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Dieu et les hommes/Édition Garnier/Chapitre 4

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Dieu et les hommesGarniertome 28 (p. 135-137).
CHAPITRE IV.
Des anciens cultes, et en premier lieu de celui de la Chine.

À présent que dans une grande partie de l’Europe on n’a plus de jésuites à flatter ou à détester ; à présent qu’il n’y a plus de mérite à combattre leurs opinions les plus ridicules, et que la haine qu’ils avaient assez méritée est éteinte avec eux, il faut bien convenir qu’ils avaient raison quand ils assuraient que le gouvernement chinois n’a jamais été athée[1]. On avança en Europe ce paradoxe impertinent, parce que les jésuites avaient acquis un très-grand crédit à la Chine avant d’en être chassés. On voulait à Paris qu’ils favorisassent l’athéisme à Pékin, parce qu’ils étaient persécuteurs à Paris.

C’est par ce même esprit de parti, c’est par l’extravagance attachée à toutes les disputes pédantesques, que la Sorbonne s’avisait de condamner à la fois, et Bayle, qui soutenait qu’une société d’athées pouvait subsister[2], et les jésuites, qu’on accusait d’approuver le gouvernement athée des Chinois : de sorte que ces pédants ridicules de Sorbonne prononçaient à la fois le pour et le contre, le oui et le non, ce qui leur est arrivé presque toujours, à eux et à leurs semblables. Ils disaient à Bayle : Il n’est pas possible qu’il y ait dans le monde un peuple d’athées. Ils disaient aux jésuites : La cour de Pékin est athée, et vous aussi. Et le jésuite Hardouin leur répondait : Oui, il y a des sociétés d’athées, car vous l’êtes, vous Arnauld, Pascal, Quesnel[3] et Petitpied. Cette folie sacerdotale a été assez relevée dans plusieurs bons livres ; mais il faut ici découvrir le prétexte qui semblait à nos docteurs occidentaux colorer le reproche d’athéisme qu’ils faisaient à la plus respectable nation de l’Orient. L’ancienne religion chinoise consiste principalement dans la morale, comme celle de Platon, de Marc-Aurèle, d’Épictète, et de tous nos philosophes. L’empereur chinois ne paya jamais des argumentants pour savoir si un enfant est damné quand il meurt avant qu’on lui ait soufflé dans la bouche ; si une troisième personne est faite, ou engendrée, ou procédante ; si elle procède d’une première personne, ou de la seconde, ou de toutes les deux à la fois ; si une de ces personnes possède deux natures ou une seule ; si elle a une ou deux volontés ; si la mère d’une de ces personnes est maculée ou immaculée. Ils ne connaissent ni consubstantialité, ni transsubstantiation. Les quarante parlements chinois qui gouvernent tout l’empire ne savent rien de toutes ces choses : donc ils sont athées ! C’est ainsi qu’on a toujours argumenté parmi les chrétiens. Quand se mettra-t-on à raisonner ?

C’est abuser bien étrangement de la stupidité du vulgaire, c’est être bien stupide soi-même, ou bien fourbe et bien méchant, que de vouloir faire accroire que la principale partie de la religion n’est pas la morale. Adorez Dieu, et soyez juste, voilà l’unique religion des lettrés chinois. Leurs livres canoniques, auxquels on attribue près de quatre mille ans d’antiquité, ordonnent que l’empereur trace de ses mains quelques sillons avec la charrue, et qu’il offre à l’Être suprême les épis venus de son travail. Thomas d’Aquin, Scot, Bonaventure, François, Dominique, Luther, Calvin, chanoines de Westminster ! enseignez-vous quelque chose de mieux ?

Il y a quatre mille ans que cette religion si simple et si noble dure dans toute son intégrité ; et il est probable qu’elle est beaucoup plus ancienne : car puisque le grand empereur Fo-Hi, que les plus modérés compilateurs placent au temps où nous plaçons le déluge, observait cette auguste cérémonie de semer du blé, il est bien vraisemblable qu’elle était établie longtemps avant lui. Sans cela n’aurait-on pas dit qu’il en était l’instituteur ? Fo-Hi était à la tête d’un peuple innombrable : donc cette nation rassemblée était très-antérieure à Fo-Hi ; donc elle avait depuis très-longtemps une religion, car quel grand peuple fut jamais sans religion ? Il n’en est aucun exemple sur la terre.

Mais ce qui est unique et admirable, c’est que, dans la Chine, l’empereur a toujours été pontife et prédicateur. Les édits ont toujours été des exhortations à la vertu. L’empereur a toujours sacrifié au Tien, au Chang-Ti. Point de prêtre assez insolent pour lui dire : « Il n’appartient qu’à moi de sacrifier, de prier Dieu en public. Vous touchez à l’encensoir, vous osez prier Dieu vous-même, vous êtes un impie. »

Le bas peuple fut sot et superstitieux à la Chine comme ailleurs. Il adora dans les derniers temps des dieux ridicules. Il s’éleva plusieurs sectes depuis environ trois mille ans ; le gouvernement, sage et tolérant, les a laissées subsister : uniquement occupé de la morale et de la police, il ne trouva pas mauvais que la canaille crût des inepties, pourvu qu’elle ne troublât point l’État, et qu’elle obéît aux lois. La maxime de ce gouvernement fut toujours : « Crois ce que tu voudras, mais fais ce que je t’ordonne. »

Lors même que, dans les premiers jours de notre ère vulgaire, je ne sais quel misérable nommé Fo prétendit être né d’un éléphant blanc par le côté gauche, et que ses disciples firent un dieu de ce pauvre charlatan, les quarante grands parlements du royaume souffrirent que la populace s’amusât de cette farce. Aucune des bêtises populaires ne troubla l’État ; elles ne lui firent pas plus de mal que les Métamorphoses d’Ovide et l’Âne d’Apulée n’en firent à Rome. Et nous, malheureux ! et nous ! que d’inepties, que de sottises, que de trouble et de carnage ! L’histoire chinoise n’est souillée d’aucun trouble religieux. Nul prophète qui ameutât le peuple, nul mystère qui portât le ravage dans les âmes. Confutzée fut le premier des médecins, parce qu’il ne fut jamais charlatan. Et nous, misérables ! et nous !


  1. Voyez tome XVIII, page 154.
  2. Voyez tome XVII, page 456.
  3. Ils ont du moins été traités d’athées par le P. Hardouin ; voyez la note 2, tome XVII, page 472.