Didier homme du Peuple/14

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Payot (p. 155-168).


XIV


Il ressent tout de même une fière joie lorsque, après avoir dit au revoir à M. l’instituteur qui lui a donné vingt sous pour son coucher il se trouve libre devant la grille du Palais.

L’air piquant le saoûle, il a envie de courir en chantant.

Les bâtisses ont des chapiteaux de neige et le soldat qui monte la garde à l’Horloge marque le pas, sautille sur une jambe, pour chasser le froid.

Les marrons grillent sur la tôle des chaudières, remués par les Auvergnats qui ont rabattu leur casquette sur leurs oreilles gelées. Les tramways patinent, les chevaux pataugent et les cochers s’injurient.

Jamais, depuis qu’il est orphelin, Didier ne s’est senti si heureux.

C’est qu’il a une bonne place en perspective et une grande après-midi de liberté.

Il doit se trouver demain à huit heures rue Saint-Sébastien, à l’atelier des libérés repentis où M. Hudieux lui a réservé un emploi.

En attendant, c’est là qu’il dirige, tout guilleret, sa promenade. En chemin, il fait les choses interdites aux prisonniers. Il siffle, chantonne, pousse à coups de pied un chaudron, mais il évite les sergents de ville. Et la vue soudaine de la voiture cellulaire sautant sur les pavés de la rue éteint la joie tumultueuse du petit garçon.

Le lendemain, de bonne heure, il est à la maison des repentis.

Le demi-jour de l’aube hivernale emplit l’atelier. Les vitres sont décorées de fleurs apportées par le givre. Un économe, noir comme un croque-mort, le pointeau, délivre à Didier un jeton qui ressemble à une médaille gagnée au champ de foire. Lorsque l’enfant, pour se rendre à son établi, traverse la salle, une rangée de têtes se retournent, des bras s’étendent et offrent au nouveau, en manière de bienvenue, une bourrade amicale, un pinçon confraternel.

Ce qu’on demande à Didier n’est pas difficile. Dans les établissements de bienfaisance, comme dans les prisons, le travail est divisé pour obtenir la forte production. À l’atelier des libérés repentis, on fabrique des rinceaux pour les suspensions. Didier ébarbe le cuivre et gagne trente-cinq sous par jour.

À midi, c’est la trêve. Un camarade qui travaille à son côté dit :

— On va chercher l’acompte pour aller « bouffer ».

Tous les gamins qui composent l’équipe repassent devant le pointeau et lui remettent la médaille. En échange, l’homme verse à chacun la somme de soixante-quinze centimes. Alors, les enfants se répandent dans la rue Saint-Sébastien, accostent les échoppes où cuit dans l’huile, à gros bouillons, la nourriture des petites gens.

Pour cinquante centimes, Didier achète deux saucisses et une garniture de pommes frites. Le pain, le demi-setier, complètent le repas.

Au dîner de sept heures Julien, un collègue, guide le jeune Didier :

— Je vas te conduire à mon hôtel où il y a des chambres à cinq sous !

L’hôtel Pélamorgues est un débit sans enseigne qui fait l’angle de la rue Saint-Maur et de la rue du Chemin-Vert. À côté de la boutique, un corridor ébréché qui ressemble à un tunnel conduit aux chambres des voyageurs.

Il y a des chambres au premier étage, louées quarante sous, dont les beaux lits de fer sont nantis de couvre-pieds rouges.

Mais il y a aussi, sous les combles, des chambres à cinq sous, avec des portes basses, comme en ont les cabinets d’aisances, portes sans loquets, fermées par des ficelles, chambres où les paillasses sont étendues pour le repos des gueux.

Didier partage le logis avec son camarade et quatre hommes. La nuit, il est réveillé par la flamme d’une bougie qu’on promène au-dessus d’un goulot et par un concert de voix fortes.

Le camarade grogne :

— Ben quoi, c’est une retraite aux flambeaux !

C’est un voyageur venu tard que l’on conduit à la dernière paillasse. On l’entend grelotter dans sa couche, la bougie fait au plafond un cercle lumineux, une silhouette file sur le mur et l’obscurité s’abat de nouveau sur la masure et les êtres ensommeillés. Didier s’endort très tard, éprouvant un plaisir singulier à rester les yeux ouverts dans la nuit. Il aime à se conter des histoires, il se figure être le factionnaire qui veille dans un camp et protège toute une armée. Les récits qu’il bâtit le rendent heureux, font battre son cœur, si bien que le froid ne peut mordre son corps maigriot. Puis, sa pensée s’attache aux créatures qui l’ont approché et lui ont souri. Elles passent sur le chemin, le croisent et disparaissent. Jamais on ne les revoit, jamais le petit ne reverra sa jolie maman qui lui faisait des chatouilles sous les bras, qui se mordait les lèvres comme pour se retenir de mordre Didier et l’embrassait bruyamment sur les joues.

La mère Voisin a passé, elle a suivi sa route, comme Julia, comme M. Wlaemick, comme M. l’instituteur. Didier les rencontre en rêve, s’attache à leur suite, mais, au réveil, il ne les retrouve plus. Il reste seul « sur le chemin de la vie ».

Tous les jours, de nouveaux apprentis entrent à l’atelier et d’autres en sortent, comme si les jeunes congédiaient les anciens. Didier demande à son camarade les causes de cet échange d’enfants.

Julien dit :

— Ne t’épate pas, mon vieux : la maison n’est qu’un entrepôt, mais elle a des succursales en France et à l’étranger. La firme est bien connue sur la place. Je t’expliquerai la binaise un de ces jours.

Le soir, à l’hôtel, Didier veut connaître la binaise, à toutes forces. Julien hausse les épaules :

— T’es trop gosse, tu comprendrais guedal.

— Tu me prends donc pour un Jacquot ! remarque Didier mortifié.

Ce qui froisse le plus un enfant, ce qui blesse le plus un homme, c’est qu’on doute de son intelligence. Le mot imbécile est la plus sanglante injure que l’on puisse adresser à un Français.

Sous peine de perdre l’amitié de son camarade, Julien doit dire ce qu’il sait :

— Pour chacun des apprentis, explique-t-il, le directeur du patronage reçoit de l’État une guelte de cinquante centimes par jour. C’est son petit bénéfice, sans compter le produit du turbin.

Mais il n’a pas assez de place, ni assez de commandes, pour occuper tout le monde dans son atelier. Puis, il veut, c’t’homme, gagner beaucoup, beaucoup de fois cinquante centimes. Alors, il a un type qui s’occupe de caser les anciens dans les verreries par exemple, ou chez les paysans. Pour ces gosses dont M. le Directeur ne s’occupe plus, l’État lui verse toujours cinquante centimes. Et le juge en envoie d’autres qui prennent la place des vieux qui sont partis. Je parie que tu n’as pas compris ?

— Penses-tu, Bébé ! répond ce grand farceur de Didier, j’ai mieux compris que toi.

— Moi, reprend l’autre, je suis un pupille de l’Assistance, a m’a envoyé chez des pedzouilles, près de Meaux, qui me nourrissaient à coups de bâton. Alors, je me suis barré en lousdem, j’ai turbiné le long de la route et mezig est revenu à Pantruche. Pour ne pas être chopé, je me suis réfugié chez un charitable. Et voilà pourquoi tu as l’honneur de faire ma connaissance. Et toi ? raconte-moi un petit peu ton histoire.

Didier ne se fait pas prier pour conter ses aventures.

— Tu ne sais pas, dit Julien en manière de conclusion, on va trouver un filon pour gagner un peu de monnaie. Moi, d’abord, je ne vais pas rester longtemps dans la turne des repentis. En attendant, on vendra le soir des journaux tous les deux. Mais pour cela, il faut économiser une pièce de quarante sous. Mets-toi la ceinture à ton déjeuner et cale-les-toi avec des petits pains !

Ce fut long, long, pour former cette malheureuse pièce de larantqué ; quand on avait six sous d’économie, Julien émettait cette proposition :

— Viens donc boire un petit rhum à l’hôtel.

Il faisait bon dans le débit. Derrière le zinc, le patron, hercule d’Auvergne, plongeait ses bras poilus dans le bassin d’eau où Didier voulait élever des poissons rouges. Les bouteilles de toutes les couleurs lui plaisaient, car sur leurs étiquettes il y avait des cerises, des prunes, des citrons qui annonçaient de bonne choses.

— C’est deux petits rhums pour ces messieurs ? demandait le tonitruant patron.

« Messieurs », flattait les adolescents. Quelquefois, Julien disait au débitant :

— On vous fait les verres au zanzi.

Didier apprit à jouer aux dés, ce qui était vraiment beau pour un garçon de cet âge. Il connut, à neuf ans, les émotions d’une partie de hasard et le plaisir de boire un petit rhum qui ne vous a rien coûté.

C’était une maison bien achalandée que celle de Pélamorgues. Toutes les compagnies s’y donnaient rendez-vous.

Au matin, des ouvriers tuaient le ver ; à partir de dix heures, les apéritifs coulaient en cascades.

Les consommations révélaient la position sociale des buveurs. Les bonnes, flanquées de leurs amoureux, affectionnaient les boissons douces, les petites groseilles et les grenadines au kirsch. Les employés de bureau se payaient des citrons ou de riches pernods, et les garçons de recettes commandaient les vermouths-cassis qui désaltèrent.

Le cassis se prête à toutes les mixtures. Les garçons laitiers l’absorbent avec une forte dose de cognac, mais les bouchers lui préfèrent l’eau-de-vie pure. Quant aux boulangers, le vin blanc est leur caprice.

Avec cela, M. Pélamorgues se vantait d’arroser la police et d’éviter les contraventions en remplissant la cave de M. l’Officier de paix.

De plus, M. Pélamorgues recevait chez lui les petites filles qui se livrent à la débauche à l’âge où, dans Alexandrie, Thaïs apprenait l’art de la danse. Les fillettes de neuf ans ramenaient à l’hôtel des vieillards qui versaient à ces courtisanes la somme de cinquante centimes, sur laquelle M. Pélamorgues prélevait chaque fois 50 % (frais d’hôtel et service).

Un soir que Didier et Julien grimpent l’escalier aux forts aromes pour gagner leur domicile, ils constatent que la porte de leur chambre est fermée. Ils redescendent, couchent sur des chaises dans le débit et comme Didier s’étonne que l’hôtelier ait ainsi disposé de leur logis au profit d’étrangers, Julien lui explique :

— Tu comprends, Pélamorgues nous fait un prix de faveur, mais s’il trouve à louer ses salons plus cher, on ne peut pas le lui reprocher. Demain, la place sera libre.

Ce fut une grande semaine où Didier fit de nombreuses connaissances.

D’abord, une belle dame qu’il avait souvent rencontrée dans la maison et qui causa gentiment avec lui. Elle lui dit même :

— Viens donc te promener avec moi, l’après-midi.

— Je ne peux pas ! Je travaille ! répondit l’enfant avec cet accent de fierté que l’on a lorsque à l’âge de neuf ans on gagne sa vie, et l’on fait sa position.

— Alors, un dimanche, tu viendras, hein ? Quels beaux yeux il a ce petit coquin !

Pour la première fois de sa vie, Didier se regarda dans une glace, celle qui ornait une pâtisserie.

Puis, ce furent des messieurs, des habitués qui, dans le café, jouaient aux cartes toutes les après-midi que Dieu fait, car ils étaient tuteurs de filles. Ils avaient des cheveux si finement peignés sur les tempes qu’on eût pu les compter. Abondants au sommet du crâne, ils étaient, à mi-tête, brusquement tondus pour laisser la nuque bien découverte.

Cela formait la boule et Julien enviait une si belle ordonnance de coiffure qui, malheureusement, n’était pas permise au patronage des repentis.

Ces messieurs dînaient dans la salle. Ils offrirent l’absinthe au petit Didier qui mangea une omelette et but un grand coup de vin.

Les convives remplirent de nouveau son verre. Mais Didier ne put le boire, car il était souffrant à la fin du banquet.

C’est à cette époque qu’il tomba malade et que son estomac vomit les repas à l’huile de l’échoppe Saint-Sébastien. La fièvre apporta au cerveau de l’enfant d’affolantes visions de briqueterie et de cachots.

Il délira pendant deux jours. Le troisième, Pauline, une des prostituées qui vivaient à l’hôtel, lui apporta une tasse de tisane à la fleur d’oranger.

À partir de ce moment, Didier entra en convalescence. La patronne de l’hôtel lui donnait du bouillon et Julien faisait la causette au chevet du malade. Il était dans une chambre claire et chauffée, il jouissait de l’estime et de la pitié publiques, et les joueurs de cartes demandaient souvent de ses nouvelles. Tant de soins et de sympathie le rétablirent. Lorsqu’il fut sur pied, la fille Pauline lui dit :

— Il ne faut pas continuer à manger des saletés qui te rendent malade. Il faut que tu trouves un boulot où que tu soyes nourri. Il n’y a pas autre chose à faire : il faut que tu sois garçon boucher, garçon crémier, charcutier ou bistro. Un métier nourri, quoi. Là, au moins, tu mangeras tous les jours à ta faim et tu ne seras pas avec du vilain monde comme nous. Pas vrai, Madame Pélamorgues ?

— Ne parlez donc pas au pluriel, répondit l’hôtelière, vexée.