Dieu et patrie/04

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IV


Le matelot Lahoul faisait voler sur les lames courtes, moutonnantes, la barque légère où, frissonnante, enveloppée d’un petit châle de laine, toute menue pour son âge, Michelle se tenait blottie.

Ses grands yeux naïfs suivaient le vol des mouettes, ses petites mains d’instinct s’appuyaient sur la rame rappelant en cette pose le joli tableau de Renouf : « Un bon coup de main. »

Le marin riait, fort et bon quand des volées d’écume les fouettaient au visage, et rapprochant de lui l’enfant :

« As pas peur, ma petite Mouette, c’est la mer qui te souhaite la bienvenue, elle t’embrasse. »

Michelle passait sur ses lèvres sa langue rose trouvant amer le baiser, mais heureuse du grand air, de cette sympathie qu’elle devinait ; elle riait.

La petite Parisienne n’avait jamais vu que les rues populeuses, l’école, les arbres poussiéreux au boulevard extérieur, et cette transplantation en pleine nature la ravissait.

Le souvenir de sa ville natale n’amenait aucune larme à ses paupières que le vent faisait clignoter, elle s’en allait au souffle du destin comme une fleur détachée roule dans l’espace. Chétive, mais aguerrie, ainsi que tout ce qui pousse durement, elle n’avait pas de cris, ni de caprices. Embarquée dans son wagon de troisième classe, elle avait mangé, dormi, aidée par l’un ou l’autre de ses voisins. Réclamée à la gare de Saint-Malo, par un matelot inconnu envoyé par sa grand’mère, elle voguait maintenant sous la protection du brave Lahoul vers cette parente, son dernier refuge.

« Alors, dit Lahoul, tu viens de Paris, tu as roulé depuis ce matin dans le train, eh bien, ma belle, en voilà une brise qui va te déballer la poussière du voyage. Tu es contente de venir à la Roche-aux-Mouettes ?

— Je sais pas, fit l’enfant rêveuse, l’esprit retourné vers la classe où des petites amies lui restaient. Qu’est-ce qu’on y fait à la Roche-aux-Mouettes ?

— Ah ! dame, on n’y fait pas de la rigolade pour sûr : Mme la marquise lit des papiers qu’elle appelle : l’armoirial de France.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— M’est avis que ça pourrait bien être de la pâture pour les rats.

— Ah ! fit Michelle sans comprendre.

— Dame, je me demande ce que tu pourras bien faire là-bas, toi, la petite Mouette, entre la douairière de Caragny et sa servante Rosalie ; sauf le petit Tribly, je ne vois rien de jeune dans la cambuse.

— Qu’est-ce que c’est que Tribly ?

— Le petit à la chienne de garde, la vieille Branchote.

— Quel bonheur ! exclama Michelle, qui avait passé son enfance à souhaiter un chien. Qu’est-ce qu’il y a d’écrit sur ton bateau ?

— Il y a Alcyone, c’est son nom, ma petite ; depuis dix ans, le pain que je mange, c’est à ma barque que je le dois. Allons, tiens, nous arrivons ; vois le donjon, là-haut, c’est la Roche-aux-Mouettes.

Voyons souque ferme, petiote, et « dérape » ; ça y est. »

Le marin avait engagé la barque dans la passe, et la quille s’enfonçait dans un sillon de sable mouvant.

Il enleva l’enfant, la posa à terre, saisit la corde, la lia ferme au piquet et :

« En route, il faut courir des bordées pour grimper la pente, c’est raide, courage. »

Michelle suivit son compagnon. C’était très drôle cette liberté, très amusant. Le vent de mer chassait sa petite jupe courte sur ses jambes nues, ses boucles rousses entraient dans ses yeux, elle avait ramassé de larges algues et s’en était fabriqué une ceinture. De ses doigts menus, elle faisait claquer les boules brunes de goémons. Rieuse, fraîche, elle trottinait derrière son grand camarade.

Ah ! bien, elle ne regrettait plus du tout la cour étroite de l’école. C’était une vraie fête de courir ainsi, la fête de la liberté !

« C’est rigolo, tout de même, disait-elle, dans son langage d’enfant élevée à l’école communale, c’est rien drôle. »

Et on entrait maintenant sous le vaste portique un peu branlant, mais bien imposant tout de même. De l’autre côté de la cour carrée, entourée du cloître à colonnes, l’immensité bleue apparaissait. L’écusson des de Caragny dominait le beffroi, et encore cela avait grand air ces deux anges aux ailes éployées, soutenant le blason d’azur au chef d’or, aux trois épées en pointe sur le champ, avec en exergue la fière devise : « Rien que mon droit. »

Dans la salle basse, où l’on entrait de plein pied, Trilby fit un bond vers les arrivants et se calma tout de suite à la vue du matelot qu’il connaissait, tandis que, timidement, Michelle mettait sa main sur la tête du molosse avec une bonne intention de caresse.

« Madame la marquise, commença Lahoul, son béret en main, s’inclinant devant la douairière qui, assise, ainsi qu’une statue dans une haute stalle de bois, le regardait venir, c’est la petite Mouette ; je l’amène.

— Bien, Lahoul, voici votre dû, répondit la douairière, offrant une pièce de mince volume au matelot. Vous pouvez retourner à vos affaires. »

Le marin obéit, gêné toujours en face de la noble dame.

« Approche mon enfant, fit la marquise, s’adressant à Michelle.

— Où est ma grand’mère ? demanda l’enfant intimidée.

— C’est moi. »

L’enfant eut un mouvement comme pour s’élancer dans les bras de celle qui lui parlait, mais elle se retint.

« Qu’as-tu ? demanda la marquise, allons, parle, dis ta pensée ?

— Je pensais, répondit la petite fille décidée, que ma grand’mère serait comme celle à Marthe Eupin, la fille au marchand d’huîtres.

— Qu’est-ce que tu dis ?

— Quand Marthe rentrait de l’école, sa grand’mère la prenait sur ses genoux, l’embrassait, puis elle lui donnait deux sous pour acheter un croissant. »

La douairière, au lieu de répondre, regardait l’enfant, attentive, examinant cette physionomie ouverte, expressive, aux yeux roux dorés, aux lèvres fraîches et rieuses, et elle n’y retrouvait rien des de Caragny. Hélas ! jointe à ce physique, la façon de s’exprimer, l’éducation première si visiblement négligée, lui déplaisaient amèrement.

L’aïeule poussa un profond soupir de déception. Elle attira l’enfant vers elle :

« As-tu apporté quelques vêtements ma fille ?

— V’là le baluchon, répondit Michelle, montrant le maigre paquet déposé par Lahoul dans un coin.

— Sais-tu lire ?

— Plus souvent que je sais lire !

— As-tu faim, petite ?

— Pardi, depuis Paris que je me trimballe ; pour sûr que j’ai faim. On boulotte mal dans le train.

— Quel langage ! gémit la marquise. Que ferai-je de cette gamine ? »

Puis, s’adressant à Rosalie qui, debout, dans la porte, oubliait de filer sa quenouille pendue à son côté, intéressée et surprise elle aussi :

« Donnez donc à cette enfant quelque chose à manger. »

La servante obéit, ouvrit une porte ogivale qui donnait dans la cuisine.

« Va, ordonna la grand’mère, va, Michelle, et ne manque pas de réciter ton « benedicité ».

« Encore une croix, Seigneur ! se dit la marquise en joignant les mains, cette petite fille qui a mon sang dans les veines est toute à former, à reprendre, Seigneur, aidez-moi en cette tâche. Donnez-moi la force nécessaire pour triompher à mon âge du besoin de repos. »

Elle courba le front, ses mains lâchèrent le tricot commencé, elle remonta sa vie, son enfance précaire pendant l’émigration de ses parents à Coblentz, puis sa brillante jeunesse à la cour des rois, au temps où Charles X lui disait : « Marquise, vous dansez la gavotte comme une fée. » Son mariage ensuite avec l’élégant officier de la garde qu’était alors le marquis de Caragny, leurs déceptions en 1830, la guerre civile, les courses à travers champs pour porter à manger aux réfractaires cachés dans les bois, les combats héroïques des fiers Vendéens, les visites domiciliaires faites dans leur château où toujours les légitimistes persécutés pour refus de serment trouvaient asile. Après le triomphe du succès, la joie d’avoir joué l’ennemi. Enfin, la colère des braves légitimistes à l’avènement de Louis-Philippe, l’obligation de prêter serment de fidélité au nouveau roi. Oh ! ce jour où le décret parut, jamais elle n’oublierait avec quelle décision désespérée le colonel de Caragny avait brisé son épée en s’écriant devant tous : « Jamais, je ne prêterai serment à l’usurpateur. » Cette scène l’avait conduit dans une forteresse où, trois mois durant, il demeura emprisonné avec d’autres fidèles.

Ensuite, c’était le retour au foyer, sans place rétribuée, sans autre fortune qu’une pauvre petite retraite servie par la reconnaissance du dernier roi exilé, Henri V. Et alors la dure vie à la Roche-aux-Mouettes jusqu’au jour où le vieux soldat, écœuré et las, avait dû retourner vers la céleste patrie. Toujours le tableau des années allait en s’assombrissant : la misère chaque jour plus lourde, l’obligation de marier Jane. Et là, encore une chute, une déception, jusqu’à l’arrivée de ce pauvre petit oiseau sans plumes tombé du nid, et que la Providence envoyait près d’elle chercher les miettes de sa vie…

Dans la pièce voisine, assise sur un petit banc de pierre à l’intérieur même de la cheminée, Michelle dévorait une tartine de pain bis légèrement recouverte d’un peu de beurre. Rosalie, les mains jointes, la contemplait :

« Ben sûr, elle va mettre la famine chez nous ! » grommela la servante, tandis que les quenottes blanches de la fillette s’aiguisaient sur la croûte dure et que Trilby venait mettre câlinement sa grosse tête sur les genoux de la fillette.

Très heureuse de cette familiarité, nullement effrayée, l’enfant partagea fraternellement avec l’animal, puis quand elle eut terminé son frugal repas, elle fit un bond par la porte ouverte.

« Ah ! le beau soleil ! et qu’on est bien dehors ! »

Elle courut tandis que, gambadant sur ses talons, Tribly jappait ; le jardin s’ouvrait à gauche, étagé sur le coteau du côté opposé au vent de mer. Une haie de tamaris protégeait le potager :

« Que c’est joli ! que c’est joli ! » criait Michelle, le cœur débordant d’aise, à la vue des gros choux ronds craquelés au sommet, montrant leur cœur jaune, des carottes au léger feuillage finement découpé, des poireaux roides aux larges feuilles vert clair gracieusement retombantes, des navets bourrus, des haricots aux larges gousses mûres dont le vent secouait les grains avec un petit bruit de castagnettes. Et là-bas, un miroitement de pommes jaunes et rouges dans les hauts pommiers moussus.

Michelle restait en extase, son imagination n’avait jamais rêvé pareil délice. Hors le boulevard de la Villette aux arbres poussiéreux et malingres, les charrettes des maraîchères aux légumes fanés, elle n’avait nulle idée de la nature, de la bonne générosité du sol. Et elle entrait ses petites dents dans les fruits avec une joie naïve non encore émoussée.

Des figues rouges pendaient ouvertes à demi d’un gonflement de maturité, des grappes roses de raisins s’enchevêtraient sur un treillis formant berceau. C’était sauvage et délicieux ce coin de jardin mal entretenu, où l’homme mettait juste l’indispensable à la vie quotidienne. Pas une fleur cultivée, mais d’adorables semis naturels de giroflées parfumées et d’œillets roses venus dans le sable, jetés en graines par la brise ou les petits oiseaux. Puis les plantes grasses étalaient leur épaisse végétation habituelle au littoral, la ronde feuille de la passe-pierre, l’épais bourgeon du cactus…

C’était une féérie ; Michelle s’allongea sur le sable fin et doux d’où s’élançaient de petites asperges minces et vertes.

De l’autre côté de la haie de sapins et de tamaris, un douanier faisait les cent pas, l’œil sur les flots.

« Tiens, le gardien du square ! » se dit Michelle en se pelotonnant d’instinct derrière les buissons pour dévorer ses fruits.

Mais ce n’était pas de ce côté qu’il fallait craindre ; en sens inverse de la maison venait Rosalie, un panier au bras. Elle aperçut Michelle, la bouche et les mains pleines, sa petite robe maculée d’un écrasement de figues.

« Ah ! la vilaine créature, exclama la vieille servante, contrariée de ce surcroît de travail, d’embarras et de dépense amené par l’enfant. Elle n’est pas à prendre avec des pinces. »

La petite, en entendant ces mots, se mit à rire ; d’un geste gamin, elle allongea ses doigts, le pouce au nez, le petit doigt vers la servante, et elle courut, sautant comme un faon, les planches de légumes.

Rosalie regardait, oubliant ses salades, les deux poings sur ses hanches, et comme Michelle s’approchait d’elle, sa petite langue rose au bord des lèvres, ses jolis yeux rieurs et joyeux, la vieille fille de la côte eut un ressouvenir de sa jeunesse libre au bord des grèves, et quelque chose comme un attendrissement passa dans son cœur. Elle secoua la tête, laissa tomber ses bras :

« Ah ! tu peux rire, va fillette. »

Et elle se courba péniblement vers la terre pour cueillir ses chicorées.

« Attendez, dit l’enfant, je vas vous aider. »

Elle saisit le couteau, le panier, évitant ainsi toute besogne à la servante et elles rentrèrent ensemble.

Ce petit service fut récompensé tout de suite, Rosalie lava sans rien dire les taches du costume, fit baigner dans l’eau fraîche le visage et les mains de l’enfant. Puis quand les ablutions furent finies, Rosalie et Michelle se mirent ensemble à éplucher la salade assises devant la porte. Tout à coup, la petite s’écria :

« Ah ! j’aimerais bien mieux que ce soit vous, ma grand’mère ! »

Cette fois, le cœur de Rosalie s’émut tout à fait, elle tendit les bras et Michelle embrassa à pleines lèvres les vieilles joues halées de la domestique.

Sur le seuil du perron, debout, roide et digne, la douairière voyait cette scène, un sourire indulgent joua sur ses lèvres.

« Allons, se dit-elle, l’enfant a du cœur. J’ai été, moi, trop sévère dès l’abord ; cette pauvre servante a su mieux s’y prendre ; enfin, ajouta-t-elle avec son irrémissible orgueil que soixante-dix années de combat n’avaient pu vaincre, les plébéiens se devinent, la fille du marchand de bœufs va au-devant de ses pareilles. » Aussitôt, la marquise se reprocha cette pensée comme une faute, car, si elle n’était pas toujours maîtresse d’un premier mouvement, du moins, elle se jugeait impartialement ; elle appela avec douceur :

« Michelle ! viens près de moi, tu as joué, couru, il faut venir te reposer et apprendre qu’une fille bien née ne vit pas à la cuisine. As-tu apporté un catéchisme ?

— Pour sûr, le bouquin est dans le baluchon.

— Eh bien ! va le chercher, nous allons essayer ensemble de nous rappeler les saintes doctrines de notre religion. »

La fillette partit en sautant, elle s’attarda vers Tribly ; puis elle s’amusa à secouer la salade dans le panier de fil de fer. C’était si drôle de voir les gouttelettes brillantes asperger le chat qui dormait en rond et qui bondit sous l’insulte.

Après, elle s’égara dans les longs couloirs du vieux château, allant dans les chambres vides et nues où elle trouva toute une collection de chauves-souris groupées en tas sous le volet d’une fenêtre ; leurs petits yeux vifs, leurs oreilles recourbées ainsi qu’une corne de chèvre, leurs étranges ailes sans plumes, l’intéressaient infiniment :

« La drôle de binette ! » exclama-t-elle, puis, comme la nuit arrivait, qu’elle avait refermé la porte par où passait un reste de jour, voilà que les oiseaux se mirent à voler. Alors Michelle eut peur et se sauva effarée.

Elle finit par trouver « le baluchon ». Il avait été déposé dans le salon, elle s’assit à terre et se mit en devoir de délier les courroies qui renfermaient deux ou trois petits tabliers, une robe, un peu de linge et un vieux livre usé, sur la couverture duquel on lisait encore : Pierre Carlet.

Ce pauvre souvenir, elle l’avait glissé le matin même du départ dans ses effets, et à présent, elle le retrouvait avec une grosse émotion.

La distraction du jour l’avait empêchée de penser, et tout à coup, cette vue la rejetait dans le passé, elle se rappela son père aimé si doux, si bon, qui lui avait appris par cœur ses premières prières, elle serra sur son cœur le paroissien et avec de gros sanglots elle cria aux échos solitaires :

« Papa ! papa ! »

Tribly l’avait suivie, il s’approchait caressant, gémissant lui aussi avec son instinct de bête affectueuse, alors elle le prit par la tête, l’embrassa à pleines lèvres, comme un ami, un compagnon.

Peu à peu, elle glissa des larmes à la prière, puis ses yeux se fermèrent : la fatigue de la journée, la griserie du grand air la conduisirent au sommeil, elle s’affaissa sur ses maigres nippes, son petit corps réchauffé par le voisinage du brave chien.