Dieu et les hommes/Édition Garnier/Chapitre 6

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Dieu et les hommesGarniertome 28 (p. 140-143).
CHAPITRE VI.
De la métempsycose, des veuves qui se brûlent, de François Xavier, et de Warburton.

Les Indiens sont le premier peuple qui ait montré un esprit inventif. Qu’on en juge par le jeu des échecs et du trictrac, par les chiffres que nous leur devons, enfin par les voyages que de temps immémorial on fit chez eux pour s’instruire comme pour commercer.

Ils eurent le malheur de mêler à leurs inventions des superstitions, dont les unes sont ridicules, les autres abominables. L’idée d’une âme distincte du corps, l’éternité de cette âme, la métempsycose, sont de leur invention. Ce sont là sans doute de belles idées ; il y a plus d’esprit que dans l’Utopie et dans l’Argénis[1], et même dans les Mille et une Nuits. La doctrine de la métempsycose surtout n’est ni absurde ni inutile.

Dès qu’ils admirent des âmes, ils virent combien il était impertinent d’occuper continuellement l’Être suprême à créer des âmes nouvelles à mesure que les animaux s’accoupleraient. Ce serait mettre Dieu éternellement aux aguets pour former vite un esprit à l’instant que la semence d’un corps mâle est dardée dans la matrice d’un corps femelle. Il aurait bien des affaires s’il fallait créer des âmes à la fois pour tous les rendez-vous de notre monde, sans compter les autres ; et que deviendront ces âmes quand le fœtus périt ? C’est pourtant là l’opinion, ou plutôt le vain discours de nos théologiens. Ils disent que Dieu crée une âme pour chaque fœtus, mais que ce n’est qu’au bout de six semaines. Ridicule pour ridicule, celui des brachmanes fut plus ingénieux. Les âmes sont éternelles, elles passent sans cesse d’un corps à un autre. Si votre âme a été méchante dans le corps d’un tyran, elle sera condamnée à entrer dans celui d’un loup qui sera sans cesse poursuivi par des chiens, et dont la peau servira de vêtement à un berger.

Il y a, dans cet antique système, de l’esprit et de l’équité. Mais pourquoi tant de vaines cérémonies auxquelles les brames s’assujettissent encore pendant toute leur vie ? Pourquoi tenir en mourant une vache par la queue ? et surtout pourquoi, depuis plus de trois mille ans, les veuves indiennes se font-elles un point d’honneur et de religion de se brûler sur le corps de leurs maris[2] ?

J’ai lu d’un bout à l’autre les rites des brames anciens et nouveaux dans le livre du Cormo-Veidam. Ce ne sont que des cérémonies fatigantes, des idées mystiques de contemplation et d’union avec Dieu ; mais je n’y ai rien vu qui ait le moindre rapport à la queue de vache qui sanctifie les Indiens à la mort. Je n’y ai pas lu un seul mot concernant le précepte ou le conseil donné aux veuves de se brûler sur le bûcher de leurs époux. Apparemment ces deux coutumes anciennes, l’une extravagante, l’autre horrible, ont été d’abord pratiquées par quelque cerveau creux, et d’autres cerveaux encore plus creux enchérirent sur lui. Une femme s’arrache les cheveux, se meurtrit le visage à la mort de son mari. Une seconde se fait quelques blessures, une troisième se brûle, et, avant de se brûler, elle donne de l’argent aux prêtres. Ceux-ci ne manquent pas d’exhorter les femmes à suivre un si bel exemple. Bientôt il y a de la honte à ne se pas brûler. Toutes les coutumes révoltantes n’ont guère eu d’autre origine. Les législateurs sont d’ordinaire des gens d’assez bon sens, qui ne commandent rien qui soit trop absurde et trop contraire à la nature. Ils augmentent seulement la vogue d’un usage singulier quand il est déjà reçu. Mahomet n’invente point la circoncision, mais il la trouve établie. Il avait été circoncis lui-même. Numa n’ordonne rien d’impertinent ni de révoltant. On ne lit point que Minos ait donné aux Crétois des préceptes ridicules ; mais il y a des peuples plus enthousiastes que les autres, chez qui on outre et on défigure tous les préceptes des premiers législateurs ; et nous en avons de terribles exemples chez nous. Les usages extravagants et barbares s’établissent tout seuls, il n’y a qu’à laisser faire le peuple.

Ce qui est très-remarquable, c’est que ces mêmes brachmanes, qui sont d’une antiquité si reculée, sont les seuls prêtres dans le monde qui aient conservé à la fois leurs anciens dogmes et leur crédit. Ils forment encore la première tribu, la première caste, depuis le rivage du Gange jusqu’aux côtes de Coromandel et de Malabar. Ils ont gouverné autrefois. Leurs cérémonies actuelles en font foi encore. Le Cormo-Veidam ordonne qu’à la naissance du fils d’un brame on lui dise gravement : « Vis pour commander aux hommes. »

Ils ont conservé leurs anciens emblèmes ; notre célèbre Holwel, qui a vécu trente ans parmi eux, nous a donné les estampes de leurs hiéroglyphes. La vertu y est représentée montée sur un dragon. Elle a dix bras pour résister aux dix principaux vices. C’est surtout cette figure que les missionnaires papistes n’ont pas manqué de prendre pour le diable, tant ces messieurs étaient équitables et savants.

L’évêque Warburton nous assure que le jésuite Xavier, dans une de ses lettres, prétend qu’un brame de ses amis lui dit en confidence : « Il est vrai qu’il y a un Dieu, et nos pagodes ne sont que des représentations des mauvais génies ; mais gardez-vous bien de le dire au peuple. La politique veut qu’on l’entretienne dans l’ignorance de toute divinité. » Xavier aurait eu bien peu de bon sens et beaucoup d’effronterie en écrivant une si énorme sottise. Je n’examine point comment il avait pu, en peu de temps, se rendre capable de converser familièrement dans la langue du Malabar, et avoir pour intime ami un brame, qui devait se défier de lui ; mais il n’est pas possible que ce brame se soit décrié lui-même si indignement. Il est encore moins possible qu’il ait dit que, par politique, il faut rendre le peuple athée. C’est précisément tout le contraire : François Xavier, l’apôtre des Indes, aurait très-mal entendu, ou aurait menti. Mais c’est Warburton qui a très-mal lu, et qui a mal rapporté ce qu’il a lu, ce qui lui arrive très-souvent.

Voici mot pour mot ce que dit Xavier dans le recueil de ses Lettres choisies, imprimé en français à Varsovie, chez Veidmann, en 1739, pages 36 et 37 :

« Un brachmane savant… me dit, comme un grand secret, premièrement, que les docteurs de cette université faisaient jurer leurs écoliers de ne jamais révéler leurs mystères, qu’il me les découvrirait pourtant en faveur de l’amitié qu’il avait pour moi. Un de ces mystères fut qu’il n’y a qu’un Dieu, créateur du ciel et de la terre, lequel il faut adorer : car les idoles ne sont que les représentations des démons ; que les brachmanes ont de certains mémoires comme des monuments de leur écriture sainte, où ils tiennent que les lois divines sont contenues, et que les maîtres se servent, en enseignant, d’une langue inconnue au vulgaire, comme est parmi nous la langue latine. Il m’expliqua fort clairement ces divins préceptes l’un après l’autre, qu’il serait long et hors de propos de vous écrire. Les sages célèbrent le jour du dimanche comme une fête, et font ce jour-là, de temps en temps, cette prière en leur langue : Mon Dieu, je vous adore, et j’implore votre secours pour jamais, qu’ils répètent souvent à voix basse, parce qu’ils sont obligés par serment de garder le secret... Il me pria enfin de lui apprendre les principaux mystères de la religion chrétienne, me promettant de n’en parler jamais... Je lui expliquai seulement avec soin cette parole de Jésus-Christ, qui contient un abrégé de notre foi : Celui qui croira et sera baptisé sera sauvé[3]. »

Cette lettre est bien plus curieuse que ne le croit Warburton, qui l’a falsifiée. Premièrement, on y voit que les brachmanes adorent un Dieu suprême, et ne sont point idolâtres. Secondement, la formule de prière des brachmanes est admirable. Troisièmement, la formule que lui oppose Xavier ne fait rien à la question, et est très-mal appliquée. Le brachmane dit qu’il faut adorer ; l’autre répond qu’il faut croire, et il ajoute qu’il faut être baptisé. La religion du brachmane est celle du cœur, celle de l’apôtre convertisseur est la religion des cérémonies ; et de plus, il fallait que ce convertisseur fût bien ignorant pour ne pas savoir que le baptême était un des anciens usages des Indes[4], et qu’il a précédé le nôtre de plusieurs siècles. On pourrait dire que c’était au brachmane à convertir Xavier, et que ce Xavier ne devait pas réussir à convertir le brachmane.

Plus nous avancerons dans la connaissance des nations qui peuplent la terre, plus nous verrons qu’elles ont presque toutes un Dieu suprême. Nous fîmes la paix, il y a deux ans[5] dans la Caroline avec les Chiroquois ; leur chef, que nous appelons le petit Carpenter, dit au colonel Grant ces propres mots : « Les Anglais sont plus blancs que nous ; mais un seul Dieu est notre commun père ; le Tout-Puissant a créé tous les peuples, il les aime également. »

Que le discours du petit Carpenter est au-dessus des dogmatiques barbares et impies qui ont dit : « Il n’y a qu’un peuple choisi qui puisse plaire à Dieu ! »


  1. L’Utopie ou De Optimo reipublicœ Statu, deque nova insula Utopia, est un plan de constitution sociale, sous forme de roman, par Thomas Morus, grand chancelier d’Angleterre (1516). L’Argénis est également un roman politique, composé par Barclay au temps de Jacques Ier.
  2. Voyez la note 2, tome XXIV, page 148.
  3. Marc, xvi, 16.
  4. Voyez tome XVII, page 539.
  5. C’était en 1760 ; ainsi l’auteur écrivait en 1762. (Note de Voltaire.) — Voltaire antidate son ouvrage à dessein : l’ouvrage est de 1769.