Dieu et patrie/03

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III


Six années s’écoulèrent encore pendant lesquelles, à force de travail, Pierre put arriver à faire vivre sa famille sans trop de peine. Jane, instruite par sa mère, comprit un peu son incurie, et la situation obérée allait peut-être s’éclaircir, quand un soir, des hommes au pas lourd, sinistre, montèrent l’escalier du logement où la famille Carlet avait un modeste asile.

Ces hommes rapportaient Pierre, sanglant, mourant : un coup de corne en pleine poitrine l’avait abattu.

Décrire le désespoir de Jane serait impossible ; elle s’affola devant ce blessé incapable, vaincu en pleine vie, qui ne pouvait plus la soutenir ni la protéger. Elle pleura, sanglota éperdument pendant que, joignant ses cris au tumulte, Michelle se jetait sur le cœur de ce père tendre, dévoué, si faible et si bon.

« Éloignez-vous, Madame, dit le médecin sévèrement, quand il pénétra dans la maison bouleversée ; emmenez votre enfant, et avec un peu plus de calme, tout n’est peut-être pas désespéré. »

Jane obéit, entraîna Michelle, et comme ces mots remettaient un espoir dans son cœur, elle songea à prier, à faire joindre les menottes de l’enfant, à supplier le ciel d’avoir pitié d’elles, de lui.

Pierre eut un léger mieux, il put dire quelques paroles de tendresse à sa femme et à sa fille ; il eut l’immense consolation de s’entretenir avec un prêtre et de se confesser ; mais la force et la santé ne pouvaient plus revenir.

Alors la détresse tomba lourde dans le ménage : Jane eut à recevoir la visite de l’huissier ; elle éprouva un désespoir fou à la vue des privations qu’il leur fallait supporter de nouveau ; elle s’était si facilement acclimatée dans l’aisance !

Au lieu de se résigner, elle s’aigrit, devint maussade, oubliant de prier, restant inerte des heures sans songer au travail, sans s’occuper de sa fille qui vagabondait par la rue et qu’une voisine, émue de cet abandon, finit par conduire à l’école communale avec sa propre fille.

Un mois s’écoula. Pierre se traînait maintenant par la chambre, peu à peu démeublée ; il regardait à travers la fenêtre la bande de ciel bleu que lui mesurait la rue, et il reprenait son vieux livre de prières, lisait les psaumes et les évangiles. Et quand l’enfant rentrait de la classe, il lui montrait les images pieuses, en lui apprenant à lire les mots écrits au bas des gravures. L’intelligente fillette retenait et répétait. Elle adorait son père, passait tous ses soirs à le regarder si pâle, si oppressé, souriant quand même, doux et résigné. Tant qu’il en eut la force, il l’amusa avec des petits objets de bois qu’il lui taillait avec un couteau ; puis, vers Noël, une pneumonie se déclara et enleva le pauvre Pierre en quelques jours.

Jane faillit perdre la raison ; au lieu de se rattacher à ses devoirs maternels, de regarder avec courage une situation triste à coup sûr, mais surmontable à force d’énergie, elle se laissa abattre et, à son tour, tomba gravement malade d’anémie cérébrale.

Le bon curé de la paroisse, celui-là même qui avait consolé les derniers moments de Pierre Carlet, obtint d’une de ses paroissiennes, riche et charitable, qu’elle payât la pension de la pauvre veuve dans une maison de santé, et il écrivit à la marquise de Caragny pour la prier de se charger de sa petite fille, la famille paternelle se bornant à d’éloignés cousins.

Par le courrier suivant, une lettre arrivait signée de la grand’mère :

« Je ne puis m’absenter, Monsieur le curé, étant obligée à la plus stricte économie, mais envoyez-moi Michelle, je l’attends. En la recommandant au chef de train, elle m’arrivera à bon port. L’express de Paris-Saint-Lazare, qui part à 8 heures du matin, est direct pour la Bretagne ; je ferai prendre ma petite-fille à la gare de Saint-Malo à 4 heures.

Croyez, Monsieur le curé, à mon profond respect et à ma vive reconnaissance.

Marquise de Caragny. » 

Mme Carlet, inerte, les yeux secs, regarda vaguement les apprêts du départ de sa fille ; elle-même se laissa mener où l’on voulut, et ce fut l’obligeant prêtre, celui qu’on trouve toujours dans les moments de détresse, qui se chargea de conduire l’enfant à la gare.

« Tu vas aller rejoindre ta grand’mère, ma fille, sous la conduite de ton ange gardien ; tu seras bien sage et tu te tiendras tranquille dans le wagon.

— Oui, et maman ?

— Ta mère est malade, nous allons la soigner et nous te la rendrons guérie.

— Et papa ?

— Ton père est au ciel auprès du bon Dieu et veille sur toi.

— Alors papa habite chez le bon Dieu ; pourquoi ne m’a-t-il pas emmenée, alors ?

— Parce qu’il faut aller consoler ta grand’mère, qui est toute seule à la Roche-aux-Mouettes.

— J’aimerais mieux rester ici à l’école avec mes amies.

— Écoute, Michelle, tu es bien jeune pour me comprendre, mais tu es très intelligente, tu as déjà suivi le catéchisme, eh bien, tu sais qu’on ne va pas chez le bon Dieu sans l’avoir mérité, n’est-ce pas ? Qu’il faut pour gagner le bonheur à venir, le préparer sur cette terre ? Tu le gagneras, toi, en étant douce et sage, en aimant bien ta grand’mère.

— Je l’ai jamais vue, ma grand’mère ; papa disait que c’était une grande dame très solennelle.

— Elle est bonne, va avec confiance vers elle, et si tu es embarrassée en route, prie ton ange gardien, il t’aidera. Voici un petit panier et quelques provisions. Adieu, ma pauvre enfant. »

Le bon curé s’éloigna le cœur serré, l’œil noyé d’une larme d’infinie pitié pour cette détresse d’un petit être innocent, orphelin, sans autre appui qu’une vieille aïeule presque également faible. Mais il éleva son âme, se reprochant à l’instant même son émotion :

« Non, se dit-il, Dieu n’abandonne pas ceux qui comptent uniquement sur Lui, parce que ceux qui n’ont rien que Lui ont tout. »

La marquise de Caragny avait éprouvé un rude choc de ces malheureux événements ; elle avait longuement gémi dans la petite église de Saint-Enogat ; puis un soir, comme le soleil couchant entrait dans la mer pour y passer la nuit et en ressortir au jour de l’autre côté de la baie, elle s’assit un instant au sommet de sa Roche-aux-Mouettes, sous le calvaire de granit bleu, et là elle eut clairement la vision de sa faute…

« Oui, se dit-elle, j’ai agi follement, j’ai bâti sur le sable mouvant le bonheur de ma fille ; quand les bases qui doivent soutenir l’édifice ne sont pas égales, l’édifice vacille, puis, au premier souffle un peu fort, s’écroule. Cette union disproportionnée n’a amené que des malheurs. J’ai voulu consolider, j’ai détruit. Cette enfant qu’on m’envoie, que sera-t-elle ? À coup sûr une lourde charge pour moi, qui ne suis plus guère d’âge à me plier au degré de l’enfance, à entreprendre une éducation. Mal élevée sans doute, ma pauvre petite-fille a trop vécu abandonnée de ses parents malades et découragés tous deux. On l’a mise à l’école communale laïque ! Seigneur, faites qu’il ne soit pas trop tard, ni trop difficile à moi de former ce cœur, d’y faire germer le dévouement, l’amour et le sacrifice. »

Quand elle eut longuement rêvé, la vieille marquise se leva très droite, toujours très fière, elle portait haut le poids d’un grand nom, la misère et les privations n’avaient jamais altéré sa dignité ; l’âge l’avait faite plus dure, l’habitude de souffrir l’avait rendue moins facile à l’attendrissement, sa piété avait plus de justice que de douceur, plus d’austérité que de miséricorde.

Dans le pays, on la respectait profondément, on la saluait très bas, malgré l’économie extrême qui la forçait à ne pas répandre aucun bienfait en nature ou en argent ; mais on venait la consulter pour des peines morales et physiques jamais en vain. Le conseil donné était toujours productif et empreint de sagesse. Près d’elle, depuis des années, la vieille servante Rosalie la servait avec fidélité ; pas payée, peu nourrie, elle vénérait cette solennelle maîtresse dont les vertueux exemples l’édifiaient. C’était entre ces deux femmes que Michelle allait apporter le sourire de ses sept ans.