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Dieu et les hommes/Édition Garnier/Chapitre 31

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Dieu et les hommesGarniertome 28 (p. 194-197).
CHAPITRE XXXI.
De Jésus.

Il n’y a qu’un fanatique ou qu’un sot fripon qui puisse dire qu’on ne doit jamais examiner l’histoire de Jésus par les lumières de la raison. Avec quoi jugera-t-on d’un livre quel qu’il soit ? Est-ce par la folie ? Je me mets ici à la place d’un citoyen de l’ancienne Rome qui lirait les histoires de Jésus pour la première fois.

Nous avons des livres hébreux et grecs pour et contre Jésus, qui sont d’une égale antiquité. Le Toldos Jeschut[1], écrit contre lui, est en langue hébraïque. Dans ce livre, on le traite de bâtard, d’imposteur, d’insolent, de séditieux, de sorcier ; et dans les Évangiles grecs on le fait presque participant de la Divinité même. Tous ces écrits sont remplis de prodiges, et paraissent d’abord à nos faibles yeux contenir des contradictions presque à chaque page.

Un auteur illustre qui naquit très-peu de temps après la mort de Jésus, et qui, si l’on en croit saint Irénée[2], devait être son contemporain ; en un mot, Flavius Josèphe, proche parent de la femme d’Hérode ; Josèphe, fils d’un sacrificateur qui devait avoir connu Jésus, ne tombe ni dans le défaut de ceux qui lui disent des injures, ni dans l’opinion de ceux qui lui donnent des éloges si prodigieux : il n’en dit rien du tout. Il est avéré aujourd’hui que les cinq ou six lignes qu’on attribue à Josèphe sur Jésus ont été interpolées par une fraude très-maladroite. Car si Josèphe avait en effet cru que Jésus était le messie, il en aurait écrit cent fois davantage ; et en le reconnaissant pour messie, il eût été un de ses sectateurs.

Juste de Tibériade, autre Juif qui écrivait l’histoire de son pays un peu avant Josèphe, garde un profond silence sur Jésus. C’est Photius[3] qui nous en assure.

Philon, autre célèbre auteur juif contemporain, n’a cité jamais le nom de Jésus. Aucun historien romain ne parle des prodiges qu’on lui attribue, et qui devaient rendre la terre attentive.

Ajoutons encore une importante vérité à ces vérités historiques : c’est que ni Josèphe ni Philon ne font en aucun endroit la moindre mention de l’attente d’un messie.

Conclura-t-on de là qu’il n’y a point eu de Jésus, comme quelques-uns ont osé conclure, par le Pentateuque même, qu’il n’y a point eu de Moïse ? Non, puisque après la mort de Jésus on a écrit pour et contre lui, il est clair qu’il a existé. Il n’est pas moins évident qu’il était alors si caché aux hommes qu’aucun citoyen un peu distingué selon le monde n’avait fait mention de sa personne.

J’ai vu quelques disciples de Bolingbroke, plus ingénieux qu’instruits, qui niaient l’existence d’un Jésus parce que l’histoire des trois mages et de l’étoile, et du massacre des innocents, est, disaient-ils, le comble de l’extravagance : la contradiction des deux généalogies que Matthieu et Luc lui donnent était surtout une raison qu’alléguaient ces jeunes gens pour se persuader qu’il n’y a point eu de Jésus ; mais ils tiraient une très-fausse conclusion. Notre compatriote Houel s’est fait faire en France une généalogie fort ridicule ; quelques Irlandais ont écrit que lui et Jeansin avaient un démon familier qui leur donnait toujours des as quand ils jouaient aux cartes. On a fait cent contes extravagants sur eux. Cela n’empêche pas qu’ils n’aient réellement existé ; ceux qui ont perdu leur argent avec eux en ont été bien convaincus.

Que de fadaises n’a-t-on pas dites du duc de Buckingham ! Il n’en a pas moins vécu sous Jacques et sous Charles[4].

Apollonius de Tyane n’a certainement ressuscité personne ; Pythagore n’avait pas une cuisse d’or ; mais Apollonius et Pythagore ont été des êtres réels. Notre divin Jésus n’a peut-être pas été emporté réellement par le diable sur une montagne[5]. Il n’a pas réellement séché un figuier au mois de mars, pour n’avoir pas porté de figues, quand ce n’était pas le temps des figues[6]. Il n’est peut-être pas descendu aux enfers, etc., etc., etc. Mais il y a eu un Jésus respectable, à ne consulter que la raison.

Qui était cet homme ? Le fils reconnu d’un charpentier de village : les deux partis en conviennent ; ils disputent sur la mère. Les ennemis de Jésus disent qu’elle fut engrossée par un nommé Panther. Ses partisans disent qu’elle fut enceinte de l’esprit de Dieu. Il n’y a pas de milieu entre ces deux opinions des Juifs et des chrétiens. Les Juifs auraient pu cependant embrasser un troisième sentiment, qui est plus naturel : c’était que son mari, qui lui fit d’autres enfants, lui fit encore celui-là ; mais l’esprit de parti n’a jamais de sentiment modéré. Il résulte de cette diversité d’opinions que Jésus était un inconnu né dans la lie du peuple ; et il résulte que, s’étant donné pour prophète comme tant d’autres, et n’ayant jamais rien écrit, les païens auraient pu raisonnablement douter qu’il sût écrire, ce qui serait conforme à son état et à son éducation.

Mais, humainement parlant, un charpentier de Nazareth qu’on suppose ignorant aurait-il pu fonder une secte ? Oui, comme notre Fox[7], cordonnier de village, très-ignorant, fonda la secte des quakers dans le comté de Leicester. Il courait les champs vêtu d’un habit de cuir : c’était un fou d’une imagination forte, qui parlait avec enthousiasme à des imaginations faibles. Ayant lu la Bible, en faisant des applications à sa mode, il se fit suivre par des imbéciles ; il était ignorant, mais des savants lui succédèrent. La secte de Fox se forma et subsiste avec honneur, après avoir été sifflée et persécutée. Les premiers anabaptistes furent des malheureux paysans sans lettres.

Enfin l’exemple de Mahomet ne souffre point de réplique. Il se donna le titre de prophète ignorant. Bien des gens même doutent qu’il sût écrire. Le fait est qu’il écrivait mal, et qu’il se battait bien. Il avait été facteur ou, si l’on veut, valet d’une marchande de chameaux[8] ; ce n’est pas là un commencement fort illustre : il devint pourtant un très-grand homme. Revenons à Jésus, qui n’a rien de commun avec lui, et pour qui nous sommes tenus d’avoir un profond respect, indépendamment même de notre religion, de laquelle nous ne parlons pas ici.


  1. Voyez tome XX, page 71 ; XXVI, 222.
  2. Saint Irénée assure que Jésus mourut à cinquante ans passés. En ce cas, Flavius Josèphe pourrait bien l’avoir connu. (Note de Voltaire.)
  3. C’est ainsi qu’on lit dans l’édition originale. Il y a erreur dans les nombreuses éditions qui portent : C’est Philon qui nous en assure.
  4. Georges Villiers, duc de Buckingham, né en 1592, mort en 1628, avait eu la faveur de Jacques Ier et de son successeur Charles Ier.
  5. Matth., iv, 8 ; et Luc, iv, 5.
  6. Matth., xi, 19 ; Marc, xi, 13.
  7. Voyez tome XXII, page 88 ; et XXVI, 221, 227.
  8. Suivant les auteurs musulmans, Mahomet était pauvre, mais d’une des tribus les plus illustres et les plus riches de l’Arabie, à laquelle la garde du temple de la Mecque était confiée. Le premier exploit de Mahomet fut de se rendre maître de sa tribu, et de détruire l’idolâtrie qui s’était établie dans ce temple. Il avait épousé une riche veuve de sa tribu, après avoir été quelque temps son facteur ; mais les Arabes n’avaient pas d’idée de ce que nous appelons dérogeance. Un conducteur de chameaux, un facteur, s’il était d’une tribu illustre, conservait toute la fierté de sa naissance. (K.)