Dieu et patrie/16

La bibliothèque libre.

IV


Souvent, ils revinrent à l’oratoire d’Eberstein, ils y amenèrent les enfants. Michelle leur fit joindre leurs petites mains devant la Vierge. Elle mit des fleurs fraîches dans la grotte, et Minihic, qui portait Heinrich, fut initié au secret, admis à faire, lui aussi, sa prière.

Ils se plaisaient extrêmement en ce lieu sauvage d’où ils voyaient sur une hauteur la chapelle de Klingel[1], dont la cloche sonne d’elle-même quand la mort passe dans le voisinage. Ils apercevaient aussi le ravin où Albert de Simmern mangea, disent les anciens récits, avec des revenants.

« Votre Allemagne est remplie de légendes, observa Michelle à son mari, le caractère de vos compatriotes est imaginatif et rêveur.

— Moins que vous ne le croyez : nous sommes surtout pratiques, la rêverie souvent sert de voile à une science plus abstraite. Aujourd’hui, ce qu’on développe chez nous à outrance, c’est l’art stratégique, la théorie militaire. L’ambition de l’Allemagne est immense, elle a l’énergie, la volonté, la puissance de domination, il va chez nous une montée d’orgueil. Depuis Sadowa, la Prusse forme un grand rêve fondé sur son courage.

— Pourvu, mon Dieu, qu’il n’y ait pas la guerre ! Cette seule pensée me fait frissonner, vous partiriez ?

— Évidemment. Et si je suis parti d’enthousiasme contre l’Autriche, je serais seulement cette fois conduit par le devoir. Vous laisser me serait une dure épreuve.

— Ne parlons pas de cela.

— Si, parlons-en au contraire. Des menaces sont dans l’air, le roi ne m’a pas fait de confidences, mais quelques allusions m’ont prouvé combien, le cas échéant, il compte sur moi, et voyez-vous, mon enfant, il faut tout prévoir. Mettre devant ses yeux parfois un tableau un peu sombre n’amène ensuite que plus de joie.

— Je ne partage pas votre opinion. À chaque jour suffit sa peine, Hans. Nous avons à présent un répit, une paix, jouissons-en mon ami, n’endeuillez pas d’appréhensions, peut-être vaines, les meilleures heures que j’aie jamais connues, cës heures bénies où vous êtes vous-même tout à moi, tout à nous. »

L’émotion de Michelle transparaissait dans sa voix et ils se turent longuement, chacun suivant sa pensée intime.

L’été ramena Edvig et avec la querelle latente que la moindre étincelle faisait éclater, Michelle avait sans cesse le cœur serré, l’appréhension d’un perpétuel combat. En l’absence de sa belle-sœur, elle avait tenu la maison avec une irréprochable régularité. Au lieu de s’être fait craindre, elle s’était fait aimer et le service n’en avait nullement souffert.

Hans, qui partageait les idées de sa femme au point de vue de la bienveillance que les maîtres doivent aux subalternes, eût désiré ne pas voir la direction changer de main ; mais il n’osa le dire, et, dès le soir de son arrivée, Edvig s’installa à la place d’honneur, tandis que Michelle, sans un mot, se mit au second plan. Elle renvoya sagement à sa belle-sœur les gens qui venaient lui demander des ordres, et elle supporta, sans rien dire, les critiques de son administration temporaire. Beaucoup d’invités vinrent au château.

Le Kronprihz honora même son ami Hartfeld d’une visite pendant la saison des chasses. Il eut avec lui un long entretien mystérieux, duquel le comte sortit fort préoccupé, ce qui n’échappa pas à son entourage, et provoqua cette question de Michelle :

« On dirait que le prince vous a jeté sur les épaules un lourd fardeau ; Hans, donnez-moi ma moitié ?

— Le prince m’a demandé de me rendre à Paris en mission diplomatique.

— Et cela vous chagrine ?

— Le sujet de la mission me chagrine oui, je le vois peu compatible avec mon caractère.

— Qu’est-ce donc ?

— Une attitude d’observation plutôt que d’action. Regarder plutôt que dire.

— Je ne comprends pas du tout.

— Moi j’en saisis le sens des choses dites à mots couverts. Je crains que de graves événements se préparent, j’y serai mêlé forcément par mon rang dans l’armée, mais je voudrais m’en tenir là.

— Vous n’aimez pas la diplomatie ?

— Le mot est souvent synonyme de dissimulation pour ne pas dire plus. Et me rendre avec vous cet hiver à Paris, y vivre, y recevoir, écouter et répéter, me semble hors de mon cadre.

— Oh ! fit Michelle, toute rouge de comprendre, Hans, refusez, refusez vite, c’est une honte qu’on vous propose ! »

Il courba le front.

« C’est une des nécessités de la guerre. Elle est souvent de ruse plutôt que de bravoure.

— Vous n’avez pas accepté ?

— J’ai demandé à réfléchir, ne voulant pas chez moi froisser mon hôte ; mais j’ai une bonne raison : nous allons avoir de formidables manœuvres d’artillerie, je dois être à la tête de mon régiment. Je vais écrire au prince. »

Michelle tendit la main à son mari.

« Oh ! je vous en supplie, s’il se prépare quelque chose contre la France, ne faites rien d’hostile, restez neutre, Hans, pour l’amour de moi. »

Un pli se creusa au front du comte.

« C’est juste, vous êtes Française et voilà où la chaîne qui nous lie est blessante. Sincères tous deux, loyaux tous deux, nos désirs ne s’allient plus. »

  1. Klingel (cloche).