Didier homme du Peuple/13

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Payot (p. 144-154).


XIII


Les témoins agitent leur feuille de convocation, la salle est pleine et le garde, à la porte, ne laisse plus entrer maintenant le public des couloirs.

— Messieurs, le tribunal !

Les casquettes se dévissent des têtes pommadées, les juges s’assoient bruyamment, la huitième chambre correctionnelle va rendre des jugements.

Le président est un petit vieillard à figure exsangue, reflétant l’ennui de juger, chaque semaine, soixante affaires dénuées d’intérêt.

Un piaffement, un brouhaha de toux, le banc des accusés se remplit. Elles sont trois fillettes, douze et treize ans, et un jeune homme, inculpés de vol à l’étalage d’une mercière, rue des Martyrs. Elles rient, en canailles, et leurs regards vont à la bande de voyous qui stationnent au fond du prétoire.

Pour voir juger leurs femmes, ceux-ci ont fait un brin de toilette : respectueux de l’autorité, ils ont mis une chemise propre, bleue ou rouge à raies blanches, serrée au col par un bouton de fer, et puis leurs souliers vernis à bout Carnot. Ils tortillent leurs casquettes plates à longues visières vernies, ils sont silencieux, se tiennent bien, mais les petites qui ont aperçu leurs maîtres manifestent en frétillant la joie de les revoir, après deux mois d’incarcération. Joie naïve qui s’exprime en signes de tête, en grands baisers. Désir immense de « crâner » devant les hommes, de montrer qu’elles n’ont peur ni du garde qui les rappelle à l’ordre en leur donnant des tapes sur les bras, ni des juges qui perdent tout doucement patience.

— Assez !

Le président a frappé rageusement sur la table. Et il appelle :

— Brénard Augustine.

La prévenue se lève : elle a les yeux battus, un chignon planté haut sur la tête ; déjà vieille dans ses gestes, elle dandine les hanches et fourre les mains dans les poches de son tablier rose.

— Neuf ans et demi, orpheline, commence le président.

Alors, elle se retourne à demi vers son homme, elle dessine un grand geste qui montre le tribunal et d’une voix enrouée, elle glapit :

— Regardez-moi donc ce type-là. Y va pas ramener longtemps, tout de même !

Puis, apostrophant le juge, elle lui lance des injures ignobles, crachats d’argot, mots boueux envolés des bas-fonds… « Va donc, eh ! espèce de… »

L’assistance frissonne. Les juges sont impassibles, le garde reste figé sur son banc.

La salle est pleine de cette envolée de paroles qui bourdonnent, se répercutent aux oreilles des spectateurs, provoquent un lourd malaise.

La fillette rit.

Elle rit parce qu’elle devine que les hommes, là-bas, se disent : « Tout de même, la gosse, elle a pas peur, elle a du sang. »

Une dame se penche vers l’instituteur de la Petite-Roquette. Elle murmure :

— Ces enfants-là sont gangrenés jusqu’aux moelles… Il est fou de vouloir les amender !

Tous les yeux fixent les magistrats. On attend avec anxiété l’arrêt qui va foudroyer l’inconsciente.

Le président parle d’une voix fatiguée :

— Gardes ! Faites sortir les individus qui se tiennent au fond du prétoire. Oui… les petits amis des prévenues.

Les municipaux exécutent l’ordre, ils se précipitent devant les jeunes hommes pommadés, mais, si prompt que soit le zèle des soldats, ils ne peuvent exécuter à temps la consigne, les adolescents ont détalé.

— Désormais, vous ne laisserez plus entrer à la huitième chambre de pareils garnements. Ce sont eux qui, par leur présence, provoquent des incidents.

— Brénard, Augustine. Tu as pénétré dans un magasin de la rue des Martyrs ?

— Oui, Monsieur le Président.

Elle n’injurie plus, elle pleure, elle cache ses larmes dans son tablier. Ne voulant plus étonner son homme, elle redevient la pauvresse honteuse. Le vice était un manteau qui couvrait ses épaules. En chassant les souteneurs, le juge a enlevé du même coup le vêtement d’infamie qui la drapait, et la petite apparaît, dans sa misère nue, grelottante.

Forfanterie des jeunes, désir de singer les adultes, ce sont les grands fauteurs des actions coupables des enfants.

« Le Tribunal…

« … acquitte les prévenues comme ayant agi sans discernement et, par application de l’article 66, décide qu’elles seront enfermées jusqu’à leur majorité dans un établissement de correction. »

Les enfants déguenillés défilent en troupeau : voleurs aux étalages, voyageurs sans billets saisis dans les trains, apprentis escrocs, furets, mauvaise graine, fruits gâtés de la ville.

C’est le cérémonial monotone : le garde tire le gosse à la culotte pour le faire lever à l’interrogatoire du président :

— Tu t’appelles Giraudot Joseph… tu as quatorze ans, tu as été abandonné par tes parents…, placé à l’Assistance Publique…, tu t’es sauvé de la maison de ta nourrice. Pourquoi ? Tu étais malheureux… bien sûr, on te battait… mais tu ne le méritais pas…, tu es un si brave garçon, toi… honnête n’est-ce pas…, tu te contentes de dévaliser les petites boutiques… Alors… tu reconnais les faits. Tu nies ? Naturellement ! L’agent Suret est-il dans la salle ? Agent ! Levez la main… jurez de dire toute la vérité.

« Le Tribunal après avoir entendu les témoins acquitte le prévenu comme ayant agi sans discernement, et décide qu’il sera envoyé, jusqu’à sa majorité, dans un établissement de correction. »

L’article 66 est le cadenas qui boucle les mioches, les acquitte et les envoie s’envaser jusqu’à l’âge de vingt ans dans les geôles correctionnelles.

La plupart des gringalets n’avaient pas de famille. Mais quand, par hasard, il y avait un papa et que ce papa était à l’audience, le juge bourru lui décernait au passage quelques compliments :

— Eh bien ! le voilà votre fils ! Je vous en félicite, Monsieur… vous vous occupez de lui, au moins ! Sur les bancs de la correctionnelle, c’est du propre !

Voici l’inculpé de treize ans qui a volé six mandarines, un récidiviste du vol d’oranges. La première fois qu’il a commis ce délit, le juge l’acquitta et le rendit à son père. Il recommença quinze jours plus tard, fut encore épargné. Mais cette fois, son compte est bon.

Le père dit que le garçonnet est incorrigible, qu’il volera tous les jours, si on ne le fourre pas en prison.

— Mais, vous ne pouvez pas le surveiller ? clame le juge.

— C’est papa qui m’a appris, répond le gosse. Il n’y a pas si longtemps qu’il m’envoyait, le dimanche, rafler les boîtes de sardines à la porte des épiceries ! Quand j’en rapportais, il disait : « Il est intelligent ce gamin-là, il sait rapporter les hors-d’œuvre. » Aujourd’hui, papa est fâché avec moi.

Or, le gosse a déniché un avocat extraordinaire qui ne se contente pas de formuler : « Je demande pour mon client l’indulgence du Tribunal. » Il dit : « N’envoyez pas cet enfant dans une maison de correction, ne le condamnez pas, pour six mandarines, à huit ans de captivité.

« Si vous tenez à le frapper, enfermez-le en prison, comme un homme ; s’il était adulte, le délit qu’il a commis lui vaudrait quinze jours de prison. Parce qu’il est un enfant, sous prétexte d’éducation, la peine dure huit ans. »

La plaidoirie déconcerte la magistrature et l’avocat perd la partie. Le voleur d’oranges s’en ira dans les colonies de l’État, cultiver la terre jusqu’à la vingt et unième.

Denis Guillot, huit ans, flânait sur les bords de la Seine, mais il s’arrêtait trop souvent quai de la Râpée. Il faisait le guet pour les filles publiques et hantait les vespasiennes. Un sergent de ville le fila. Aucune erreur n’était possible.

Maigre, pâle, la tête aplatie, c’est un dégénéré à la deuxième puissance, un fils de crétin. Son défenseur dit :

— Vous n’avez qu’à regarder mon infortuné client pour vous convaincre qu’il est irresponsable et qu’il ne faut pas l’envoyer en prison ni en correction.

— Alors, que faut-il en faire ? interrompt le président. Voulez-vous vous en charger, maître ?

L’avocat ne répond pas. Évidemment, on ne peut construire des hôpitaux pour ces larves. Alors, vous ne voulez pas l’adopter, n’est-ce pas ? Moi non plus. À la maison de correction.

Dans une maison bien ordonnée, on fait une place à chaque chose et chaque chose est à sa place. De même les voyous sont casés, ils ont une place — la Petite-Roquette, la prison, la Centrale — pour chaque âge de leur vie.

C’est le balayage à sec de la poussière d’égout. Le torchon de la huitième ramasse les microbes, les emprisonne dans les colonies pénitentiaires pour les disséminer ensuite en pleine nocivité aux quatre coins de la France.

Voici Didier, le dernier de la bande, abandonné de tous, abandonné même de ses vêtements. Il cherche son avocat, mais le jeune homme est absent du Palais, retenu en d’autres lieux par des affaires sentimentales. La simplicité du cas Didier fait qu’on se passe aisément de plaidoirie. Ce vagabondage n’était même pas suivi du corollaire habituel : la mendicité.

Il faut dire, à l’honneur de la Magistrature, que le président n’essaya point de morigéner le jeune Didier.

— M. Hudieux veut bien se charger de toi, tâche de ne plus revenir devant nous, s’écrie le juge.

Et il expédie le verdict d’acquittement, sans condition, escamotant les mots, comme s’il récitait des patenôtres…

— Monsieur le Directeur, interroge le jeune garçon, qu’est-ce que ça veut dire : acquitté, sans discernement ?

— Ça veut dire, répond le digne instituteur, ne pas connaître la portée de ses actes, ne pas savoir exactement ce qu’on fait.

— C’est vrai, répond le logicien de neuf ans, je ne savais pas ce que je faisais en demandant à l’agent le chemin de l’Assistance publique.