Dieu et patrie/02

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II


Jane se laissait fort bien gâter par son mari. Il avait loué pour elle un joli appartement boulevard de la Villette, à proximité des abattoirs où son commerce l’appelait chaque jour. Il parait sa femme à plaisir, achetant sans jamais le trouver trop cher, le bibelot de prix que les yeux de Jane avaient caressé avec une pensée d’envie.

Leur vie était bonne, leur dimanche bien rempli. Après la messe, ils allaient visiter la grande capitale qu’ils ignoraient, ils dînaient hors de chez eux, souvent aux environs, et ils rentraient las, mais ravis de leur journée.

Cette existence dura six mois, puis un jour, comme une traite arrivait et que l’encaisseur, son portefeuille ouvert, son bicorne sur l’oreille attendait, Pierre fouilla nerveusement dans son secrétaire et, le sourcil froncé, la voix altérée, dit :

« Je ne suis pas en mesure, demain, avant midi, je passerai à votre banque. »

L’homme indifférent referma sa sacoche, porta la main à son chapeau et s’en alla, tandis que Pierre s’effondrait sur son fauteuil de cuir, le front barré d’une grande ride.

Il resta ainsi absorbé en d’inquiétants calculs jusqu’au déjeuner, où il retrouva son sourire en face de sa femme, qui lui parlait gaiement de la joie de sa maternité prochaine et lui montrait la jolie layette qu’elle brodait finement.

« Viens avec moi, Pierre, aujourd’hui je veux aller choisir le berceau.

— Aujourd’hui, ma chère Jane, c’est que j’ai bien à faire.

— Oh ! une heure seulement. Nous prendrons une voiture, nous irons rue de la Chaussée-d’Antin ; j’ai vu à une vitrine un ravissant berceau en cuivre doré garni de satin azur et de dentelles.

— Ce sera atrocement cher !

— Mais si joli, et pour notre bébé, rien ne saura être assez beau.

— Sûrement. Mais il n’appréciera, je t’assure, que son bien-être, et pas beaucoup l’ornement.

— Quoi ? tu me refuserais. Ce serait la première fois, fit Jane câline.

— Non, non, je ne refuse pas, répondit Pierre vaincu, jamais, certes, je ne veux te causer un regret. »

Il soupira, tandis que Jane, joyeuse, ouvrait béant son porte-monnaie et le jetait en riant à son mari, comme une enfant qui joue.

« Il faut y remettre des louis, Pierre ; songe qu’il est déjà vide ; je suis surprise de voir à quel point l’or roule facilement à Paris.

— Oui, je vais en mettre, dit le jeune, homme en se levant de table ; prépare-toi vite, nous allons partir, car j’ai peu de temps à te consacrer. »

Pierre s’éloigna et, pendant que la voix harmonieuse de Jane, qui chantait tout en s’habillant, pénétrait jusqu’à lui, il saisit ses livres, les feuilleta rapidement et les referma découragé.

Pierre, en sa joie de nouvel époux, n’avait pas calculé, n’avait pas restreint la soif de luxe de sa femme. Cette jeune fille, pauvrement élevée, avait eu une réaction complète vers le bien-être, le plaisir de dépenser, de ne plus compter sans cesse l’argent à peine suffisant au nécessaire comme autrefois. Elle avait à pleines mains puisé dans la bourse commune que jamais son mari ne lui fermait.

Lui, par un accès de délicatesse mal comprise, craignant de la froisser s’il lui marchandait quoi que ce soit, craignant qu’elle ne crût qu’il songeait à sa pauvreté, à son manque de part apporté au ménage, laissait aller les choses en un train bien au-dessus de leurs ressources. Le courage lui manquait. Alors il s’étourdit, emprunta, vendit mal et, finalement, au jour même de l’arrivée en ce monde de son bébé, attendu et adoré, il se trouva à la veille de la faillite.

La marquise vint pour recevoir l’enfant, lui donner un baiser et une bénédiction. Depuis longtemps elle rêvait de ce voyage ; depuis longtemps, elle mettait en réserve, dans une tirelire, de petites économies à grand peine accumulées, afin de pouvoir offrir quelque chose à sa fille et payer son propre voyage à Paris.

Tout de suite elle vit l’intérieur de luxe désordonné, le gaspillage des gens de service ; elle eut un serrement de cœur et, prenant le bébé sur ses genoux, elle appela Pierre.

« Vous songez à votre enfant, mon fils, dit-elle sérieusement ; vous devez préparer son avenir, lui assurer l’aisance, n’est-ce pas ?

— Oui, fit Pierre embarrassé, oui, j’y songe, et ce m’est cruel parfois, car je la voudrais heureuse et comblée, ma fille bien-aimée, ma petite Michelle.

— Ne rêvez pas, Pierre ; trop de richesse encombre la vie ; ce qu’il faut, c’est la dignité de l’existence, à laquelle contribue l’argent ; ce qu’il faut encore essayer d’avoir, c’est la possibilité de faire du bien. Êtes-vous certain que votre budget est sagement ordonné ? »

Pierre ne répondit pas, il eut une lourde angoisse, mais à aucun prix, à cette heure, il ne voulait l’avouer, et il se leva, brisant ainsi une enquête pénible.

La marquise soupira ; la lutte, elle la connaissait ; toujours elle l’avait soutenue à force d’habileté, de courage obstiné, mais sa fille lui ressemblait peu. Ce mariage mal assorti avait laissé entre les époux une gêne ; lui flatté dans sa vanité, elle croyant son mari incapable de payer jamais l’honneur qu’elle lui avait fait en acceptant son nom vulgaire de Carlet, en renonçant à son rang, à son orgueil de seize quartiers de noblesse, et de ce malentendu allait naître la ruine.

« Allons, je repars, dit la marquise aussitôt après le baptême ; votre Paris me navre, j’aime mieux ma lande sauvage et la grande voix de la mer à celle de la foule. Si vous pouvez, vers les beaux jours, venez respirer avec votre fille l’air pur de notre Bretagne. »

Pierre accompagna sa belle-mère jusqu’à la gare et revint à pied sous la bise glacée, si fiévreux, si agité, qu’il ne sentait pas les morsures du froid. Il courut chez son banquier, emprunta encore, aliéna tout, ses animaux, sa maison, le peu que lui avaient laissé en héritage ses parents, et il rapporta de l’or.