistance.

— Tu crois ça, chochotte. À l’Assistance… T’es pas plus sucré qu’un autre. T’iras au pensionnat, comme les copains.

— Qu’est-ce que c’est, le pensionnat ?

— La Petite Roctance.

— La Petite quoi ?…

— Bougre d’âne, la Petite Roquette ! Tu comprends donc pas le français ?

Il a le vertige. Ainsi, c’est à la Petite Roquette, à la prison des chenapans, des assassins qu’on le conduit, lui, Didier, qui n’a « rien du tout fait », qui est en chômache, qui n’a jamais dit un gros mot à quelqu’un.

C’est pas vrai. Il connaît de réputation la Petite Roquette, cette prison gardée par une sentinelle, ce bâtiment sombre, aux allures de château-fort, dressé dans Ménilmontant en épouvantail des gosses qui grandissent sur les flancs du Père-Lachaise, de la Courtille et des Buttes-Chaumont. On en parle à l’école, dans les cours de morale et d’instruction civique, on en évoque les cachots comme repoussoir pour inspirer l’amour du bien aux méchants. L’instituteur dit à ceux qui ne sont pas sages :

— Vous, qui ne faites pas vos devoirs, vous, les fortes têtes, vous irez à la Petite Roquette.

C’était une blague de cette petite frappe qui ricanait parce que Didier ne pouvait imposer silence à ses sanglots.

Il essuie ses larmes. Le petit voyou cause maintenant avec l’homme, qui passe la main sur ses pieds et dit :

— J’espère bien qu’ils vont m’donner des tartines neuves, j’les liquiderai chez Ernest, dans quelques jours.

— T’es verni, répond l’gosse. Moi, je suis bien ficelé… Pas d’erreur, je refile la vingt et unième[1].

Non, on ne pouvait pas envoyer Didier à la Petite Roquette, ou alors, il n’y aurait plus de bon Dieu !



  1. Refiler la 21e… être enfermé jusqu’à vingt et un ans dans une maison de correction.