Dieu et patrie/40

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IX


Michelle éprouvait un peu de quiétude en son âme endolorie, l’existence simple où s’écoulaient ses jours, le travail quotidien avaient amené par la distraction forcée du devoir accompli le calme après l’agitation. Cette nouvelle étape de sa destinée orageuse s’arrangeait en somme assez paisible. Les actions de la mère et de l’enfant avaient une régularité monacale, illuminée de leur tendresse.

Les soirées entre eux deux étaient un charme, ils sortaient jusqu’à la nuit pour respirer en dehors des fortifications, puis ils rentraient ; l’enfant dormait, et la mère travaillait à ses traductions jusque vers minuit.

Malgré elle, et seulement par bonté, elle avait dû répondre aux avances de sa voisine, la brave blanchisseuse. Le peuple s’aide et se lie vite. Mme Pierre avait cru sa voisine née sur le même échelon social qu’elle. Et dès le lendemain de l’installation elle lui avait dit quelques mots de bienvenue.

Cette femme avait un enfant de l’âge d’Henri nommé François, et cette circonstance avait été un rapprochement entre les deux mères. Les deux enfants jouaient ensemble sur la petite terrasse commune les jours de congé ! Michelle avait mis son fils à l’école des Frères du quartier.

Souvent, quand elle avait un moment de libre, elle allait promener son fils au Bois pour que sa santé ne souffrît pas du manque d’air et elle emmenait François par bonté. La blanchisseuse, attelée au fer brûlant du matin au soir, savait un gré extrême à sa voisine de ce procédé ; son enfant, grâce à elle, respirait un air plus sain que celui de sa boutique embuée de chaleur humide.

« Donnez-moi votre linge, disait-elle à Michelle, et partez au Bois avec les gosses. »

Michelle, petite-fille d’une marquise, femme d’un comte, n’avait aucune sotte fierté. Ceux qu’elle avait connus des gens du peuple ne l’avaient jamais trompée, au contraire ; près d’eux, elle avait trouvé sincérité et bonté. En outre, par son père, elle y tenait à ce peuple, elle se rappelait souvent ce brave homme si tendre et si doux, vêtu de la longue blouse des marchands de bœufs, et elle tendait les mains volontiers à tous ceux qui lui paraissaient sincères et honnêtes sans distinction de castes.

La joyeuse humeur et le cœur sensible de Mme Pierre l’avaient conquise, aussi était-ce volontiers qu’elle se chargeait de son fils et lui faisait partager le goûter et les jeux d’Henri. François était d’ailleurs de l’espèce des enfants sages, il était enfant de chœur à la paroisse et bien noté à l’école des Frères où il était dans la même classe qu’Henri.

François voulait être mécanicien comme son père. Son père était mort dans un accident de chemin de fer. Mme Pierre avait conté de suite à sa voisine toute sa vie de peines et de luttes pour le pain quotidien, avec la prolixité et les larmes facilement amenées chez les natures expansives qu’on rencontre si souvent chez les femmes d’ouvriers.

Michelle, pressée de questions par Madame Pierre, avait seulement répondu qu’elle était veuve et peu fortunée.

Ces deux choses étaient visibles. Seulement, un jour, elle resta mal à l’aise, ne voulant pas froisser la bonne créature, ni cependant accepter si grande familiarité.

« Madame, était venue dire la blanchisseuse, c’est dimanche, faut venir prendre le café avec nous.

— Je suis trop en deuil, répondit Michelle, polie.

— Nous sommes en famille. Les ouvrières ne viennent pas aujourd’hui, c’est la morte saison.

— Merci, je ne sors jamais, au moins pendant un an ; après, nous verrons.

— À votre aise, Madame, c’était de si bon cœur, faut pas vous faire de la misère toute seule, la vie en donne bien assez, vous ne ressusciterez pas votre homme avec des larmes. Si vous étiez raisonnable, au lieu de vous user le tempérament à vous faire de la bile, vous viendriez avec nous à la foire de Neuilly.

— Merci, fit doucement Michelle très lasse, j’attends quelqu’un.

— Voulez-vous que nous emmenions Henri avec nous ?

— Non, répondit vivement la comtesse, allez vous promener, je vous en prie, n’insistez plus. »

La blanchisseuse se retira un peu froissée, grommelant :

« Elle est tout de même bégueule, la voisine. »

« Une lettre pour vous, Madame Hartfeld, cria le concierge du seuil de sa loge. Familier avec ses locataires, il ne se dérangeait pas pour si peu. Henri courut la prendre et revint joyeux : « Oh ! mère, c’est l’écriture de Wilhem ! »

Michelle tressaillit, saisit l’enveloppe, lut la suscription :

« Monsieur Heinrich Hartfeld, aux soins de Mme Carlet, rue de Vaugirard, couvent des Auxiliatrices, Paris. (Voir au dos.) »

Et là, Mme Carlet avait ajouté : rue Demours, 10 bis.

La mère et le fils fermèrent leur porte et s’assirent l’un près de l’autre, saisis d’une indescriptible émotion. Henri, enfin, lut tout haut, pendant que Michelle suivait attentivement chaque ligne :

« Mon cher petit frère, je profite de la liberté que me donne la vie de collège (!) (pour moi, c’est la liberté) pour t’écrire. Ici, je souffre moins que seul et errant dans cette grande cage cadenassée qu’est notre maison. Depuis ta fugue, je ne sors que suivi de deux valets, mes promenades ressemblent à celle d’un prisonnier. Tante a bien tort de se méfier. Jamais je ne me sauverai. Sans doute, j’aime maman et je suis désolé de sa peine, mais, moi, l’aîné, je ne puis déserter. L’honneur des Hartfeld m’est confié ! Je dois continuer les traditions de famille et me battre à la tête de mes compatriotes ainsi que l’a fait papa. Je le lui ai promis au lit de mort, quand, avant le départ hâtif pour Rantzein, notre tante nous fit jurer de porter haut les armes des Hartfeld. Toi, mon petit Henri, tu as suivi le chemin où t’appelait ton cœur, tu as bien fait, notre chère maman ne pouvait vivre abandonnée.

Il eut mieux valu qu’elle eût emmené Frida avec elle, les deux Hartfeld n’étaient pas de trop pour soutenir la réputation du grand mort qui fut notre père ! mais Frida était trop petite. Nous serons sans doute toujours séparés maintenant ; étudiant en France, élevé par maman, tu seras Français, toi ! Notre famille sera en deux morceaux, à cheval sur deux pays, et deux pays ennemis ! Si je n’étais pas un homme, des fois je pleurerais… Tu peux m’écrire à Heidelberg où je vais aller à présent. Tante vient de décider de quitter tout à fait Berlin pour vivre à Rantzein, où nos intérêts, non surveillés, souffrent, paraît-il.

J’ai fait ma Première Communion, et tu penses bien quel a été le but de mes prières. Je ne l’ai pas faite comme les autres enfants, entouré de ma famille et de mes amis, mais j’avais le bon Dieu dans le cœur et cela remplaçait tout !

Parle-moi de maman, de ta vie, je crains que tu n’aies pas d’argent, tu aurais dû prendre en partant ma bourse avec la tienne, elle était à côté. Quel dommage que j’aie dormi ! car j’ai tout deviné à force de réfléchir. Je t’envoie la moitié de mon argent de poche ; tous les mois, nous partagerons.

Embrasse maman bien fort, puisque tu as des baisers à donner et à rendre, moi, je n’ai embrassé personne que Frida depuis le jour de la mort de papa. Je travaille, je veux aller à l’École militaire avec une dispense d’âge. Je n’ai que l’amour de ma patrie pour me consoler de tout.

Bien à toi, mon frère.

Wilhem. »

Cette lettre de son frère fit une grande impression sur Henri ; quant à Michelle, elle regardait cette chère écriture de ses yeux tristes. Que de choses entre ces lignes ! Quel avenir elle lui faisait toucher du doigt !

Juste à ce moment, les Rozel arrivaient.

« Voyez, dit la comtesse au conseiller de toute sa vie, voyez, mon bon ami, cette lettre de mon Wilhem. »

L’abbé se retira à l’écart pour lire, pendant que Mme Rozel expliquait :

« C’est le jour des lettres, je vous en apporte une de votre cousine. »

Elle était jointe à une autre que m’écrivait la princesse Rosaroff pour me prier de lui donner de vos nouvelles et de vous faire parvenir son message. Voyez, le timbre est celui de Jérusalem, lisez. « Ma pauvre et parfaite amie, écrivait Rita, nous venons d’apprendre ici, par les journaux, la mort d’Hans ; notre courrier nous parvient très irrégulièrement à chaque escale, de sorte qu’une lettre de vous court sans doute après moi. Les articles que j’ai lus me causent une grande inquiétude. On y parle de vous en termes étranges. Je crains une catastrophe. Cependant, Michelle, vous n’avez pas été assez abusée par votre patriotisme français pour trahir votre famille… Pardon de cette offense ; mais rassurez-moi, écrivez-moi, nous attendons votre réponse ici, près du tombeau du Christ. Le vent balaye des fleurs d’oranger et l’air est tout imprégné de ce parfum, je mets quelques pétales dans cette enveloppe, elles ont fleuri en Terre Sainte…

Vous êtes en France, disent les feuilles publiques ; bien entendu, si vous aviez besoin d’un service de n’importe quelle nature, comptez sur moi.
Rita. »

Cette lecture achevée, Michelle sourit tristement :

« Voyez le chemin de la calomnie, dit-elle à ses amis. Même cette âme d’élite qu’est Rita a un soupçon.

— Vite dissipé, répondit le prêtre. Mon enfant, la lettre de Wilhem est remarquable chez un enfant de son âge. Vous êtes réellement une heureuse mère.

— Oh ! mon ami, une heureuse mère est celle qui vit près de ses enfants.

— Une heureuse mère est celle qui a mis au monde des être doués de vertu, de courage et de cœur.

— C’est juste.

— Allons, reprit Mme Rozel, chère enfant, nous venions vous chercher et nous sommes arrivés bien à propos, puisque sans nous vous alliez encore vous désoler. Venez, et nous dînerons ensemble chez moi, entre nous, ce qui ne rompt pas votre deuil. Votre petit Henri aura un peu de distraction. Il n’est pas aussi mûr que son frère Wilhem ; n’est-ce pas, mignon ?

— Wilhem est bien meilleur que moi, dit l’enfant, bien plus beau, bien plus fort, aussi je l’aime, je l’aime…

— Bon petit être, fit l’abbé, caressant la joue du petit garçon ; n’ai-je pas raison, Michelle, de vous appeler une heureuse mère ? »