Dieu et les hommes/Édition Garnier/Chapitre 34

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Dieu et les hommesGarniertome 28 (p. 204-208).
CHAPITRE XXXIV.
De la religion de Jésus.

En s’en rapportant aux seuls Évangiles, n’est-il pas de la plus grande évidence que Jésus naquit d’un Juif et d’une Juive ; qu’il fut circoncis comme Juif ; qu’il fut baptisé comme Juif, dans le Jourdain, du baptême de justice[1] par le Juif Jean, à la manière Juive ; qu’il allait au temple juif ; qu’il suivait tous les rites juifs ; qu’il observait le sabbat et toutes les fêtes juives, et qu’enfin il mourut juif ?

Je dis plus : tous ses disciples furent constamment juifs. Aucun de ceux qui ont écrit les Évangiles n’ose faire dire à Jésus-Christ qu’il veut abolir la loi de Moïse. Au contraire, ils lui font dire[2] : « Je ne suis pas venu dissoudre la loi, mais l’accomplir. » Il dit dans un autre endroit[3] : N’ont-ils pas la loi et les prophètes ? Non-seulement je défie qu’on trouve un seul passage où il soit dit que Jésus renonça à la religion dans laquelle il naquit ; mais je défie qu’on puisse en tordre, en corrompre un seul, d’où l’on puisse raisonnablement inférer qu’il voulût établir un culte nouveau sur les ruines du judaïsme.

Lisez les Actes des apôtres : Bolingbroke, Collins, Toland et mille autres, disent que c’est un livre farci de mensonges, de miracles ridicules, de contes ineptes, d’anachronismes, de contradictions, comme tous les autres livres juifs des temps antérieurs. Je l’accorde pour un moment. Mais c’est par cette raison-là même que je le propose. Si dans ce livre où l’on ose rapporter, selon vous, tant de faussetés, l’auteur des Actes n’a jamais osé dire que Jésus ait institué une religion nouvelle ; si l’auteur de ce livre n’a jamais été assez hardi pour dire que Jésus fût Dieu, ne faudra-t-il pas convenir que notre christianisme d’aujourd’hui est absolument contraire à la religion de Jésus, et qu’il est même blasphématoire ?

Transportons-nous au jour de la Pentecôte où l’on fait descendre l’esprit (quel que soit cet esprit) sur la tête des apôtres. en langue de feu, dans un grenier. Faites réflexion seulement au discours que l’auteur des Actes fait tenir à Pierre (chap. ii, v. 14), discours qu’on regarde comme la profession de foi des chrétiens. Vous me dites que c’est un galimatias ; mais à travers ce galimatias même, voyez les traits de la vérité.

D’abord Pierre cite le prophète Joël, qui a dit : « Je répandrai mon esprit sur toute chair (chap. ii, v. 28). »

Pierre conclut de là qu’en qualité de bons Juifs, lui et ses compagnons ont reçu l’esprit. Remarquez soigneusement ses paroles :

« Vous savez que Jésus de Nazareth était un homme que Dieu a rendu célèbre, par les vertus et les prodiges que Dieu a faits par lui (v. 22). »

Remarquez surtout la valeur de ces mots : « Un homme que Dieu a rendu célèbre ; » voilà un aveu bien authentique que Jésus ne poussa jamais le blasphème jusqu’à se dire participant réellement de la Divinité, et que ses disciples étaient bien loin d’imaginer ce blasphème.

« Dieu l’a ressuscité en arrêtant les douleurs de l’enfer, etc. (ibid., v. 24). » C’est donc Dieu qui a ressuscité un homme.

« C’est ce Jésus que Dieu a ressuscité, et après qu’il a été élevé par la puissance de Dieu, etc. (ibid., v. 32 et 33). »

Observez que, dans tous ces passages, Jésus est un bon Juif, un homme juste que Dieu a protégé, qu’il a laissé mourir, à la vérité, publiquement du dernier supplice, mais qu’il a ressuscité secrètement.

« En ce même temps, Pierre et Jean montaient au temple pour la prière de la neuvième heure (chap. iii, v. 1). »

Voilà qui démontre sans réplique que les apôtres persistaient dans la religion juive, comme Jésus y avait persisté.

Moïse a dit à nos pères (ibid., v. 22 et 23): « Le Seigneur votre Dieu vous suscitera d’entre vos frères un prophète comme moi ; écoutez-le dans tout ce qu’il vous dira... Quiconque n’écoutera pas ce prophète sera exterminé du milieu du peuple. »

J’avoue que Pierre, à qui on fait tenir ce discours, rapporte très-mal les paroles du Deutéronome attribuées à Moïse. Il n’y a point dans le texte du Deutéronome : « Quiconque n’écoutera pas ce prophète sera exterminé du milieu du peuple[4]. »

J’avoue encore qu’il y a plus de trente textes de l’Ancien Testament qu’on a falsifiés dans le Nouveau, pour les faire cadrer avec ce qu’on y dit de Jésus ; mais cette falsification même est une preuve que les disciples de Jésus ne le regardaient que comme un prophète juif. Il est vrai qu’ils appelaient quelquefois Jésus fils de Dieu, et l’on n’ignore pas que fils de Dieu signifiait homme juste ; et fils de Bélial, homme injuste. Les savants disent qu’on s’est servi de cette équivoque pour attribuer dans la suite la divinité à Jésus-Christ.

On prend, à la vérité, le nom de fils de Dieu au propre dans l’Évangile attribué à Jean. Aussi est-il dit que cette expression fut regardée en ce sens comme un blasphème par le grand prêtre.

Lorsque Étienne parle au peuple avant que d’être lapidé, il lui dit (chap. vii, v. 52) : « Quel est le prophète que vos pères n’ont pas persécuté ? Vous avez tué tous ceux qui vous prédisaient la venue du juste, dont vous avez été proditoirement les homicides. » Étienne ne donne à Jésus que le nom de juste ; il se garde bien de l’appeler Dieu. Étienne, en mourant, ne renonce point à la religion judaïque ; aucun apôtre n’y renonce ; ils baptisaient seulement au nom de Jésus, comme on baptisait au nom de Jean, du baptême de justice.

Paul lui-même, qui commença par être valet de Gamaliel, et qui finit par être son ennemi ; Paul, que les Juifs prétendent ne s’être brouillé avec Gamaliel que parce que ce prêtre lui avait refusé sa fille en mariage ; Paul, qui, après avoir été satellite de Gamaliel et avoir persécuté les disciples de Jésus, se mit lui-même, de sa propre autorité, au rang des apôtres ; Paul, qui était si enthousiaste et si emporté, regarde toujours Jésus-Christ comme un homme ; il est bien loin de l’appeler Dieu. Il ne dit en aucun endroit que Jésus n’ait pas été soumis à la loi juive : Paul lui-même fut toujours juif. Je n’ai péché[5], dit-il au proconsul Festus, ni contre la loi juive, ni contre le temple. Paul va sacrifier lui-même dans le temple, pendant sept jours ; Paul circoncit Timothée, fils d’un païen et d’une fille de joie.

Le vrai Juif[6], dit-il dans son Épître aux Romains, est celui qui est juif intérieurement. En un mot, Paul ne fut jamais qu’un Juif qui se mit au rang des partisans de Jésus contre les autres Juifs. Dans tous les passages où il parle de Jésus-Christ, il le préconise toujours comme un bon Juif à qui Dieu s’est communiqué, que Dieu a exalté, que Dieu a mis dans sa gloire. Il est vrai que Paul place Jésus tantôt immédiatement au-dessus des anges, tantôt au-dessous. Que pouvons-nous en conclure ? Que l’inintelligible Paul est un Juif qui se contredit.

Il est très-certain que les premiers disciples de Jésus n’étaient autre chose qu’une secte particulière de Juifs, comme les wicléfistes n’ont été parmi nous qu’une secte particulière. Il fallait certainement que Jésus se fût fait aimer de ses disciples, puisque, plusieurs années après la mort de Jésus, ceux qui embrassèrent son parti écrivirent cinquante-quatre Évangiles[7] dont quelques-uns ont été conservés en entier, dont les autres sont connus par de longs fragments, et quelques-uns cités seulement par les Pères de l’Église. Mais ni dans ces citations, ni dans ces fragments, ni dans aucun des Évangiles entièrement conservés, la personne de Jésus n’est jamais annoncée qu’en qualité d’un juste sur lequel Dieu a répandu les plus grandes grâces.

Il n’y a que l’Évangile attribué à Jean, évangile qui est probablement le dernier de tous, évangile évidemment falsifié depuis, dans lequel on trouve des passages concernant la divinité de Jésus. On indique dans le premier chapitre qu’il est le verbe, et il est clair que ce premier chapitre fut composé dans des temps postérieurs par un chrétien platonicien : le mot de verbe, logos, ayant été absolument inconnu à tous les Juifs.

Cependant cet Évangile de Jean fait dire positivement à Jésus : « Je monte à mon père qui est votre père, à mon Dieu qui est votre Dieu (chap. xx, v. 17). » Ce passage contredit tous les passages qui pourraient faire regarder Jésus comme un dieu-homme. Chaque Évangile est contraire à lui-même et contraire aux autres, et tous ont été, dit-on, falsifiés ou corrompus par les copistes.

On falsifia bien davantage une épître attribuée à ce même Jean. On lui fait dire « qu’il y en a trois qui rendent témoignage dans le ciel, le Père, le Verbe, et l’Esprit-Saint ; et ces trois sont un : et il y en a trois qui rendent témoignage sur la terre, l’esprit, l’eau et le sang ; et ces trois sont un ». (Ire Épître, chap. v, versets 7 et 8.)

Il a été prouvé que ce passage avait été ajouté à l’Épître de Jean vers le vie siècle. Nous dirons un mot dans un autre chapitre des énormes falsifications que les chrétiens ne rougirent pas de faire, et qu’ils appelèrent des fraudes pieuses. Nous ne voulons ici que faire toucher au doigt la vérité de tout ce qui concerne la personne de Jésus, et faire voir clairement que lui et ses premiers disciples ont toujours été constamment de la religion des Juifs. Disons en passant qu’il est démontré par là que c’est une chose aussi absurde qu’abominable à des chrétiens de brûler les Juifs, qui sont leurs pères ; car les Juifs envoyés aux bûchers ont dû dire à leurs juges infernaux : « Monstres, nous sommes de la religion de votre Dieu, nous faisons tout ce que votre Dieu a fait, et vous nous brûlez ! »



  1. Voyez page 194.
  2. Matth., v, 17.
  3. Ibid., vii, 12.
  4. On lit dans le Deutéronome, xviii, 19 : « Qui autem verba ejus, quæ loquetur in nomine meo, audire noluerit, ego ultor exsistam. »
  5. Actes, ch. xxv, v. 8. (Note de Voltaire.)
  6. Ibid., ch. II, V. 28 et 29. (Id.)
  7. Voyez tome XXVII, pages 439 et suiv.