Dieu et les hommes/Édition Garnier/Chapitre 30
Le peuple juif était si étrange, il vivait dans une telle anarchie, il était si adonné au brigandage avant le règne d’Hérode, qu’ils traitèrent ce prince de tyran lorsqu’il ordonna, par une loi très-modérée, qu’on vendrait désormais hors du royaume ceux qui voleraient dans les maisons après en avoir percé les murs ; ils se plaignirent qu’on leur ôtait la plus chère de leurs libertés. Ils regardèrent surtout cette loi comme une impiété manifeste. « Comment, disaient-ils, osera-t-on vendre un voleur juif à un étranger qui n’est pas de la sainte religion[1] ? » Ce fait, rapporté dans Josèphe, caractérise parfaitement le peuple de Dieu.
Hérode régna trente-cinq ans avec quelque gloire. Il fut, sans contredit, le plus puissant de tous les rois juifs, sans en excepter David et Salomon, malgré leur prétendu trésor d’environ un milliard de nos livres sterling.
Comme la Judée ne fut point, sous son règne, infestée d’irruptions d’étrangers, les Juifs eurent tout le temps de tourner leur esprit vers la controverse. C’est ce qui occupe aujourd’hui tous les peuples superstitieux et ignorants : quand ils n’ont pas de jeux publics ni de spectacles, ils s’adonnent alors aux disputes théologiques ; c’est ce qui nous arriva sous le déplorable règne de notre Charles Ier ; et c’est ce qui fait bien voir qu’il faut toujours repaître de spectacles l’oisiveté du peuple.
Les pharisiens et les saducéens troublèrent l’État autant qu’ils le purent, comme parmi nous les épiscopaux et les presbytériens, Jean-Baptiste se donna pour prophète ; il administrait l’ancien baptême juif, et se faisait suivre par la populace[2]. L’historien Josèphe dit expressément que c’était un homme de bien qui exhortait le peuple à la vertu[3] ; mais qu’Hérode, craignant une sédition parce que le peuple s’attroupait autour de Jean, le fit enfermer dans la forteresse de Machera, comme on dit qu’on fait enfermer en France les jansénistes.
Observons surtout ici que Josèphe[4] ne dit point qu’on ait fait ensuite mourir Jean sous le gouvernement d’Hérode le tétrarque. Personne ne devait être mieux instruit de ce fait que Josèphe, auteur contemporain, auteur accrédité, de la race des Asmonéens, et revêtu d’emplois publics.
On disputa du temps d’Hérode sur le messie, sur le Christ. C’était un libérateur que les Juifs attendaient dans toutes leurs afflictions, surtout sous les rois de Syrie. Ils avaient donné ce nom à Judas Machabée, ils l’avaient donné même à Cyrus, et à quelques autres princes étrangers. Plusieurs prirent Hérode pour un messie ; il y eut une secte formelle d’hérodiens. D’autres, qui regardaient son gouvernement comme tyrannique, l’appelaient anti-messie, anti-Christ.
Quelque temps après sa mort il y eut un énergumène, nommé Theudas, qui se fit passer pour messie[5]. Josèphe dit qu’il se fit suivre par une grande multitude de canaille, qu’il lui promit de faire remonter le Jourdain vers sa source, comme Josué, et que tous ceux qui voudraient le suivre le passeraient à pied sec avec lui. Il en fut quitte pour avoir le cou coupé.
Toute la nation juive était enthousiaste. Les dévots couraient de tous côtés pour faire des prosélytes, pour les baptiser, pour les circoncire. Il y avait deux sortes de baptême, celui de prosélyte et celui de justice. Ceux qui se convertissaient au judaïsme et vivaient parmi les Juifs sans prétendre être du corps de la nation n’étaient forcés à recevoir ni le baptême ni la circoncision. Ils se contentaient presque toujours de se faire baptiser : cela est moins douloureux que de se faire couper le prépuce ; mais ceux qui avaient plus de vocation, et qu’on appelait prosélytes de justice, recevaient l’un et l’autre signe : ils étaient baptisés et circoncis[6]. Josèphe raconte qu’il y eut un petit roi de la province d’Adiabène, nommé Isatès, qui fut assez imbécile pour embrasser la religion des Juifs. Il ne dit point où était cette province d’Adiabène, mais il y en avait une vers l’Euphrate. On baptisa et on circoncit Isatès ; sa mère Hélène se contenta d’être baptisée du baptême de justice, et on ne lui coupa rien.
Au milieu de toutes les factions juives, de toutes les superstitions extravagantes, et de leur esprit de rapine, on y voyait, comme ailleurs, des hommes vertueux, de même qu’à Rome et dans la Grèce. Il y eut même des sociétés qui ressemblaient en quelque sorte aux pythagoriciens et aux stoïciens. Ils en avaient la tempérance, l’esprit de retraite, la rigidité de mœurs, l’éloignement de tous les plaisirs, le goût de la vie contemplative. Tels étaient les esséniens, tels étaient les thérapeutes.
Il ne faut pas s’étonner que, sous un si méchant prince qu’Hérode, et sous les rois précédents, encore plus méchants que lui, on vit des hommes si vertueux. Il y eut des Épictète à Rome du temps de Néron. On a cru même que Jésus-Christ était essénien, mais cela n’est pas vrai. Les esséniens avaient pour principe de ne se point donner en spectacle, de ne point se faire suivre par la populace, de ne point parler en public. Ils étaient vertueux pour eux-mêmes, et non pour les autres. Ils ne faisaient aucun étalage. Tous ceux qui ont écrit la vie de Jésus-Christ lui donnent un caractère tout contraire et très-supérieur.
- ↑ Antiquités judaïques, l. XVI, ch. i. (Note de Voltaire.)
- ↑ Antiquités judaïques, l. XVIII, ch. v. (Note de Voltaire.)
- ↑ Supposé que ce passage ne soit pas interpolé. (Id.)
- ↑ Josèphe au contraire le dit formellement ; mais ses expressions relatives à ce meurtre ont été omises dans la traduction française faite par Arnauld d’Andilly : ce qui prouve, comme l’a remarqué M. A.-A. Renouard, que Voltaire n’a pas consulté le texte de Josèphe, mais seulement la traduction française.
- ↑ Antiquités judaïques, liv. XX, ch. v. (Note de Voltaire.)
- ↑ Antiquités judaïques, liv. XX, ch. ii. (Note de Voltaire.)