Dieu et patrie/09

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IX


Dès lors, ce fut une habitude, le comte Hartfeld trouva un charme extrême à revenir causer à la Roche-aux-Mouettes.

Il s’asseyait dans la cour, en face de la mer et écoutait les longs récits de la douairière, ravie de se replonger dans le passé, avec un auditeur attentif. Rarement, Michelle était près d’eux. Ses occupations multiples la tenaient éloignée et quand, par hasard, elle passait près du groupe, le visiteur se levait et la saluait avec un profond respect.

Un soir qu’il s’attardait encore plus que de coutume, la douairière dit, légèrement moqueuse :

« Comte, vous allez encore vous laisser prendre ici par la marée. »

Il sourit, et :

« Marquise, en effet, je me suis laissé prendre ici, mais ce n’est pas par la marée. Voulez-vous me permettre de vous exprimer ma pensée, mon plus vif désir et m’aider de votre bienveillance, car, réellement, je ne sais comment aborder ce qui me tient tant au cœur. Moi, soldat, la peur d’un refus me rend tremblant.

— Vous pouvez parler, mon cher comte, et quelle que soit votre demande, ma sympathie vous est acquise.

— Même, si je vous demandais à vous priver en ma faveur de votre plus cher trésor ?

— Même cela, je ne suis pas égoïste, ou du moins je veux ne pas l’être. Durant ma vie entière, et elle est longue, j’ai travaillé à tuer en moi ce défaut naturel à l’humanité, mais repoussant, et cette fois encore, je prie Dieu de m’y aider, s’il y a lieu.

— Votre petite-fille est votre ange consolateur, la joie de vos jours ; si vous me faisiez l’honneur de m’admettre dans votre famille, je vous l’enlèverais pour l’emmener sous mon toit, dans ma patrie, dans cette Allemagne où vous avez fait vos premiers pas. Réfléchissez, marquise, je vous demande un immense sacrifice ; seulement, je vous jure de mettre ma volonté absolue, tous mes actes, à faire le bonheur de votre Michelle.

— Monsieur, vous nous comblez, vous ignorez sans doute la situation de ma petite-fille ?

— Je ne le crois pas, Madame.

— Oui, quant à la fortune. Notre économie est assez visible pour vous ôter, en effet, toute illusion. Il s’agit de la naissance… Je vous dois la vérité. »

Il s’inclina un peu inquiet. La marquise reprit, une légère rougeur au front.

« Ma petite n’a pas de nom, une mésalliance…

— Qu’importe, Madame, si l’honneur est sauf. Le titre et le nom que j’offre à Mlle Michelle sont assez beaux pour se passer d’adjonction. Les Hartfeld de Rantzein portent : de gueule à neuf fers de lances avec pour devise : Face en tous sens. Et, chose bizarre, notre devise s’écrit en français, parce que notre famille, d’origine française, émigra au temps de l’édit de Nantes. Un de mes arrière-grands-pères eut, par alliance, la terre de Rantzein, sise près de Fribourg-en-Brisgau, et beaucoup des nôtres combattirent pour la France, au temps où une partie de notre duché de Bade était français. Vous voyez donc, Madame, que bien des points nous rapprochent.

— Comte, vous êtes un noble cœur !

— J’aime votre petite-fille, marquise, j’ai admiré ses vertus simples, sa gaieté. Je l’ai vue prier. Avec une femme de cette nature, rien n’est à craindre. Un nom sans tache est sûrement placé.

— Seulement, Michelle est une enfant.

— Elle a seize ans. J’en ai, il est vrai quarante ; mais la vie que j’ai menée au camp et à l’armée m’a laissé peu le loisir de goûter les joies du foyer jusqu’à ce jour. En conséquence, j’apporterai à ma femme une grande jeunesse de cœur, une absolue sincérité d’intention…

— Michelle est habituée à vivre avec des vieillards et votre âge n’est pas un obstacle à coup sûr. Vous êtes au milieu de la vie, nous sommes, nous, au déclin, et quand je partirai de ce monde — avec grand regret, hélas ! car je suis l’étai de ces pauvres ruines — je laisserai mes enfants sans ressources ; ma fille est incapable à cause de son triste état de santé, ma petite-fille est courageuse, mais inexpérimentée. Votre offre — pourquoi le cacher — est inespérée : elle sauve mon enfant. Les de Caragny valent les Hartfeld, et je vous jure qu’à votre place mon désintéressement serait égal au vôtre. De plus, la manière dont vous me demandez mon enfant, en me parlant de ses qualités morales et non de sa radieuse beauté, me donne en vous une absolue confiance. Laissez-moi consulter Michelle, je vous répondrai demain. À présent, quittez-moi, j’ai besoin de me recueillir devant Dieu. »

Le comte mit un baiser sur la main de la marquise et sortit lentement à regret, sans avoir eu la joie de voir Michelle.

La jeune fille avait passé l’après-midi avec sa mère sur la grève. Pour distraire la pauvre femme, qui se plaignait sans cesse de l’ennui, elle l’avait emmenée pêcher avec Minihic, le fils du matelot Lahoul, et comme un accessoire n’était jamais négligeable dans l’ordinaire du souper, un plat de crabes et de crevettes était toujours le bienvenu.

Donc, lorsque les trois femmes furent assises devant la table, la marquise au milieu, Rosalie, par économie de lumière, ne mangeait pas à la cuisine et était admise à s’asseoir sur une chaise basse près du foyer, l’aïeule dit tout haut :

« Michelle, ma chère fille, si on t’offrait un palais, regretterais-tu La Roche-aux-Mouettes ?

— Oh ! oui, grand’mère.

— Cependant, mon enfant, c’est le sort de toute femme de quitter l’abri où elle est née, pour aller se bâtir un nid sous un autre ciel.

— Pourquoi dites-vous cela, grand’mère ?

— Le devines-tu ma fille ?

— Oui, grand’mère, je le devine, répondit franchement l’enfant ; oui, notre nouvel ami vous a parlé de moi.

— Veux-tu être sa femme, Michelle ?

— Oui, grand’mère ; mais faudrait-il vous quitter ?

— Sans doute, enfant ; les vieux ne se déplantent pas et tu partirais très loin. »

Michelle à ces mots baissa la tête ; ses lèvres tremblaient et sa main était si maladroite qu’elle ne parvenait pas à tenir ferme son bol de lait. Elle le posa sur la table et se penchant un peu, elle mit sa tête sur l’épaule de sa grand’mère et dit tout bas, ne pouvant parvenir à parler haut ;

« Il le faut grand’mère, n’est-ce pas ?

— Tu serais folle de refuser, s’écria Mme Carlet ; par ce mariage, notre misérable vie prend fin. »

La marquise jeta à sa fille un regard sévère.

« Il ne le faut pas, Michelle ; ce qu’il faut, c’est que si tu acceptes une union avec le comte, tu te sentes capable de l’aimer, de remplir près de lui le rôle de dévouement et de tendresse que toute femme doit à son mari.

— Serai-je libre de vous revoir, de…

— Achève sans réticence. Nous sommes seules. Rosalie ne compte pas, elle est de la famille. »

Michelle rougit vivement.

« Grand’mère, permettez-moi de parler moi-même au comte, de lui répondre directement.

— Ce n’est guère correct.

— Qu’importe, grand’mère, notre situation ne permet pas de cérémonie, ayez confiance en moi, vous savez que je serai toujours digne de vous. »

La marquise eut un long regard attendri vers l’enfant qu’elle avait élevée, elle lut clairement dans l’âme de la petite, pendant que Mme Carlet chantait vaguement, coupant son chant d’éclats de rire joyeux à la pensée des richesses à venir.

Rosalie récita son chapelet avec cette intention assez contradictoire :

Que Michelle soit heureuse ; mais qu’elle ne la quitte pas. Le bon Dieu arrangerait bien les choses. Lui qui voit de loin sait que si toutes nos prières étaient exaucées, ce serait souvent pour notre plus grand malheur.