Didier homme du Peuple/20

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Payot (p. 241-250).


XX


On parle de lui : il se fait congédier le lendemain parce qu’il demande au chef d’équipe que le chantier soit tenu proprement.

— Si tu n’es pas content, lui répond le cabotasse, ramasse tes clous, mon fi.

Il les ramasse, en effet, mais ce congé fait grogner les compagnons et, trois jours après, l’entrepreneur ordonne les aménagements qu’avait réclamés Didier.

Grâce à la bonne saison, à la multiplicité des travaux, Didier trouve un nouvel emploi avant que l’étiquette « rouspéteur », infamante comme les lettres du bagne, ne s’attache à sa réputation.

Le gas est solide à l’ouvrage, aimé des copains qu’il rudoie. Il sait travailler, et s’il milite à l’extérieur, il file doux dans le puits.

Un meeting à la Bourse du Travail n’a pas de succès. Alors Didier organise une équipe de propagande avec laquelle il visite tous les samedis les cabarets fréquentés par les compagnons du bâtiment.

La veille, un passe-partout sur la vitrine annonce la réunion. Le soir, dans la boutique sombre où préside le liquoriste, les marchands de chapeaux, de ceintures, de bottes et de pantalons vont de groupe à groupe, livrant contre acompte les marchandises aux taupiers.

— Voulez-vous faire silence pendant quelques minutes, dit une voix.

Les conversations cessent entre buveurs, et Didier expose la nécessité de l’action syndicale. Lorsqu’il a fini sa causerie, des camarades lui disent :

— Veux-tu trinquer avec nous ?

D’autres murmurent :

— Tope là, frangin, tu pourras toujours boire à ma gourde !

Les jours ne suffisent pas à sa tâche : lorsque la besogne de terrasse est terminée, vers six heures, le bureau de la corporation lui prend ses veilles. Il ne change pas de métier, affirme-t-il, il creuse les fondations du syndicat.

Il aura des assises profondes. Mais quels durs travaux : Didier n’a pas à lutter seulement contre les compagnons passifs, le patronat omnipotent. Il a devant soi d’autres obstacles, les obstacles imbéciles contre lesquels se brise le plus tenace des hommes. Il a par exemple la grammaire, l’orthographe ! Comment voulez-vous que Didier écrive au Préfet de la Seine, à l’ingénieur en chef, à l’inspecteur du travail, pour traduire les exigences des camarades ?

Didier, qui parle avec une clarté et une concision remarquables, écrit hélas ! comme un écolier de la rue Bretonneau qui a terminé ses études vers l’âge de huit ans. Il faut qu’il accumule des pelotons de phrases pour exprimer le moindre fait.

Il connaît bien l’indigence de son style et se doute que les lettres rondes, écrasées, qui ont la mission de rendre sa pensée, dissimulent, en traîtresses, les plus graves des hérésies grammaticales.

Il met aux mots le plus de consonnes possible : sa bonne volonté est indéniable, mais le résultat est désolant.

L’idée que le destinataire pourra sourire de la missive, partant railler le syndicat, emplit de honte le cœur du jeune ouvrier. C’est pour cela que le « magistrat » seul rédige les lettres. Mais Didier se procure un cours complet de grammaire et d’exercices à l’usage des aspirants au certificat d’études et, patiemment, il conjugue des verbes, il accorde des participes, il fait des compositions françaises. Cette besogne l’exaspère : il marque le pas sur place alors qu’il faut entrer en lice, se jeter dans la mêlée, provoquer les combattants qui jouent des parties terribles et signent des accords dont les ouvriers, ces belligérants endormis, font les frais.

Le conseil de révision surprend Didier en pleine besogne, mais ajourne son départ, les majors découvrant sa bronchite chronique.

Un jour, à l’Assemblée générale du syndicat, un homme propose que Didier soit nommé secrétaire avec le « Magistrat » comme adjoint.

L’assistance approuve et le gars donne de mauvaises raisons pour justifier le refus qu’il oppose. Il dit qu’il est trop jeune, lui qui souvent proclame, avec une belle présomption, que l’âge ne confère pas plus l’expérience que le jugement.

Mais un sentiment complexe l’anime. Deux années ont passé depuis le jour qu’il a reconstitué le groupement corporatif, il a dépensé des efforts sans nombre pour réveiller la masse des terrassiers endormis ; il ne veut pas qu’on le soupçonne d’avoir guigné la fonction rétribuée, d’avoir livré des batailles pour gagner le secrétariat. Il demeure donc en chantier, mais il y travaille irrégulièrement, car il ne se passe guère de semaines que ses camarades ne le délèguent auprès des chefs d’équipes et des patrons quand un homme est victime d’un injuste renvoi. Didier plaide aussi la cause des accidentés, devant le juge de paix et le président du tribunal. La corporation lui rembourse les journées perdues.

— Si tu ne veux pas être secrétaire du syndicat, nous te cassons la gueule.

Tel est le sacre amical qui place enfin Didier à la tête de l’organisation.

Des joies, des peines intenses, un labeur qui commence à six heures du matin à cause des visites aux chantiers, qui ne se termine jamais avant minuit, à cause des réunions de sections et de groupes, voilà ce que lui procure le corps à corps avec la tâche incommensurable. Maintenant, la paix est faite entre les hommes de pioche ; on ne connaît plus dans la galerie Berrichons, ni Auvergnats, et la permanence de la Bourse voit défiler tout un monde pour qui le syndicat est un bureau de conseils, un office de défense, une école même, car le nombre des ivrognes diminue parmi les syndiqués. Souvent Didier reçoit les confidences de ses camarades, souvent il intervient avec rudesse pour chasser les aigrefins qui dépouillent les blessés du travail.

Il arrive une fois qu’un terrassier venu de la province se trouve sans ouvrage à Paris. Le syndicat lui donne un secours. Quand l’homme est à bout de ressources, il réclame de nouveaux subsides. Didier lui explique alors que l’organisation est trop pauvre pour entretenir tous les chômeurs. L’homme dit, en se retirant près de la porte :

— Tout de même, t’as vécu de mes cotisations, feignant !

Didier ressent comme un coup de lancette au cœur. Devant l’ingratitude et l’injustice des hommes, l’idée lui vient d’abandonner le secrétariat, de reprendre sa liberté, de laisser là son œuvre ! Il se reproche aussitôt cette minute de faiblesse et il dit, sans amertume, au Magistrat :

— Cet imbécile répète les calomnies qu’on déverse sur les « meneurs. » Ce qu’il dit n’a pas d’importance, car les militants ne comptent pas sur la reconnaissance de leurs camarades. Leur récompense est plus haute, ils luttent pour un idéal sublime !

Parfois, des hommes viennent en recherche d’ouvrage. Ils ne sont pas syndiqués, disent-ils, parce que leur femme est malade, parce qu’ils ont pris le trimard.

Ils sont embarrassés, et Didier souffre de leurs souffrances ; car il devine la vérité sous toutes ces feintes : les hommes sont des chômeurs venus d’autres corps d’état. Or le syndicat ne peut laisser envahir la profession par les sans-travail, parce que chaque parcelle de besogne glanée par un chômeur est un morceau de pain pris à d’autres besogneux.

— Chez qui as-tu travaillé, camarade ? interroge notre ami…

Pas de réponse.

— Dis-moi au moins le nom d’un compagnon qui « terrassait » à côté de toi ?

Le même silence.

— Mon pauvre vieux, ça ne m’amuse guère de faire le juge d’instruction. Dis-moi ton vrai métier. Je demanderai alors aux copains de ta profession qu’ils te cherchent du boulot. Il y a peut-être quelque chose à faire dans ta partie…

Si tu es forgeron, je ne puis t’admettre dans la terrasse. Cela me chagrine de te faire pareille réponse, mais il y a chez nous quatre mille syndiqués sans emploi ! Il faut d’abord les caser… Si je t’écoutais aujourd’hui, je ne serais plus du syndicat des terrassiers, j’appartiendrais à celui des fumistes ou des démolisseurs !

Mais Didier ne prodigue pas uniquement des sentences à son solliciteur, il le conduit au bureau des forgerons, quémande un poste pour lui et lui donne un petit secours.

Il a son carnet, ses pauvres. Mais Francine le gronde, Francine, économe, prévoyante, presque égoïste depuis qu’à leur nouveau logis le mobilier des amants s’est augmenté d’un berceau.

Parmi ceux qui assaillent Didier, pour obtenir une place dans la taupinière, il est un homme encore jeune et si timide qu’il tremble en formulant la coutumière demande.

Le secrétaire lui dit :

— Tu as les mains blanches, compagnon. Toi, terrassier ? Allons donc, maître d’école, plutôt…

L’homme répond, la tête basse :

— Je suis curé. Je me suis sauvé de ma paroisse du jour que l’État n’a plus connu l’Église. Vous dites que je ne suis pas terrassier, permettez, je suis paysan, mon père était valet de ferme, mes ancêtres ont remué la terre. Moi, on m’a mis dans un séminaire parce que j’apprenais bien. Mes parents étaient des rustres, qui faisaient de beaux labours et de beaux enfants. Donnez-moi ma pioche, je suis des vôtres, je veux retourner la terre, c’est mon sang qui l’exige !