Didier homme du Peuple/21

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Payot (p. 251-261).


XXI


Le soir que Francine met au monde une fillette est un soir de décembre, brillant, gelé, cinglant. Des balayeurs précipitent sur la rue du sable que la bise ramène à la figure des passants… Une troupe de camelots s’abat sur la capitale, hurlant à la mort, annonçant la catastrophe qui vient d’engloutir neuf terrassiers tubistes sous la Seine, dans un caisson crevé !

Alors, de tous les chantiers du métropolitain sortent les hommes et voilà qu’ils se réfugient à la Bourse du Travail comme les foules du moyen âge, à la nouvelle d’un événement sinistre, s’attroupaient dans les églises. Vers six heures, une colonne de deux mille puisatiers et mineurs marchent vers la Cité, vers l’excavation où neuf d’entre eux n’ont comme linceul qu’une couverture trouée de boulons.

Là-bas, les casques des pompiers forment un rang lumineux, la palissade noire des agents se dresse devant les curieux qui s’agitent et jabotent.

Soudain, la foule est disloquée, submergée par les hommes de la terrasse qui brisent les cordons de police et disent au Préfet :

« Faites remonter vos pompiers, c’est nous qui descendrons dans le trou ; ce n’est pas leur affaire, c’est la nôtre, de sauver les camarades !… »

Personne ne reprend la besogne du lendemain, les gardes municipaux cernent les puits, on croirait la ville en état de siège : les ouvriers en grève organisent les soupes communistes ; Didier fait aux Halles les achats du matin. À côté de lui, quelques officiers de troupe approvisionnent l’ordinaire des régiments.

Puis il assiste aux réunions de quartier, et ce n’est pas sans émotion qu’il parle à ses camarades, pesant chacun de ses mots, hanté par l’idée de cette révolution qui sera faite par les hommes qui l’écoutent.

Il prononce de brèves harangues, il déteste les mots inutiles, n’aimant pas certaines réunions publiques où les applaudissements vont au bel orateur, où les démagogues, nantis d’un bagout puissant peuvent, hélas ! exposer les idées les plus baroques.

À onze heures, Didier retrouve les familles de grévistes réunies pour le repas en commun. Il considère les groupes : les habitudes, le caractère des hommes se devinent rien qu’à la tenue des femmes et des enfants.

Il rêve d’un syndicat exerçant une influence profonde sur la vie familiale, la carte d’adhérent, brevet de dignité, le syndicat entourant d’un parrainage les enfants de ses membres.

Il esquisse de grands projets, mais il revient vite aux réalités du moment. La grève se prolonge, déclarée pour obtenir le respect des conventions établies par les anciens contrats. Les ouvriers souffrent de l’inaction. La pioche manque à leurs mains tannées, le travail est pour eux un besoin comme la faim et l’amour ! Encore un mois de chômage et les hommes, n’en pouvant plus, réintégreront les puits, rendus, vaincus par le repos.

Les fonds du syndicat, de la Fédération, soutiennent le mouvement, les coopératives livrent des denrées à crédit : le faisceau des institutions ouvrières remplit d’admiration le cœur de Didier. Il se souvient que, dans sa jeunesse, les briquetiers en grève envahissaient l’usine de Bagnolet, et cela pour exiger la carte syndicale. La revendication s’est élargie, c’est la carte confédérale qui est aujourd’hui l’insigne de ralliement. Le syndicat tout seul est peu de chose, la fédération d’industrie assemblant les corporations est une force et la Confédération du travail, agrégeant les fédérations, est un redoutable pouvoir. À côté grandissent des coopératives qui, lorsqu’elles seront fédérées, représenteront bien le rouage d’une société communiste. En attendant, la grève des terrassiers effraie le public, duquel certains journaux entretiennent l’effroi. Un reporter veut photographier Didier, devenu l’homme du jour. Il est bien reçu ! Le secrétaire du syndicat l’éconduit sans douceur, assaisonne même son refus d’une plaisanterie rabelaisienne, que l’autre trouve du plus mauvais goût.

Cependant, Dranis, à la Chambre, développe une interpellation « sur les moyens que compte prendre le Gouvernement pour assurer l’hygiène et la sécurité des travailleurs et pour rappeler au respect de la loi les entrepreneurs du bâtiment ».

Le discours de Dranis, précis, vibrant, a pour effet de ramener à gauche la politique du Ministère.

Proche est la solution du conflit ; depuis huit jours, la délégation des terrassiers a des entrevues avec le Préfet, les conseillers municipaux, les entrepreneurs. L’accord intervient : les ouvriers obtiennent pleine satisfaction.

La puissance du syndicat reconnue lui assure trois mille recrues en l’espace de six semaines. La besogne de recrutement est faite, celle d’éducation commence. Didier l’entreprend.

Un soir, un étranger vient à la réunion du Conseil fédéral.

— Messieurs, dit-il, je viens vous proposer mon adhésion. Je suis commerçant, je ne suis pas ouvrier ; mais je désire être membre du syndicat, de la Fédération et même, si possible, de la C. G. T.

Les assistants croient à une plaisanterie du visiteur.

— C’est tout ce qu’il y a de plus sérieux. Je suis marchand de vins, beaucoup de vos camarades consomment chez moi. Plusieurs corporations m’ont admis dans leurs cadres en qualité de membre honoraire, moyennant un versement annuel de dix francs. Je donnerais bien vingt francs pour être aussi de la C. G. T.

On le met à la porte en le couvrant d’injures.

La séance du Conseil est reprise, mais Didier n’ouvre plus la bouche. Et comme on remarque son abstention, il avoue :

— Ce bougre-là m’a rendu malade. Il faut que j’aille prendre l’air.

Il entre dans un bar situé près de la Bourse du Travail. Derrière le comptoir est une galerie de tableaux : ce sont les diplômes délivrés par une demi-douzaine de syndicats qui confèrent au limonadier de céans la qualité de membre honoraire.

Didier invite la patronne à quitter sa chaise, exécute avec une canne un rapide moulinet qui brise, en cinq secondes, toute la collection de brevets. Sous les fragments de verre gisent les feuilles que des mains inhabiles ont illustrées et qui représentent les attributs de la profession.

La marchande rit jaune ; si elle osait, elle ferait arrêter le gars, mais l’intérêt de son commerce lui interdit cette mesure ; elle se borne à lui dire :

— Si vous devez casser aussi les vitrines, prévenez-moi, je ferai mettre les volets.

Au mois d’octobre suivant, Didier est incorporé dans un régiment d’infanterie — Caserne du Château-d’Eau. Il a été ajourné deux fois ; reconnu bon la troisième fois pour le service, il a régularisé, devant le maire du Xe arrondissement, son union avec Francine, afin d’accomplir son année militaire à Paris.

Il appréhende les exigences de la discipline et les ordres que désavouerait sa conscience de militant.

Par bonheur, le régiment n’intervient pas dans les grèves ; le caporal de Didier lui commande seulement de nettoyer la « carrée », d’éplucher les pommes, de laver les assiettes. Il peut obéir et sa conscience ne lui fait aucun reproche.

Ses compagnons de chambre sont des paysans qui viennent de la Bretagne et du Poitou. Dans la compagnie, tous les types qui composent une société sont représentés, travailleurs des villes, valets de ferme, camelots, mauvaises têtes retour des joyeux. Didier se convainc qu’on peut vivre en bonne intelligence avec tous et qu’aucun n’est malfaisant. Ce sont bien, pense cet optimiste, cet enthousiaste, les compétitions d’argent qui les transforment parfois en « vilains messieurs », et notre société communiste, qui supprime les querelles d’intérêts, sera la plus heureuse des sociétés !

Presque tous les soirs, Didier rentre à son logis et ne rejoint la caserne qu’au réveil. Les journées sont monotones et remplies : exercices violents, revues et continuelles factions.

Didier garde la Chambre des députés, le Sénat, la Banque de France, les ministères. Rien n’amuse autant le terrassier qui passe que de reconnaître, tout à coup, l’ancien secrétaire du syndicat, arme sur l’épaule, en sentinelle devant l’Élysée ou les Finances ! Comme il rit, le brave taupier, comme il frappe ses genoux, et puis comme il se gondole dans les souterrains en parlant de Didier, qui fait le Pitou, et va « rempiler », ajoute-t-il, en pouffant !

Les exercices sur les boulevards extérieurs, les marches, les tirs, les grandes manœuvres et puis la classe. Au mois de septembre, Didier rend à l’armurier son fusil et reprend la pioche.

Il a une enfant, lui qui sort à peine de l’adolescence et qui est tout surpris de se retrouver, à certaines heures, un enfant. Cela le pénètre d’un sentiment complexe, trouble et ravissement, qu’il ne définit point parce qu’il n’est pas de ceux qui minutieusement s’analysent. Mais lorsque sa fille, la petite Marie, est malade, c’est là qu’il découvre que leurs âmes sont rivées l’une à l’autre. Il lui semble qu’en son être à lui, retentissent les malaises de la petite et quand elle souffre, il lui arrive de croire qu’il souffre physiquement. Marie d’ailleurs pousse vigoureuse. Et Didier ne peut s’abandonner aux joies et aux soucis de la paternité : la fièvre de l’apostolat dévore tout autour d’elle.

Bien qu’il ne soit plus secrétaire de l’organisation, il « milite » avec la même flamme qu’autrefois. Sa foi que n’entament pas les défaillances des hommes, s’exalte des dévouements qu’elle suscite.

Pourtant quelle amertume ne ressent-il pas lorsque son ami Dranis quitte le Parti pour devenir ministre de l’Industrie et de la Prévoyance. Comme les années changent les convictions ! Didier a des inquiétudes et des doutes. Mais il se ressaisit. Pour un transfuge, combien de recrues !… Et de désintéressements obscurs, insoupçonnés… Oui, malgré la petitesse des intrigants, il faut être du Parti qui défend les pauvres !