Dieu et patrie/39

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VIII


« Je vous chasse tous, » criait Mlle Hartfeld à ses serviteurs épouvantés, quand on lui apprit à son retour à Rantzein la disparition d’Heinrich. Peu s’en fallut qu’elle ne s’en prît à Wilhem et à Frida.

Chez le fils aîné, la douleur avait été vive. Malgré son courage d’enfant mûri avant l’âge, il ne put retenir ses sanglots.

Seul, désormais, son père, sa mère, tous l’abandonnaient. Son jeune camarade de jeux fuyait sans un mot d’adieu, sans le prévenir, sans le consulter. Un garçon si doux, si aimant, avec lequel un secret n’était pas possible. Comment cela se faisait-il ?

Et il ne put jamais le deviner, la nourrice se donnant garde de faire une révélation compromettante pour elle.

Wilhem devint encore plus grave. Un jour, quelques mois après ces événements dont toute sa vie était ébranlée, il alla se planter devant sa tante et lui dit d’un ton ferme :

« Tante Edvig, je veux aller à l’Université. »

Elle leva les bras au ciel.

« Que dis-tu ? tu songes à me quitter ?

— La maison est trop grande.

— Mais si tu pars, mon neveu, elle le sera plus encore.

— Vous l’avez rendue telle, tante Edvig.

— Ingrat ! Est-ce moi qui ai fait partir ton frère ?

— Non, mais le petit n’a pas su s’habituer à n’avoir ni père, ni mère, il a fui, je ne sais pas comment ; j’espère qu’il a retrouvé maman.

— Ah ! pas moi, par exemple.

— Si, car alors il serait mangé par les loups ou volé par les bohémiens. »

Edvig avait déjà pensé cela, mais pas plus que Wilhem, elle ne savait la visite de Michelle. Toute la police avait été mise sur pied, toutes les dépendances de Rantzein étaient fouillées ; les bois, le pays à vingt lieues à la ronde avaient été explorés. On ne trouvait rien naturellement. Le départ de la mère coïncidait avec celui du fils, voilà tout ce qu’on savait, mais nul ne les avait vus, nul ne connaissait la direction qu’ils avaient prise, personne ne les avait aidés.

Edvig en venait à croire à la sorcellerie, à mettre sur le compte de Michelle des attaches diaboliques. Sa haine l’égarait à tel point que rien d’invraisemblable ne lui semblait naître d’une telle supposition.

La résolution de Wilhem lui meurtrit cruellement le cœur, mais elle n’osa la battre en brèche. Sa volonté dominatrice était tenue en échec par l’attitude ferme de cet enfant. Son propre sang se retournait contre elle.

« Tu n’aurais pas fui, toi ? Tu n’aurais pas abandonné ta tante ?

— Je n’aurais pas quitté mon pays. J’ai promis à mon père de le servir toujours. Mais je veux m’en aller, tante, je respire mal dans cette solitude, il me faut des camarades, des amis. J’ai encore une autre raison, tante : je dois me préparer à ma Première Communion. »

Edvig fronça le sourcil. Quelle nature, cet enfant ! il fallait compter avec lui. Alors, elle répondit :

« Nous allons retourner à Berlin, j’ai cru bien faire en venant ici. Si j’étais restée en ville, ce malheur ne serait pas tombé sur nous. Une fois en ville, je dirigerai mieux mes recherches. Tu pourras suivre les cours sans t’éloigner de moi, et je te ferai, quoi qu’il m’en coûte extrêmement, connaître le prêtre catholique qui administra ton pauvre père. »

Wilhem sortit sans mot dire, sans voir qu’un geste d’appel de sa tante quêtait un baiser.

Il alla, ainsi qu’il le faisait souvent, dans la chambre de sa mère.

C’était une sorte de pèlerinage qu’il accomplissait au milieu des objets familiers et aimés.

Tout de suite, il constata l’absence de la photographie de son père… il vit au petit bureau la clé où d’habitude elle ne demeurait pas.

Il ouvrit. Les rouleaux d’or étaient intacts, mais les pieuses reliques que souvent sa mère lui avait montrées avaient disparu. Alors il comprit tout.

Mère est venue, se dit-il, je dormais, moi. Heinrich pleurait, ainsi que chaque soir, l’absence du bonsoir maternel. Il l’a vue, il l’a suivie, il a emporté ses billes, son couteau, sa bourse. C’est cela, ils sont ensemble ; tant mieux, mon pauvre petit frère n’est pas mangé par les loups ou battu par les bohémiens. Pourquoi ne m’a-t-il rien dit ? Je ne l’aurais pas empêché de partir, j’aurais embrassé mère au moins. Je ne peux pas partir, moi. Lui le pouvait ; il n’est pas le comte Hartfeld, lui ! Il ne sera jamais général ! Peut-être qu’il va m’écrire ? En tout cas, je vais le faire moi, j’enverrai ma lettre chez grand-mère, elle doit savoir où ils sont, Heinrich saura au moins que je ne lui en veux pas trop. Tout de même, comme ils m’ont tous quitté !

Des larmes venaient aux yeux du pauvre garçon, il les refoulait tant qu’il pouvait parce qu’un homme ne doit pas pleurer. Alors il s’en alla pour se distraire dans la salle d’armes tirer avec son précepteur. L’ardeur de ces exercices qu’il aimait calma peu à peu le souci de son cœur.

À quelques jours de là, toute la maison refit le trajet de Berlin. On rouvrit l’hôtel et on se réinstalla. Farouche et peu communicative, Mlle Hartfeld ne dit à personne la fuite d’Heinrich. Aux questions, elle répondit avec hauteur et nul n’osa formuler de banales consolations. L’opinion générale devina la vérité : la mère avait enlevé son fils, c’était trop naturel pour être blâmé.

Aussi Mme Freeman, qui plaignait sincèrement la pauvre comtesse, eut-elle grande joie à annoncer cette bonne nouvelle à son fils Albert, qui se faisait d’amers reproches, craignant que ce ne fût à leurs relations avec l’école d’orphelins qu’on eût fait allusion dans les journaux, quand on raconta : « La conduite honteuse de la femme d’un général qui avait des rendez-vous clandestins avec les ennemis de la patrie. » En tous cas, l’école avait été fermée, les orphelins licenciés, c’est-à-dire rejetés à la rue, et les bons Freeman les avaient placés, comme ils avaient pu, dans leur industrie malgré leur jeune âge.

Mlle Hartfeld, murée dans sa solitude, refusait de recevoir qui que ce fût ; elle se consacrait aux enfants de son frère. L’éducation de Wilhem forcément lui échappait à cause de ses études au dehors, mais celle de Frida se faisait sous ses yeux. Elle veillait avec un soin jaloux au bien-être et à la santé de ces deux enfants qu’elle avait en quelque sorte extorqués. Sombre avec tous, elle n’avait de sourires que pour eux. Ils l’aimaient, le garçon non sans arrière-pensée pénible, mais la petite fille entièrement. Du reste, elle les gâtait à plaisir, leur prodiguant le bien-être de leur immense fortune.

Elle avait fini par apprendre par la police que Michelle était à Paris, et un instant elle avait hésité à la traquer, à la poursuivre. Puis, lasse, très souffrante elle aussi, de douleurs rhumatismales, elle finit par se tenir tranquille, influencée malgré elle par l’attitude de Wilhem. L’enfant, toujours le premier au collège, était remarqué par ses maîtres et estimé de tout l’entourage avec sa gravité précoce, son attitude sérieuse de jeune chef de famille.

Il remplissait près de sa sœur, avec une bonté condescendante, un rôle au-dessus de son âge. Il avait réussi à obtenir pour elle une institutrice catholique.

Au printemps, Wilhem fit sa Première Communion avec une ferveur d’ange. Sa tante y assista de loin, mal à l’aise dans un milieu où elle était loin de son centre. La veille au soir, l’enfant lui avait dit gravement. « Tante, si je t’ai fait de la peine, pardonne-moi. Quant à moi, je te pardonne, tante.

— Mais tu n’as rien à me pardonner, mon neveu.

— Si, tante, et quand vous serez prête à partir auprès du bon Dieu, vous serez contente de le savoir. J’aurais été heureux d’embrasser maman aujourd’hui… »

La tante, sans répondre, s’était penchée vers Frida pour reprendre avec elle l’examen des images qui l’occupaient. Seulement, au bout d’un instant, Mlle Hartfeld s’aperçut qu’il y avait sur ses lunettes une buée anormale, et elle les enleva pour les essuyer, sans se rendre absolument compte que ce brouillard n’était autre que deux larmes de déception…