Dieu et patrie/17

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V


Le lendemain de ce jour, deux dépêches arrivaient à Rantzein : l’une, portant l’estampille française, était de Lahoul, elle contenait ces mots :

« Marquise de Caragny très affaiblie, souhaite ardemment voir sa petite-fille. »

La seconde était un ordre de départ immédiat pour Berlin. Hans devait y être le soir.

Il donna aussitôt à son valet de chambre les instructions nécessaires à son léger bagage et il se rendit près de sa femme.

Michelle, installée sur l’herbe rase d’une pelouse, jouait et riait avec ses deux enfants. L’air grave de son mari lui jeta un pressentiment au cœur. Il s’assit près d’elle :

« Ma pauvre enfant, il faut que je parte pour Berlin aujourd’hui même.

— Ah ! vous m’emmenez !

— Oui, c’est-à-dire non, mais vous partez aussi.

— Avec vous ?

— Non, ma petite Michelle, sans moi. Je voudrais pouvoir vous accompagner, mais l’ordre du roi est précis, je ne puis m’y soustraire ; vous allez vous rendre sans moi dans votre pays.

— À Paris ?

— Plus loin. Votre grand’mère vous demande.

— Grand’mère est malade !

— Elle est âgée, elle désire embrasser sa petite-fille ; il faut partir aussitôt que possible et sans moi, qui aurais tant voulu être près de vous à cette heure, peut-être douloureuse.

— Mon Dieu, gémit Michelle, grand’mère va mourir ! El les enfants, Hans, restent ici sans l’un de nous ?

— Pour cela, n’ayez aucune crainte, leur tante les aime tendrement, elle aura soin d’eux à tout instant.

— C’est vrai, elle les aime, et c’est même le seul point par lequel je m’attache un peu à elle.

— J’aimerais, reprit Hans, que vous vous fissiez accompagner de votre fidèle Minihic et d’une femme de chambre.

— Minihic suffira. Je pars à l’instant. Veuillez me faire conduire à la gare et m’indiquer un itinéraire. »

Michelle avait toujours été courageuse et résolue ; en quelques minutes, elle prépara, son voyage, fit prévenir les domestiques de ses enfants auxquels elle fit ses recommandations, appeler Minihic, et, toutes choses arrangées, elle se rendit chez sa belle-sœur.

« Edvig, dit-elle, un malheur me frappe : Je vais perdre ma grand’mère. Je dois partir à l’instant. Je compte sur votre bienveillance et votre tendresse pour avoir soin de mes fils.

— Soyez tranquille, ma sœur, ils ne perdront pas au change. J’ai appris par mon frère votre départ à tous deux, et j’ai donné des ordres en conséquence. Je réponds de mes neveux, je vous enverrai de leurs nouvelles. » Sur ces mots, elle tendit la main à Michelle, qui la pressa affectueusement, tant elle était reconnaissante de pouvoir s’en aller tranquille au sujet de ses chers petits.

Son mari prenait une direction opposée à la sienne et partait un peu plus tard. Il l’accompagna jusqu’au train, lui fit promettre une lettre quotidienne, et, quand la locomotive entraîna celle qu’il aimait, il sentit à quel point elle lui tenait au cœur.

De retour à Rantzein, où quelques instants encore lui restaient à passer, il alla trouver sa sœur avec son habituelle confiance gardée de l’enfance. Il pria son aînée de le conseiller.

« Dois-je accepter ce poste à Paris, Edvig ? Que vous semble d’une mission où rien de précis ne m’est imposé, où je dois pressentir les intentions de mes chefs et les accomplir sans leur avouer jamais les avoir comprises.

— Je pense, Hans, que l’amour de la patrie ennoblit tous les actes, que l’homme doit se placer assez haut dans sa propre estime pour se passer au besoin de celle des autres. Ce que vous ferez, ce que vous devez faire, c’est servir votre pays de quelque manière qu’il vous le demande.

— Irai-je donc en ami dans un milieu dont il me faudra ensuite dévoiler les secrets ? Inspirerai-je confiance à des gens pour trahir ensuite leur parole ?

— Vous avez des mots malheureux, Hans, inutiles aussi ; rien de déshonorant ne peut venir de ce qui honore la patrie. Comment notre roi fera-t-il la guerre, si tous les renseignements lui manquent ? si ses autres sujets sont pusillanimes comme vous ? Non, vous ne comprenez pas à quel point le maître vous estime, frère, et cela à cause de cette Française que vous avez amenée chez nous, de cette graine d’espionne et de trahison.

— Chut, Edvig, encore vous dépassez le but. Souvent, ma sœur, vos flèches portent trop loin et m’atteignent au cœur. Une peine profonde accable ma femme en ce moment, ne l’attaquez pas quand elle souffre et est absente. »

Sur ces mots, le comte sortit. Ce qu’il était venu chercher près de sa sœur, un avis et un éclaircissement de conduite, il ne l’emportait pas ; un peu moins de partialité l’eût fait apercevoir qu’il en était souvent ainsi.