Dieu et les hommes/Édition Garnier/Chapitre 24

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Dieu et les hommesGarniertome 28 (p. 179-183).
CHAPITRE XXIV.
D’une vie de Moïse très-curieuse, écrite par les juifs après la captivité[1].

Les Juifs avaient une telle passion pour le merveilleux que, lorsque leurs vainqueurs leur permirent de retourner à Jérusalem, ils s’avisèrent de composer une histoire de Moïse encore plus fabuleuse que celle qui a obtenu le titre de canonique. Nous en avons un fragment assez considérable, traduit par le savant Gilbert Gaulmin[2], dédié au cardinal de Bérulle. Voici les principales aventures rapportées dans ce fragment aussi singulier que peu connu.

[3]Cent trente ans après l’établissement des Juifs en Égypte, et soixante ans après la mort du patriarche Joseph, le pharaon eut un songe en dormant. Un vieillard tenait une balance ; dans l’un des bassins étaient tous les habitants de l’Égypte, dans l’autre était un petit enfant, et cet enfant pesait plus que tous les Égyptiens ensemble. Le pharaon appelle aussitôt ses shotim, ses sages. L’un des sages lui dit : « Ô roi ! cet enfant est un Juif qui fera un jour bien du mal à votre royaume. Faites tuer tous les enfants des Juifs, vous sauverez par là votre empire, si pourtant on peut s’opposer aux ordres du destin. »

Ce conseil plut au pharaon ; il fit venir les sages-femmes, et leur ordonna d’étrangler tous les mâles dont les Juives accoucheraient... Il y avait en Égypte un homme nommé Amram, fils de Caath, mari de Jochabed, sœur de son frère. Jochabed lui donna une fille nommée Marie, qui signifie persécutée, parce que les Égyptiens descendants de Cham persécutaient les Israélites, Jochabed accoucha ensuite d’Aaron, qui signifie condamné à mort, parce que le pharaon avait condamné à mort tous les enfants juifs. Aaron et Marie furent préservés par les anges du Seigneur, qui les nourrirent aux champs et qui les rendirent à leurs parents quand ils furent dans l’adolescence.

Enfin Jochabed eut un troisième enfant : ce fut Moïse (qui par conséquent avait quinze ans de moins que son frère). Il fut exposé sur le Nil. La fille du pharaon le rencontra en se baignant, le fit nourrir, et l’adopta pour son fils, quoiqu’elle ne fût point mariée.

Trois ans après, son père le pharaon prit une nouvelle femme ; il fit un grand festin ; sa femme était à sa droite, sa fille était à sa gauche avec le petit Moïse. L’enfant, en se jouant, lui prit sa couronne et la mit sur sa tête. Balaam le magicien, eunuque du roi, se ressouvint alors du songe de Sa Majesté. « Voilà, dit-il, cet enfant qui doit un jour vous faire tant de mal, l’esprit de Dieu est en lui. Ce qu’il vient de faire est une preuve qu’il a déjà un dessein formel de vous détrôner. Il faut le faire périr sur-le-champ. » Cette idée plut beaucoup au pharaon.

On allait tuer le petit Moïse, lorsque Dieu envoya sur-le-champ son ange Gabriel, déguisé en officier du pharaon, et qui lui dit : « Seigneur, il ne faut pas faire mourir un enfant innocent qui n’a pas encore l’âge de discrétion ; il n’a mis votre couronne sur sa tête que parce qu’il manque de jugement. Il n’y a qu’à lui présenter un rubis et un charbon ardent : s’il choisit le charbon, il est clair que c’est un imbécile qui ne sera pas dangereux ; mais s’il prend le rubis, c’est signe qu’il y entend finesse, et alors il faut le tuer. »

Aussitôt on apporte un rubis et un charbon : Moïse ne manque pas de prendre le rubis ; mais l’ange Gabriel, par un léger tour de main, glisse le charbon à la place de la pierre précieuse. Moïse mit le charbon dans sa bouche, et se brûla la langue si horriblement qu’il en resta bègue toute sa vie ; et c’est la raison pour laquelle le législateur des Juifs ne put jamais articuler.

Moïse avait quinze ans, et était favori du pharaon. Un Hébreu vint se plaindre à lui de ce qu’un Égyptien l’avait battu après avoir couché avec sa femme. Moïse tua l’Égyptien. Le pharaon ordonna qu’on coupât la tête à Moïse. Le bourreau le frappa ; mais Dieu changea sur-le-champ le cou de Moïse en colonne de marbre, et envoya l’ange Michel, qui, en trois jours de temps, conduisit Moïse hors des frontières.

Le jeune Hébreu se réfugia auprès de Nécano, roi d’Éthiopie, qui était en guerre avec des Arabes. Nécano le fit son général d’armée, et après la mort de Nécano Moïse fut élu roi, et épousa la veuve. Mais Moïse, honteux d’épouser la femme de son seigneur, n’osa jouir d’elle, et mit une épée dans le lit entre lui et la reine. Il demeura quarante ans avec elle sans la toucher. La reine, irritée, convoqua enfin les états du royaume d’Éthiopie, se plaignit de ce que Moïse ne lui faisait rien, et conclut à le chasser et à mettre sur le trône le fils du feu roi.

Moïse s’enfuit dans le pays de Madian chez le prêtre Jéthro. Ce prêtre crut que sa fortune était faite s’il remettait Moïse entre les mains du pharaon d’Égypte, et il commença par le faire mettre dans un cul de basse fosse, où il fut réduit au pain et à l’eau. Moïse engraissa à vue d’œil dans son cachot. Jéthro en fut tout étonné. Il ne savait pas que sa fille Séphora était devenue amoureuse du prisonnier, et lui apportait elle-même des perdrix et des cailles avec d’excellent vin. Il conclut que Dieu protégeait Moïse, et ne le livra point au pharaon.

Cependant le bonhomme Jéthro voulut marier sa fille ; il avait dans son jardin un arbre de saphir, sur lequel était gravé le nom de Jaho ou Jéhova. Il fit publier dans tout le pays qu’il donnerait sa fille à celui qui pourrait arracher l’arbre de saphir. Les amants de Séphora se présentèrent ; aucun d’eux ne put seulement faire pencher l’arbre. Moïse, qui n’avait que soixante et dix-sept ans, l’arracha tout d’un coup sans effort. Il épousa Séphora, dont il eut bientôt un beau garçon, nommé Gersom.

Un jour, en se promenant, il rencontra Dieu dans un buisson, qui lui ordonna d’aller faire des miracles à la cour du pharaon : il partit avec sa femme et son fils. Ils rencontrèrent, chemin faisant, un ange qu’on ne nomme pas, qui ordonna à Séphora de circoncire le petit Gersom avec un couteau de pierre. Dieu envoya Aaron sur la route ; mais Aaron trouva fort mauvais que son frère eût épousé une Madianite ; il la traita de p....., et le petit Gersom de bâtard ; il les renvoya dans leur pays par le plus court.

Aaron et Moïse s’en allèrent donc tout seuls dans le palais du pharaon. La porte du palais était gardée par deux lions d’une grandeur énorme. Balaam, l’un des magiciens du roi, voyant venir les deux frères, lâcha sur eux les deux lions ; mais Moïse les toucha de sa verge, et les deux lions, humblement prosternés, léchèrent les pieds d’Aaron et de Moïse. Le roi, tout étonné, fit venir les deux pèlerins devant tous ses magiciens. Ce fut à qui ferait le plus de miracles.

L’auteur raconte ici les dix plaies d’Égypte, à peu près comme elles sont rapportées dans l’Exode. Il ajoute seulement que Moïse couvrit toute l’Égypte de poux jusqu’à la hauteur d’une coudée, et qu’il envoya chez tous les Égyptiens des lions, des loups, des ours, des tigres, qui entraient dans toutes les maisons, quoique les portes fussent fermées aux verrous, et qui mangeaient tous les petits enfants.

Ce ne fut point, selon cet auteur, les Juifs qui s’enfuirent par la mer Rouge ; ce fut le pharaon qui s’enfuit par ce chemin avec son armée : les Juifs coururent après lui ; les eaux se séparèrent à droite et à gauche pour les voir combattre ; tous les Égyptiens, excepté le roi, furent tués sur le sable. Alors ce roi, voyant qu’il avait à faire à forte partie, demanda pardon à Dieu. Michael et Gabriel furent envoyés vers lui ; ils le transportèrent dans la ville de Ninive, où il régna quatre cents ans.

Que l’on compare ce récit avec celui de l’Exode, et que l’on donne la préférence à celui qu’on voudra choisir ; pour moi, je ne suis pas assez savant pour en juger. Je conviendrai seulement que l’un et l’autre sont dans le genre merveilleux.


  1. Voyez, dans la Bible enfin expliquée, la septième des notes de Voltaire sur l’Exode.
  2. Gaulmin, né à Moulins en 1585, mort en 1665. Il publia en 1629 l’ouvrage dont Voltaire parle souvent, et qui est intitulé De Vita et Morte Mosis libri tres (hébreu et latin). On ne connaît pas le nom du rabbin qui composa cette légende. (G. A.)
  3. Ce paragraphe et les douze qui suivent ont été reproduits par l’auteur dans ses Questions sur l’Encyclopédie. Voyez tome XVII, page 295.