Didier homme du Peuple/12

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Payot (p. 131-143).


XII


— Je suis content, dit l’enfant à haute voix.

— Content de quoi ? répond le maître qui vient trouver Didier dans le cachot.

Perdu dans ses pensées, il n’a pas entendu grincer la porte du mitard.

Aussi a-t-il un sursaut en voyant apparaître celui qu’il a défié.

— Content de quoi ? répète l’autre en souriant. Alors, mon petit bonhomme, on est donc anarchiste ?

Didier reste muet, suivant sa tactique.

— Voyons, dit l’homme en appuyant sa main sur le front du petit, pour le forcer à regarder l’interlocuteur en face. C’est tout à l’heure qu’il fallait tenir ta langue ; maintenant tu peux tout dire.

— Je n’ai rien à dire.

— Nous avons cependant à nous expliquer tous les deux. Nous ne sommes pas en classe ici et les autres n’entendent pas, aussi tu peux parler à cœur ouvert, sans crainte d’être puni.

Les paroles étaient douces, attiraient les confidences. Didier se met à pleurer, les sanglots le brisent comme des convulsions, mais ils font la paix en lui. Tout ce que sa petite âme entretient de rancœurs et de haine s’échappe avec les larmes. Il se confesse, il dit son désespoir. Il avait demandé l’Assistance, on lui donnait la prison, la pire des hontes, la Petite-Roquette.

Et l’instituteur-chef répond :

— Un peu de patience, que diable ! Il en faut dans la vie. Tu seras placé à l’Assistance publique où tu seras très bien. La Petite-Roquette n’est qu’une maison d’attente. Tu la quitteras dans quelques semaines et alors tu n’auras plus à te plaindre.

De nouveau, l’espérance qui n’a jamais cessé de luire au cœur des petits, réchauffe et console Didier. Il s’aperçoit que si le régime du cachot est un régime très dur, la cellule est fort supportable.

Il a un lit qui vaut mieux qu’une paillasse. Il a du pain, de la soupe, et le silence, l’isolement, qui pèsent comme des chaînes au début de l’incarcération, deviennent moins lourds avec l’accoutumance, avec la pensée aussi qu’ils sont épreuves temporaires et que le jour viendra des bonnes promenades et du soleil.

En attendant, Didier fait un voyage au Palais de Justice afin d’être interrogé par le juge d’instruction.

Car un juge a été commis pour instruire l’affaire Didier !

Dans la Souricière, en attendant sa comparution devant le magistrat, Didier entend les conversations des jeunes inculpés qui communiquent de cellule à cellule : fanfaronnades, chansons obscènes. On s’affranchit un temps de l’horrible contrainte. Les reclus sortent du tombeau.

— Comment qu’elle s’appelle, ta femme ?

— Et la tienne ?

— Elle t’engraisse ?

— Tu parles !

Dans le bourdon des paroles, Didier distingue les mêmes propos : histoires de filles, récits de mauvais coups, malédictions contre les bourriques qui vous ont poissé, mais qu’on aura au débarcadère et qu’on enverra sécher à la Morgue.

L’interrogatoire est bref.

— Tu n’as jamais été condamné ? demande le juge. Alors, que faisais-tu sur le boulevard à huit heures du soir ? C’est beau de vagabonder à ton âge, dis ? Est-ce que tu demandais la charité aux passants ?

Didier explique de son mieux, une fois de plus, l’histoire de l’abandon et du sergent de ville. Le juge l’interrompt tout de suite.

— Au fond, ça regarde l’Assistance publique. Si elle veut bien de toi, je te laisserai partir.

L’Assistance publique doit être une vieille dame dans le genre de la directrice de la salle d’Asile qui montra jadis les lettres à Didier et qui lui donnait encore des bonbons quand elle le rencontrait place Gambetta. Ah ! Madame l’Assistance publique, vite, réclamez au juge d’instruction Didier, pour qu’il quitte la Petite-Roquette où il est enseveli depuis douze jours déjà !

Seulement, un détail échappe à cet ignorant briquetier : l’Assistance publique a de nombreux pensionnaires, une ribambelle d’enfants qui s’accrochent à ses jupes, et, mère Gigogne dénaturée, elle repousse énergiquement les nouveaux venus. Quand une maman, prenant son petit garçon par la main, se rend au bureau des enfants assistés et abandonne l’héritier à la mère nounou de la rue Denfert, Mme l’Assistance publique accepte le cadeau. Mais un orphelin vagabond, c’est un suspect, une mauvaise tête qu’on éloigne si l’on peut, comme on chasse un chien d’un restaurant. Didier, pensionnaire de la Petite-Roquette ! Oh ! la mauvaise note. Il tournera mal ; l’Assistance publique laisse Didier au juge d’instruction.

On a donc attendu deux mois la réponse de la mégère et, par ce fait, infligé à Didier deux mois de cellule.

Ils l’ont transformé : c’était un bavard qui criait et riait pour un rien. Maintenant, il a oublié bien des mots et il lui semble qu’il pourrait sans gêne demeurer muet toute sa vie.

Il était turbulent ; le voilà accroupi toute une journée dans sa cellule.

Son estomac s’est rétréci. Au début de l’incarcération, il a connu les arrachements de la faim ; à présent, l’ordinaire lui suffit, l’estomac est devenu docile, comme tout le reste, comme tout le monde : l’estomac se plie à la règle de la maison.

Et Didier qui avait peur autrefois, qui attendait pour monter le soir l’escalier de la maison de la rue Le Bua que, devant lui, un locataire en gravît les marches, Didier, habitué à la solitude, aux ténèbres, anormal et solitaire, souffre aujourd’hui lorsqu’un gardien pénètre dans sa cellule.

Il vient pourtant de causer avec un détenu. C’est le matin : deux enfants sont désignés pour accomplir une corvée de literie.

Dans son hébétude, Didier qui est de l’équipe n’entend même pas les paroles que lui adresse son compagnon, un frêle garçon si drôlement bâti qu’en d’autres temps l’orphelin n’eût pas manqué de rire au nez du malheureux.

Il était grand, ployant la nuque comme s’il recevait une permanente averse de coups. Mais ce qui le rendait surtout ridicule, c’était sa face d’où le menton avait fui, laissant en plan le nez pointu après lequel venait le cou, tout de suite. L’ensemble donnait l’illusion d’un bonhomme en bois, sculpté au couteau et laissé pour compte avant d’être fini.

Il dit :

— Combien que tu comptes encore ?… Moi, je n’ai plus qu’une semaine à tirer.

Didier fait un effort pour répondre, mais est-ce les mots ou la pensée qui se dérobe ? Il ne trouve rien à dire.

— Si tu veux, reprend l’autre, nous serons amis, je t’écrirai lorsque je serai libre et j’irai voir tes parents !

— Je n’ai pas de parents, dit enfin Didier qui articule facilement ces mots-là parce qu’il les prononce souvent depuis quatre mois.

— Tu n’as pas de chance, alors, reprend l’infirme. Moi, j’ai une maman.

Ah ! si tu la voyais, ma maman, comme elle est belle. Elle est belle comme une actrice, elle a des cheveux peints en rouge, elle a des bagues à tous les doigts, elle est mieux habillée qu’une princesse.

Elle m’aime bien, tu sais, ma maman. Seulement, c’est son ami qui ne m’aime pas. C’est à cause de lui qu’elle ne vient jamais me voir.

Son ami, il s’appelle M. Hippolyte : c’est lui qui m’a fait mettre ici, en correction paternelle.

Voilà déjà deux fois qu’il m’a conduit à la Petite-Roquette.

La première fois, c’était l’année dernière, au mois de juillet. Il voulait aller aux bains de mer avec ma maman, on ne pouvait pas m’emmener, hein ? ça aurait coûté trop cher et ça l’aurait ennuyé de me traîner avec lui.

Il ne savait pas quoi faire de moi. Mais il y a une femme qui lui a donné un conseil. Elle lui a dit : « Vous devriez le faire mettre en correction, j’ai placé comme ça ma gosse à Fresnes et je suis bien tranquille maintenant. Puisque le vôtre vous embarrasse, mettez-le à la Petite-Roquette, ça lui fera du bien. »

Elle lui a expliqué comment il fallait s’y prendre. C’est pas dur. On va trouver le juge, à ce qui paraît, et le juge est forcé de signer le papier qui vous met en prison.

M. Hippolyte aurait voulu me coller six mois de mitard, mais le juge a dit que trois mois, c’était bien assez. Alors, on m’a emmené en voiture ici, papa et maman ont été à la campagne pendant ce temps-là. Quand ils sont revenus, M. Hippolyte a essayé de me trouver une place. Mais il n’a pas réussi. Lui me disait qu’il ne voulait pas me voir devant ses yeux parce que j’étais trop moche.

Maman, elle ne pouvait rien dire, tu comprends. Son ami n’aurait pas été content.

Ah ! si tu la voyais, ma maman, comme elle est belle ! Je suis sûr que tu n’as jamais vu une dame aussi bien habillée que ma maman.

N’aie pas peur, on peut causer, le gaffe est un bon type, il fait semblant de ne pas nous entendre.

Un jour, je suis tombé malade. Alors, M. Hippolyte a dit qu’il fallait de nouveau m’envoyer faire une cure à la Petite-Roquette. Il s’est mis à rire, il a dit : « Je vais te donner une ordonnance pour te guérir. » Moi, je croyais que c’était la vérité. Mais, voilà, il y a des ordonnances comme il y a fagot et fagot, hein ? Il y a le médecin qui fait des ordonnances, mais le juge en écrit aussi, ça s’appelle comme ça, le bout de papier qui vous envoie en correction.

Alors, quand j’ai été guéri, j’ai eu celle du juge qui m’a fait emballer pour trois mois.

Ça n’empêche pas que je suis de la classe, mon vieux. Et que dans huit jours, je verrai maman !

Si seulement, elle pouvait changer d’ami. Je lui ai dit une fois, mais elle m’a battu.

Je l’aime bien tout de même, ma maman, elle sent bon, tu sais, elle a au moins quarante bouteilles de parfums dans son lavabo. Qu’est-ce que je dis ? elle en a bien soixante, oh ! oui, elle en a bien soixante ! Si tu voyais comme elle est belle !

Le lendemain, un lundi, M. l’instituteur-chef fait appeler Didier.

— Approche, mon bonhomme. J’ai une bonne nouvelle à t’annoncer. Ne parlons plus de l’Assistance publique qui décidément ne veut pas te recueillir, mais par contre M. Hudieux consent à t’admettre dans son patronage.

Tu vas comparaître aujourd’hui devant les magistrats. M. Hudieux te réclamera au tribunal et si tu es sérieux, travailleur, docile, tu peux redevenir un honnête garçon.

Didier balbutie : « Monsieur, Monsieur le Directeur… », mais l’émotion qui découpe sa réplique fait monter à son visage, que soixante jours de cellule ont pâli, la couleur rose de la joie.

Sous la table, le chien de l’instituteur aboie, un terre-neuve énorme dont la queue frappe le plancher comme le battant d’une grosse caisse. Souvent Didier, en voyant le chien choyé, soigné, nourri, servi par tous les gardiens, a envié le sort de l’heureux dogue ! Ah ! pourquoi Didier n’était-il une bête au lieu d’être un homme ?

M. l’instituteur reprend :

— Souviens-toi toujours de ton séjour à la Petite-Roquette. Songe que si tu commettais, plus tard, un délit, tu ne trouverais plus de personnes charitables pour s’occuper de toi. Tu serais un homme irrémédiablement perdu puisqu’on t’enverrait en maison de correction !

Pendant que Didier traverse la cour en compagnie du surveillant, à ses pieds, comme un sac, le corps d’un enfant s’abat.

Tout le personnel se précipite ; le gardien emporte à l’infirmerie le blessé qui a perdu connaissance. Trois minutes après, il revient à lui… Un jour de repos suffira pour le remettre d’aplomb :

— J’ai raté mon coup, crie-t-il à tue-tête. Il n’y a de la veine que pour la crapule !

Il s’est précipité du second étage et c’est la seconde fois qu’il tente de se suicider. Les barreaux sont supprimés aux fenêtres de la Petite Roquette, les désespérés ne peuvent plus se pendre avec leur chemise déchiquetée, ils n’ont que la ressource de gagner la cour, tête en avant, par la voie rapide.