Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure/Compléments

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Traduction par Jacques Ponnier.
Texte établi par Jacques Ponnier, Ducros (p. 291-332).



COMPLÉMENTS




PRÉCISIONS SUR LE RAPPORT À HEGEL
des Travaux préparatoires
et de la Dissertation


I. — LE VOCABULAIRE HEGELIEN


La problématique de ces textes est prise tout entière dans le langage hégélien. La manière dont Marx use du vocabulaire de Hegel montre qu’il ne s’agit pas ici d’un simple exercice encore scolaire, mais d’une appropriation complète qui fait que Marx pose les problèmes qui le préoccupent sur la base de la problématique hégélienne.

Le concept vital de la dialectique de Hegel est l’AUFHEBEN, terme constamment employé par Marx. D’après J. Hyppolite, AUFHEBEN veut dire dans la langue ordinaire : supprimer, conserver, soulever. Dans la Science de la logique, il a le sens de « conserver » (aufbewahren) et de « supprimer » (aufhören lassen). « Dépasser, écrit Hyppolite, surmonter (nous avions longtemps pensé à « transcender » ) ne contiennent pas explicitement le « travail du négatif ». Or, seul ce travail assure le passage à une autre sphère[1]. » Hyppolite traduit finalement par SUPPRIMER, parce que, dans la phénoménologie de l’Esprit, la conscience non encore consciente de soi ne voit que le côté négatif de la dialectique. Une autre raison qui incline à choisir supprimer est le passage de la Science de la logique qui traite de ce concept[2]:« Suppression et le supprimé (l’idéel) est un des concepts les plus importants de la philosophie… détermination qu’il faut surtout bien distinguer du néant. Ce qui se supprime ne devient pas pour cela néant. Le néant est l’immédiat ; une chose supprimée, au contraire, est un médiat. Elle est le non étant, mais en tant que résultat ayant pour source et pour origine un être. Elle garde encore, pour cette raison, le caractère défini de cette source…  ». « Ce qui est supprimé est en même temps ce qui est conservé, mais a seulement perdu son immédiateté. » Il semble donc que même au niveau de la Science de la logique, ce soit la suppression comme telle qui conserve, dans son acte de supprimer comme tel[3].

« On ne supprime une chose qu’en faisant en sorte que cette chose forme une unité avec son contraire ; dans cette détermination plus approchée, on peut lui donner le nom de moment[4]. » Le moment est donc un terme défini par la suppression dialectique. Il se saurait signifier « élément » que dans une pensée non dialectique. Le moment est l’équivalent dialectique de l’élément[5]. Moment et élément renvoient, dans leur distinction, au couple antithétique : opposition (Gegensatz) / contradiction (Widerspruch). « Les opposés sont avant la synthèse quelque chose de tout autre qu’après la synthèse. Avant la synthèse, ils sont des opposés et rien de plus. L’un est ce que l’autre n’est pas, l’autre ce que l’un n’est pas[6]. » La contradiction est donc la seule notion dialectique, elle comporte le mouvement de sa suppression. Dans l’opposition, les deux termes se tiennent simplement l’un en face de l’autre. Mais en fait, c’est d’elle-même que l’opposition devient contradiction, car on ne saurait qu’abstraitement isoler deux termes opposés.

La dialectique hégélienne est élaboration du sens de l’être. Avant sa dialectisation, la notion d’être est à la fois la plus immédiate et la plus indéterminée. Le contenu de tous les mots qui désignent l’être est considéré comme univoque, la diversité tombant dans les expressions de ce contenu. Le contenu lui-même ne connaît que la distinction entre l’être au sens absolu (Existenz, Sein, Dasein) et l’être au sens copulatif déterminant (A est B:Sein). Hegel reprend dialectiquement tous ces termes. L’être (Sein) est le point de départ de la Science de la logique, en tant que le plus immédiat et le plus indéterminé. La sphère de l’être n’est qu’un moment du concept, dont l’autre moment est l’essence (Wesen). Etre et Essence s’opposent.

Le « Sein » en tant qu’être immédiat est libre de la déterminité (Bestimmt-heit). Il s’oppose au néant immédiat et indéterminé.

L’opposition être/néant se résout dans le devenir (Werden). Or, « le devenir, qui est ainsi le passage à l’unité de l’être pur et du néant pur, unité qui est ou qui possède la figure de l’unité unilatérale immédiate de ces moments, est le Dasein. »

La détermination conceptuelle du Dasein est donc l’être immédiatement déterminé. Le Dasein est le premier degré de détermination du Sein. « Il n’est pas un être pur et simple, mais un être-là, pris étymologiquement, un être dans un endroit déterminé ; mais la représentation de l’espace n’est pas ici à sa place[7]. » « Le Dasein est l’être déterminé ; sa déterminité est déterminité qui est : qualité[8]. »

Déterminité traduit ici le terme Bestimmtheit. Ce mot signifie état-déterminé, situation générale dans l’ordre de la détermination sans que cette détermination soit une détermination interne. C’est la définition la plus immédiate et la plus générale de la détermination. Les premiers termes de la Science de la logique sont les plus éloignés de la détermination-en-et-pour-soi. « Déterminité » est la traduction la plus littérale : elle distingue Bestimmtheit — qui d’après sa forme, a une résonance passive — de Bestimmung qui signifie détermination. La déterminité est analogue à la qualité (état-déterminé immédiat), qu’Hegel oppose à la propriété (détermination propre)[9].

La qualité distinguée comme étante est la réalité (Realitas). Dans son aspect immédiat et extérieur, la Realitas s’oppose à la Wirklichkeit (réalité effective, dont la définition suppose le moment de l’essence). La Realitas désigne le réel dans son être brut et abstrait : le fait que ce réel comporte la négation en lui-même est, au niveau de la Realitas, occulté. L’idéalité — ou la négation — est alors extérieure, elle se dit « Idealitas », elle n’est pas comprise comme idéalité du concret. On peut alors apprécier le jeu sur les deux mots : quand Hegel — ou Marx — emploie Realitas, il vise le réel (Real) tel qu’il est pour la conscience qui n’a pas encore supprimé l’extériorité. Au contraire, la Wirklichkeit désigne la réalité effective telle qu’elle est en soi, ou pour le philosophe. La Wirklichkeit est l’unité de l’essence et de l’existence existant en soi, le concret qui doit encore devenir pour soi (au sens de conscient).

La déterminité s’oppose, au niveau de l’être-là, à la détermination (Bestimmung). Hegel souligne que l’être-là et sa déterminité sont encore des déterminations tout à fait abstraites. « La détermination est la déterminité affirmative en tant que l’être en soi auquel reste conforme le quelque chose dans son être-là, s’opposant à son entortillement avec l’Autre qui le déterminerait[10]. » Par exemple, la détermination de l’homme est la raison pensante, sa déterminité simple est penser. Autrement dit, l’homme est en soi pensée (déterminité), mais la pensée est aussi en lui (détermination). La qualité qui est, dans le simple quelque chose, essentiellement en unité avec l’autre moment de celui-ci, l’être en soi (auquel s’oppose l’être-pour-l’autre) peut être appelée sa détermination. La notion de détermination contient ce fait que ce qu’est le quelque chose en soi est aussi en lui. La détermination est le premier degré de la dimension de l’intérieur. Au niveau de l’être, elle affirme la singularité du quelque chose. Dans la détermination, l’être-autre se réfléchit pour devenir être en soi.

A son tour, la détermination s’oppose à la manière d’être, comme l’interne à l’externe. L’unité des deux moments est la limite (Grenze), qui unit l’autre et l’être en soi, introduit l’autre dans l’en soi. L’union de la limite double celle de l’être-là. Ce qui est posé avec sa limite immanente est le Fini.

Le fini doit être pensé en rapport à l’infini. L’opposition dialectique du fini et de l’infini définit le niveau de l’idéel. L’idéel « est le fini tel qu’il est bien distinct, mais n’existe pas de manière indépendante, étant seulement un moment de l’infini[11] ». L’idéalité est la qualité de l’infinité, mais elle est essentiellement le processus du devenir et, par conséquent, un passage : passage du devenir à l’être-là. Comme suppression de la finitude, ce retour en soi est rapport à soi-même, être. Cet être implique une négation, mais celle-ci est négation de la négation, négation se rapportant à elle-même, il en résulte un être-là qu’on appelle être pour soi.


II. — CONCEPTION HEGELIENNE DE L’ATOMISME


L’ÊTRE POUR SOI


C’est l’être qualitatif accompli, l’infini. L’être-là était la suppression immédiate de l’être. Dans l’être-là, l’être subsiste à côté de la négation. L’être-là est donc la sphère du dualisme (p. 161)[12].

Dans l’être-pour-soi, la différence entre la négation (déterminité) et l’être est posée et réduite : l’être-pour-soi est la négation posée de la négation. La négation est conciliée avec l’être dans une déterminité absolue.

L’être-pour-soi est, dans son expression immédiate, l’UN. Au-delà de la négation de la limite, l’être-pour-soi est l’infini retour en soi. Le moment de l’être-là existe encore, mais intégré dans l’être-pour-soi. La déterminité est maintenant intérieure à cet être. Cette intégration définit, dans l’être-pour-soi, l’être-pour-l’Un.

L’être-pour-l’Un est l’état du fini dans son unité avec l’infini, c’est-à-dire du fini comme idéel. Au-delà de la fausse dialectique représentée par la pure alternance du fini et de l’infini, le niveau de l’idéel représente l’unité posée, l’accomplissement de cette dialectique de la qualité : c’est à travers l’autre que l’être pour soi se rapporte à lui-même. « L’idéel existe nécessairement pour l’Un, mais il n’existe pas pour un autre. » (p. 164.) L’Un pour lequel il existe n’est autre que lui-même. Exemples de cet idéel : le Moi, l’Esprit, Dieu. Etre-pour-soi et être-pour-l’Un sont les moments inséparables de l’idéalité, leur unité posée sera le résultat de la dialectique répulsion/attraction.

L’être-pour-soi est l’unité de soi-même et de son être pour l’Un. Sa seule détermination est la suppression (Aufhebung) — le mouvement de la négation — se rapportant à elle-même. Cette dialectique étant encore celle de l’être ou immédiateté, l’être-pour-soi est l’étant-pour-soi : l’UN.


UN ET VIDE


L’Un est l’être-pour-soi-(concept) devenu étant-pour-soi, c’est-à-dire tombé dans l’être. L’être-pour-soi devient ainsi sa propre limite, et cette limite est l’Un.

L’Un comporte donc deux négations qui n’en font qu’une tout en s’opposant : la négation immédiate (être-là) et la négation de cette négation. Il comporte en outre l’identité, le rapport à soi, mais aussi le rapport négatif à soi.

Dans l’Un, l’être-pour-soi est l’unité postulée de l’être et de l’être-là, l’unité absolue du rapport à l’autre et du rapport à soi-même. (Cf. les deux moments de l’atome.) Mais l’être (comme immédiat) s’oppose à la négation, si bien que l’Un complet est contradictoire. Il comprend :

— son être en soi. (Il s’oppose à tout autre, est invariable.) Dans cette simple immédiateté, il ne contient rien. Ce rien, est, dans l’Un, le vide ;

— la négation que l’Un en soi exclut : le vide en dehors de l’Un. Ce vide est néant. Les moments de l’être-pour-soi deviennent donc extérieurs les uns aux autres.

L’ensemble glisse alors dans l’être-là : le vide, comme être-là du néant, s’oppose à l’Un.


DIALECTIQUE DE L’UN. RÉPULSION ET ATTRACTION


1. Répulsion interne de l’Un.

L’Un n’est en rapport à lui-même qu’en tant que négation. Comme l’être-pour-soi de l’Un a supprimé la différence de l’être-là et de l’autre, il ne se rapporte qu’à lui-même (sinon il redeviendrait un simple quelque chose). Mais ce rapport est négatif. L’Un se rapporte à lui-même négativement, il exclut l’Un : il s’exclut lui-même, il se repousse hors de lui-même, il devient multiple : répulsion.


2. Répulsion extérieure des Uns.

Cette répulsion est seconde : elle maintient la distance entre plusieurs Uns déjà existants. La répulsion (conceptuelle) devient de ce fait exclusion pure et simple. L’Un repousse des Uns qu’il n’a ni produits, ni posés (p. 176). Cette répulsion-exclusion caractérise l’être-là des Uns et non leur être-pour-soi (opposition simple et directe). Dans son être-pour-soi, l’Un n’est pas (il s’oppose à l’être-là). Donc, l’Un pour lequel il est lui-même. (Cf. détermination formelle de l’atome.) Par contre, dans l’exclusion, l’Un est.


3. Répulsion et attraction.

L’être en soi de l’Un (conservé par l’exclusion) fait que l’Un est Un. Mais tous les Uns sont également des Uns. Leur négation réciproque leur est commune et se transforme ainsi en facteur d’unité. Ils se posent par là même comme identiques. Ils forment ainsi « une seule unité affirmative » (p. 178). Ainsi, la négation par d’autres fait revenir les Uns en eux-mêmes et sauvegarde leur être pour soi. Le comportement négatif réciproque des Uns n’est qu’un rapprochement avec soi-même (p. 179).

La formule de Hegel est donc :

— l’Un se rapporte à lui-même comme à un autre : répulsion ;

— se rapportant à un autre, il revient à lui-même en une unité médiate : attraction.


Ce mouvement n’est pas une simple alternance car l’Un, sorti de l’attraction, est posé médiatement.

L’attraction est l’« idéalité posée de l’Un » (p. 180). La répulsion est sa réalité (idéalité et réalité s’opposent). Dans l’ordre du concept, l’attraction suppose et vient après la répulsion. Mais une attraction achevée serait la fin de la dialectique : elle aboutirait à un Un inerte. L’attraction se nie donc elle-même à son tour dans la répulsion et lui est liée essentiellement. L’attraction a pour condition l’absence de différence entre les Uns : elle pose médiatement leurs différences.

La répulsion n’est pas le vide, car elle est un rapport (négatif). Mais l’exclusion est en fait un lien (elle manifeste la non-indifférence). L’attraction y est donc déjà présente (p. 183). En outre, la répulsion est ce par quoi les Uns se manifestent et s’affirment en tant qu’Uns, ce par quoi ils sont tels. Leur être se confond avec la répulsion même (p. 184). La répulsion se présuppose elle-même. De même pour l’attraction, puisque c’est en tant qu’Un (en tant qu’idéaux) que les Uns sont la même chose. Répulsion et attraction sont donc l’une à l’autre des moments (dialectiques). Chacune se nie elle-même dans l’autre.

L’être-pour-soi est alors totalement développé :

— L’Un se repousse : répulsion.

— Il supprime ce non-être de lui-même : attraction.

— Il reste donc en rapport avec lui-même (p. 185).

Telle est la concrétion de l’être-pour-soi, atteinte en une dialectique dont les moments se présupposent, et où l’attraction joue le rôle de l’infini dans l’opposition infini / fini, étant à la fois l’un des termes du rapport et celui qui en pose la complétude idéelle.

Aucune abstraction ne saurait échapper à la dialectique de sa concrétion : l’Un ne saurait échapper à la dialectique répulsion / attraction. « L’indépendance de l’Un étant-pour-soi, poussée jusqu’à l’extrême limite, est une indépendance abstraite, formelle, qui se détruit elle-même ; elle constitue, de la part de ceux qui l’admettent, la plus grave et la plus opiniâtre erreur qui se donne cependant pour la plus haute vérité ; elle apparaît, sous ses formes un peu concrètes, comme la liberté abstraite, comme le Moi pur… C’est la liberté qui, se méprenant sur sa nature, la pose dans cette abstraction, et se flatte, grâce à cet être-chez-soi, de se retrouver à l’état de pureté. Cette indépendance… est le comportement négatif à l’égard de soi-même, puisqu’en voulant retrouver sa nature propre, elle la détruit. La conciliation consiste plutôt à reconnaître comme étant sa nature propre ce contre quoi est dirigé le comportement négatif, à renoncer à la négativité de son être-pour-soi, au lieu de s’y maintenir. » (Nous soulignons) (p. 179). En d’autres termes, la répulsion contient un mouvement dialectique qui élève l’être-pour-soi à la concrétion. Tenter de figer ce mouvement et de s’en tenir au pur être-pour-soi revient à se crisper dans une liberté qui se nie elle-même.

Hegel écrivait peu avant : « L’atomistique n’admet pas le concept de l’idéalité : elle n’envisage pas l’Un comme contenant en lui-même le moment de l’être pour soi et de l’être-pour-cela, c’est-à-dire comme idéel, mais uniquement comme un être pour soi nu et simple. » (p. 176.) Ce que manque, selon Hegel, l’atomistique sous toutes ses formes, c’est le moment de l’attraction, comme moment idéel. L’atomistique s’en tient le plus souvent à la simple exclusion, forme représentative de la répulsion conceptuelle.


III. — LA DIALECTIQUE REPULSION / ATTRACTION
ET L’IDEE DE DECLINAISON


Marx pense conceptuellement, jusque dans ses moindres détails, une philosophie d’ordre représentatif. L’importance extrême qu’il donne au Clinamen (déclinaison des atomes), sans doute au moins discutable dans une stricte perspective d’histoire de la philosophie[13], déséquilibre nécessairement la dialectique hégélienne de la répulsion et de l’attraction. On note un curieux silence sur l’attraction, tant dans les Travaux préparatoires que dans la Dissertation. La déclinaison précède la répulsion, et l’analyse se termine sur cette même répulsion. Le mot « attraction » apparaît dans la Dissertation à propos du ciel, mais jamais à propos des atomes. Un tel silence est troublant, à propos d’une notion aussi essentielle. C’est le niveau de l’idéalité qui semble ainsi écarté des atomes.

On lit cependant dans les Travaux préparatoires que les atomes se rapportent à eux-mêmes par la déclinaison, en un mouvement qui paraît tenir lieu de l’attraction. La dialectique répulsion/attraction, par elle-même complète, contredit l’importance majeure accordée à la déclinaison, à moins que la déclinaison s’identifie à l’un des deux termes. Dans un premier moment, la déclinaison semble prendre sur elle le statut positif de l’attraction : elle assure l’identité-à-soi de l’atome ainsi que l’identité des atomes entre eux : tous les atomes déclinent. Elle est, dans l’atome, « ce qui peut lutter et résister », la loi, la détermination primordiale, la solidité. Mais la déclinaison ne peut en aucun cas s’identifier à l’attraction : elle ne réalise en effet que la détermination formelle de l’atome, le pur être-pour-soi. Elle ne saurait désigner une unité affirmative médiate. Pourtant, c’est la déclinaison qui brise le mécanisme d’Epicure en y introduisant le concept. La déclinaison a donc la lourde tâche de sauver Epicure de la condamnation générale que Hegel avait portée contre l’atomistique.

« C’est le point de vue de la philosophie atomistique que l’absolu s’y détermine comme être pour soi, comme Uns et de nombreux Uns. On y a admis comme force principale la répulsion se manifestant dans la notion de l’Un : toutefois, ce n’est pas l’attraction qui les réunit, mais le hasard aveugle. L’Un étant fixé comme Un, la réunion de ces Uns doit être évidemment considérée comme quelque chose de tout extérieur[14]. »

Marx admet le fait qu’Epicure fixe l’atome comme Un et l’empêche de se dissoudre dans une unité supérieure. Mais il récuse le pur hasard comme cause de la réunion des atomes, car l’atome, manifestant dans la déclinaison qu’il n’est pas un simple étant-pour-soi, introduit dans la répulsion l’élément idéel qui semblait lui faire défaut. Ainsi l’atome récuse bien la nécessité (envers du hasard), mais il affirme le hasard comme sa nécessité propre.


1. EQUIVOQUE DE L’ETRE-POUR-SOI


Il y a une ambiguïté dans l’être-pour-soi, comme dans toutes les catégories hégéliennes. « Avec lui apparaît déjà, sous sa forme la plus élémentaire, cette réflexion sur soi-même, cette identité médiate avec soi que nous trouvons pleinement réalisée dans la Conscience et plus expressément encore dans la Conscience de Soi[15]. » Hegel le souligne : « La conscience comme telle contient déjà la détermination de l’être-pour-soi, en se représentant un objet qu’elle éprouve, contemple, etc.[16]. » Mais, au niveau de la Conscience, « l’être-pour-soi est l’attitude polémique, négative à l’égard de l’autre qui s’oppose comme limite » (p. 162). Au contraire, « la conscience de soi est l’être pour soi total et postulé : plus aucun rapport avec un autre, avec un objet extérieur. La conscience de soi nous offre ainsi le premier exemple de la présence de l’infini ; d’un infini, il est vrai, toujours abstrait, mais qui n’en est pas moins d’une précision [= déterminité] beaucoup plus concrète que l’être en soi en général dont l’infinité n’est encore que d’ordre purement qualitatif » (p. 162, 163).</nowiki>

L’être-pour-soi incarné dans l’atome est donc le lieu de deux accentuations possibles : l’accentuation de la sphère où il apparaît ici (sphère de l’être) entraîne l’atome vers l’inconceptualité (mécanisme matérialiste du sens commun et de la science). Au contraire, l’accentuation de l’identité-avec-soi entraîne l’atome dans la direction d’une affirmation précoce de la conscience de soi. L’atome est alors la « forme immédiate du concept ». L’introduction de la conscience de soi (conscience encore abstraite puisqu’elle retrouve en face d’elle l’Autre sous la forme de l’autre conscience de soi) « blesse » la dialectique objective de l’Un, et dans cette brèche entre la logique subjective. Dans les Travaux préparatoires, Marx identifie purement et simplement être-pour-soi et être-conscient, identification qui, pour être vraie, suppose d’après Hegel toute une série de médiations. L’idéalisme pénètre du même coup l’atomisme. Du niveau de la pure science, l’atomisme d’Epicure devient philosophie. Dans cette philosophie, c’est l’ensemble de la dialectique qui est en question dans la seule sphère de l’atome.


2. DECLINAISON ET ATTRACTION


Selon Hegel, l’idéalité n’est posée que dans une unité médiate supérieure à l’être-pour-soi pur et immédiat. C’est ce moment synthétique que l’atomisme aurait manqué. L’attraction est seule à pouvoir introduire l’idéalité, car elle représente le retour à soi de l’Un depuis son rapport à l’autre, retour médiat qui comprend les deux moments et a supprimé leur contradiction. La déclinaison d’Epicure reprise par Marx paraît être une infradialectique de l’attraction dominée par la raideur du pur être-pour-soi. Elle semble tenir la place de l’attraction sans en accomplir la fonction idéale et donc maintenir l’atome dans une idéalité abstraite, c’est-à-dire dans une pseudo-idéalité. L’abstraction de la déclinaison serait ce qui est condamné par la dialectique du ciel et de la terre.


a) LA SOLIDITÉ DE L’ATOME


1) L’atome comme point.

L’atome est d’abord un point, un Un spatial. Mais le point spatial, figure de l’être-pour-soi absolument immédiat, n’a pas de consistance propre. En vertu de la célèbre dialectique pythagoricienne point-ligne-surface, reprise par Hegel, l’atome ponctuel passe immédiatement dans son être-supprimé, dans la ligne droite. Le point est limite et élément de la ligne. La limite du simple « Quelque chose » qu’est le point provoque une contradiction qui le pousse à dépasser cette limite. Le point se quitte pour passer dans la ligne, et la ligne résulte du mouvement du point. « Le point est la limite tout à fait abstraite, celle de l’espace abstrait, absolu, indéterminé, au sens d’extra-position continue. » (p. 128.) « En fait, il n’y a pas de point. » « Lorsque la limite est celle d’un être-là déterminé…, le point devient lui aussi spatial, et nous nous trouvons en présence de la contradiction entre la négation abstraite et la continuité qui est celle du passage du point à la ligne, etc. » (Ibidem.) A ce niveau, la solidité de l’atome n’existe pas du tout. Or, l’atomistique exige cette solidité[17].

Dans les Travaux préparatoires, Marx présente la chose ainsi : la ligne droite est bien l’être-supprimé du point, son être-autre. Mais l’atome n’est pas qu’un point spatial : il incarne l’être-pour-soi absolu immédiat. Il exclut donc son être-autre, lequel apparaît dans cette sphère comme un être-là différent du point et s’opposant à lui. Mais il ne saurait l’exclure dans la sphère de l’espace puisqu’il n’y possède aucune solidité. Il faut donc que l’atome soit capable de nier la sphère totale de l’espace[18].

Si donc on maintient la ponctualité de l’atome, la déclinaison semble aboutir à l’opposition entre la négation abstraite et la continuité. Le point est en effet la « négation qualitative poussée à l’extrême[19] » (p. 129). Cette abstraction paraît bien caractériser la déclinaison qui consiste à « faire abstraction » de la ligne droite sans la nier efficacement. Mais il n’en est pas ainsi : la déclinaison fait sortir l’atome de la détermination de l’espace. De simple quelque chose, il devient être-pour-soi. Le point était la négation de l’espace posée dans l’espace, spatiale. Mais l’atome est l’analogue du temps, c’est-à-dire de la négation existant pour soi. Il démontre que « la loi qu’il suit est une autre loi que celle de la spatialité[20] ».

Hegel écrit : « La différence de l’objectivité et de la conscience subjective par rapport à elle ne concerne pas plus le temps que l’espace. Si ces déterminations étaient appliquées à l’espace et au temps, le premier serait l’objectivité abstraite et l’autre la subjectivité abstraite[21]. » Le temps est le même principe que le moi = moi de la conscience de soi pure.

Ce texte fonde Marx à faire de l’atome l’analogue du temps. Mais au niveau du temps (abstraite négativité se rapportant à elle-même), il n’existe pas encore de différence réelle. L’atome doit donc être différent du temps puisque le temps est continu. L’analogie avec le temps est un moment de l’élaboration de la solidité de l’atome.


2) L’atome comme corps.

Marx effectue un premier saut qui fait passer du simple point au corps, c’est-à-dire à la matière consistante, laquelle possède comme moment la continuité. Pour Hegel, le corps est le résultat de différentes médiations : il contient l’espace et le temps, la juxtaposition et la continuité, la répulsion et l’attraction. La consistance du corps est complexe. Son attribut est la pesanteur, en tant que mouvement ayant son origine en lui (point de gravité situé dans le corps). « La chute, dit Hegel, est le mouvement relativement libre ; libre parce que, posé par la notion du corps, il est le phénomène de sa propre pesanteur ; il lui est donc immanent. » La pesanteur est la position (abstraite) d’un centre situé en dehors du corps qui tombe[22]. « L’éloignement qui sépare le corps du centre est, par suite, encore la détermination contingente, posée extérieurement[23]. »

Marx est peu sensible à la liberté relative de la chute, ou plutôt, il place cette liberté dans le point de gravité et non dans le mouvement de chute. La chute n’exprime pour lui que la matérialité de l’atome. Cette matérialité n’exprime que la perte de l’être qualitatif de cet atome, et non une quelconque affirmation de l’atome comme corps. Bien que le corps possède déjà une certaine solidité, Marx soutient que la solidité de l’atome « n’existe pas du tout encore quand on le conçoit comme tombant en ligne droite[24] ». Il ne considère dans la chute que la ligne droite décrite, et cela parce qu’il y retrouve la dialectique du point et de la ligne, que le corps avait, en principe, dépassée. Ce qui fait que nous rencontrons de nouveau la déclinaison au niveau de la pesanteur, fonctionnant exactement comme au niveau de l’espace. Exprimée selon la pesanteur : l’atome qui a son centre en dehors de lui se pose lui-même comme centre, oppose au mouvement de chute son propre mouvement. Il affirme ainsi sa pesanteur spécifique, dépassant le plan de la pure mécanique. Dans cette détermination, il est simplement fait abstraction de la pesanteur matérielle ; celle-ci est donc niée abstraitement et non intégrée. On retrouve l’opposition singularité-pour-soi / unité-universalité-matière.


3) L’atome comme concept.

Au niveau du point comme à celui du corps, l’atome est investi d’une puissance d’affirmer son être-pour-soi contre toute matérialité, puissance qui dépasse chaque fois la sphère considérée. Il contient un principe spirituel. Que son être-pour-soi soit la projection de la conscience de soi abstraite — laquelle est l’être-pour-soi total — lui permet d’affirmer contre tout cet être-pour-soi. L’atome est donc à la fois autre chose qu’un point et autre chose qu’un simple corps : il est, par excellence, la forme. On peut lui appliquer la définition que Hegel donne du concept : « Le concept existant librement pour soi, Moi = Moi, est en et pour soi la liberté et la négativité absolues. Il est la puissance du temps[25]. »

Or, c’est encore la déclinaison qui représente cette conceptualité de l’atome. L’atome n’y dévie pas seulement de la ligne droite, mais de tout être-là en général, de tout être-autre, de toute matérialisation. La dialectique du point et de la ligne comme celle du point de gravité et de la chute sont gommées par un point et un corps anarchiques, investis par un coup de force de la dignité du concept. L’atome est un être-là condamné à n’être point là, car, s’il était là, il ne serait plus ce qu’il est et donc ne serait plus. La déclinaison introduit dans cet être-là la détermination-en-soi-même : « Ce n’est que du clinamen que naît l’automouvement, le rapport qui possède sa déterminité comme déterminité de soi-même et ne l’a pas dans un autre[26]. L’atome est donc bien à la fois matière et forme, mais cet « à la fois » désigne non pas une synthèse, mais une lutte. Dans la mesure où l’atome est concept, il n’est pas forme, et inversement. Il faut alors examiner quel ordre, quelle progression donne Marx au développement des moments de l’atome.


b) L’IDENTITÉ DES ATOMES


L’atome pris selon son concept ne peut se rapporter qu’à lui-même. Nous avons vu que Hegel faisait de l’attraction la position de l’unité affirmative qui assurait l’identité concrète des atomes. Pour Marx, la déclinaison est le principal (sinon le seul) mode d’identité des atomes entre eux et de l’atome avec lui-même. « Tandis que le monde se crée, tandis que l’atome se rapporte à lui-même, c’est-à-dire à un autre atome, son mouvement n’est donc pas celui que soumet un être-autre, celui de la ligne droite, mais celui qui en dévie et se rapporte à lui-même[27]. » L’identité générale qui fait que l’atome est semblable à l’autre atome n’est pas une unité posée (médiate), mais une unité abstraite-formelle, accentuant le moment de l’Un dans son être en soi. L’atome qui dévie se rapporte uniquement à lui-même   ; mais ce mouvement de déviation le conduit nécessairement à rencontrer l’ autre atome. L’atome ne reconnaît pas l’autre atome comme lui-même. Il ne le pourrait qu’en reconnaissant la déclinaison comme attribut universel des atomes, mais le propre de la déclinaison est justement de refermer l’atome sur lui-même. Le rapport des atomes entre eux semble donc bien frappé de la fortuite relevée par Hegel. La différence est cependant que pour Hegel, l’atome subit le hasard qui le conduit à la rencontre, tandis que l’atome épicurien-marxien fait de cette fortuite l’affirmation de lui-même comme pur être-pour-soi.


c) LA RÉPULSION DES ATOMES


La répulsion « est posée avec la loi de l’atome, la déclinaison[28] ». Elle dépend entièrement de celle-ci et ne saurait la précéder. Elle constitue la réalisation de l’atome, en unit le côté formel et le côté matériel. Au sens strict, l’atome n’est pas sans la répulsion, car la forme s’oppose à l’être comme sa négation. La répulsion sauve pour ainsi dire la ligne droite de sa négation par l’atome formel comme elle sauve en retour l’atome du pur néant. Elle fait coexister les deux moments dans leur contradiction. La répulsion a donc un côté matériel et un côté idéel. « Démocrite ne conçoit dans la répulsion que le côté matériel, la fragmentation et non le côté idéel, d’après lequel toute relation à un Autre est niée et le mouvement est posé comme autodétermination[29]. » Marx identifie donc déclinaison, idéalité de l’atome, autodétermination et côté idéel de la répulsion.

Dans les Travaux préparatoires, Marx décrit « l’atelier et la forge du monde ». Le surgissement des compositions à partir des atomes, leur « répulsion et attraction » est tumultueuse. L’attraction (dont on note l’unique apparition dans ce texte) est purement représentée comme un mouvement violent faisant pendant aux chocs de la répulsion, et produisant les compositions[30]. S’agit-il de la représentation de l’ « unité supérieure » de Hegel ? Il semble que non : d’une part, ce double mouvement représente la mort du destin, surmonté dans « l’arbitraire de la personne, de l’individu, qui dissout les formes et les substances » (c’est-à-dire la déclinaison), d’autre part, la composition issue de la répulsion-attraction n’est pas la résolution de l’antinomie de l’atome dans une unité supérieure, mais au contraire son rabaissement à l’état qualitatif (l’atome-principe) et matériel (extérieur). Dans la Dissertation, Marx est encore plus formel : dans la composition, les atomes ne se rapportent pas les uns aux autres et sont indifférents les uns à l’égard des autres. La composition, loin d’être l’idéel, est la matière du monde sensible opposée à son idéalité formelle, le temps (ou l’homme)[31].

Ainsi comprenons-nous mieux l’analyse de la répulsion. À vrai dire, la dialectique répulsion-attraction de Hegel y apparaît comme inversée : l’idéalité de l’Un qui était posée dans l’attraction (concret) est ici placée dans l’être formel (abstrait) de l’atome. Marx dit que, dans la répulsion :

l’atome se rapporte à lui-même [idéalité formelle][32]. comme à quelque chose d’autre [extériorité, matière].

La progression aboutit donc à la matière, à l’extériorité. L’idéalité précède la matérialité, car elle se situe au niveau de l’Un dans son être en soi exclusif. Pour Hegel, cette situation est normale tant que nous restons sur le sol de la pure nature, car le propre de la nature est d’être contradictoire et d’inverser la progression conceptuelle[33]. Mais pour Marx, il ne s’agit pas seulement de la nature, mais aussi de la conscience de soi. L’idéalité doit ici se défendre contre sa réalisation, laquelle reste contradictoire et abstraite, l’homme y étant simplement renversé dans la matière. L’idée de répulsion contient donc le mouvement même de la philosophie d’Epicure, qui ravale la pure forme à la matière abstraite sans renoncer à faire prévaloir la forme, et qui ne peut le taire qu’en opposant la matière à elle-même. La répulsion porte la contradiction au cœur de l’atome, elle représente pour lui l’impossibilité d’échapper à cette contradiction, qui est en définitive celle de l’homme et du monde. Dans cette lutte des deux moments, priorité relative est donnée à la déclinaison, car, si la forme ne peut exister sans s’incarner dans la matière, la matière ne se concrétise que par l’affirmation de la conscience de soi comme forme. L’idéalité étant « derrière » elle, la répulsion ne saurait prolonger la dialectique vers le spéculatif. Mais en retour, la liberté formelle de la conscience de soi est ultimement frappée de nullité.


d) LE SYSTÈME CÉLESTE COMME RÉPULSION CONCRÈTE


Marx définit le ciel comme réalisation effective de l’universel, donc comme résolution de l’opposition matière / forme. L’atome ne peut recevoir en lui son moment opposé sans s’aliéner de son essence et cela parce que l’essence de l’atome est l’abstraction, au sens du mouvement même de s’abstraire du monde. Au contraire, le ciel voit la matière « recevoir en elle » la singularité formelle. La contradiction entre forme et matière y est « éteinte[34]. » Toute concrétion qui n’est pas progression dialectique n’est qu’une projection de l’abstraction, donc une fausse concrétion, un simple déplacement-déguisement. C’est pour cela que la conscience de soi abstraite voit dans le ciel son ennemi mortel. Les Travaux préparatoires nous présentent ce ciel comme le lieu « où la conscience contemple son manque[35]. », c’est-à-dire où elle est ramenée à la prise de conscience de son activité projective. La Dissertation distingue la négation épicurienne du ciel et la religion du ciel propre aux autres Grecs. Dans les deux cas, il s’agit du même ciel : l’objectif-autonome, l’Autre de la conscience abstraite, que cette conscience révère ou rêve de détruire sa réfutation matérielle.

Mais quelle est au juste la progression qui nous fait passer de la répulsion au ciel ? Dans les corps célestes, la forme et la matière cessent de s’entre-déchirer comme dans le monde terrestre. La concrétion gagne en détermination la suppression de l’abstraction. Mais cette suppression ne nous semble pas dialectique. Cette idée du ciel-accomplissement de la nature mécanique et de la pesanteur, Marx la reprend à Hegel, pour qui la gravitation constitue la mécanique absolue. Or, Hegel souligne que la nature mécanique ne peut connaître la suppression de la contradiction, car son essence est d’être contradictoire[36]. Le mouvement absolu est pour Hegel fondé sur la contradiction entre le centre unique de la pesanteur et les centres singuliers des corps célestes. Que la contradiction soit « éteinte » dans le ciel nous semble signifier pour Marx que cette contradiction est désormais concrète, que ses deux termes s’incarnent dans une réalité effective, et que cette contradiction est reconnue comme positive. Les corps célestes se rapportent au centre universel de la pesanteur tout en affirmant leur propre centre, et cette contradiction est admise par le ciel concret. Si l’atome était une pure forme qui devait s’aliéner pour se gagner l’existence, les corps célestes représentent l’atome dont l’existence n’est plus un scandale, l’intégration effective de la forme et de la matière. Le ciel comporte des moments opposés, mais dont l’opposition est positive puisqu’elle produit le mouvement absolument libre. C’est exactement le même rapport qui règne entre l’homme et la nature, dès l’instant où l’homme est reconnu comme être objectif naturel. L’homme est un être-là naturel produit par la nature : ce sol matérialiste est celui où le sujet se découvre comme produisant. Mais la production entraîne une reconsidération totale de ce même sol. Le ciel n’a qu’un mouvement éthéré, comme figé dans sa liberté, « éteint ». Si ce mouvement est éternel, c’est que rien d’effectif ne se produit en dehors du mouvement formel. Aucun rapport de transformation ne régit le ciel, aucune histoire n’y fait surgir un événement. C’est la nature spatiale de Feuerbach. La véritable « solution » à la contradiction forme / matière se trouve dans la pratique transformatrice, qui conteste l’objectivité philosophique. Cette pratique est la seule origine du mouvement concret (historique), car ses deux termes ne sont pas des abstractions, mais des réalités vivantes. Le propre du matérialisme marxiste sera de comprendre l’effectivité subjectivement, comme activité humaine sensible, par opposition au matérialisme antérieur qui la comprenait sous la forme de l’objet, de l’intuition. Ceci ne réduit pas le réel au sujet, mais interdit de penser ce réel en dehors de la connexion dialectique homme / nature comprise comme production réciproque. Le modèle de la nature mécanique, essentiel pour récuser toute spéculation, est donc lui-même dépassé. L’exigence de la réalité effective des deux termes de l’opposition introduit nécessairement la production et l’histoire.


e) CONCLUSION


— L’universel n’est pas spéculatif, dans la mesure où le spéculatif suppose la dissolution de la différence homme / nature (ou objectivité). Il est au contraire l’opposition positive de deux termes réels, laquelle ne se pense que par la production. Cette conception de l’universel explique le silence de Marx sur la notion d’attraction, notion synthétique spéculative.

— Cet universel mesure toute philosophie unilatérale : « La conséquence la plus haute de l’atomistique est « sa dissolution et son opposition consciente à l’universel[37]. »


IV. — HEGEL ET EPICURE[38]



DOGMATISME ET SCEPTICISME


Dans la période qui précède la philosophie alexandrine, il faut, nous dit Hegel, considérer « le dogmatisme et le scepticisme ». Le dogmatisme se divise dans les deux philosophies, la stoïcienne et l’épicurienne ; et le troisième élément, qu’elles partagent toutes deux, est cependant l’Autre qui s’oppose à elles : le scepticisme (p. 423).

Nous avons vu, poursuit Hegel, à la fin de la période précédente, la conscience de l’idée ou de l’universel, conscience qui est en soi but, conscience d’un principe certes universel, mais aussi déterminé en soi et qui est pour cela capable de subsumer le particulier et de lui être appliqué. Ce rapport — l’application de l’universel au particulier — est ici l’élément dominant, car la pensée n’existe pas encore que de l’universel lui-même la particularisation de la totalité procède par développement (p. 424). Mais on y trouve le besoin du système et de l’acte systématisant; en effet, un principe doit être appliqué au particulier de façon conséquente, de telle sorte que la vérité de tout particulier soit connue d’après ce principe. Tel est le dogmatisme. La mesure de telles philosophies doit donc avant tout isoler le Principe, le Critère.

« La grandeur spéculative de Platon et d’Aristote n’existe plus ; c’est plutôt une philosophie de l’entendement. » (p. 424.) Le principe est abstrait, et donc un principe-de-l’entendement. L’objet de la philosophie se définit alors par la recherche d’un critère de la vérité. Comme le Vrai est l’accord de la pensée et de la réalité, ou plutôt l’identité du concept en tant qu’identité du subjectif et de l’objectif, cette recherche est celle d’un principe de discernement de cet accord. Elle se définit par la question : par quoi le Vrai est-il reconnu, jugé comme vrai ? Critère et principe sont donc la même chose. Le scepticisme pénétrera l’unilatéralité de ce principe et du même coup du principe en général en tant que principe dogmatique.

Dans toutes les nombreuses écoles socratiques qui se développent, deux déterminations constituent l’intérêt principal : la première est le critère, un principe à partir d’où tout doit être déterminé, — un principe universel pour soi, un principe qui soit en même temps le déterminant pour le particulier. Hegel donne comme exemple d’un tel principe abstrait l’Etre pur : seul l’Etre est, et le particulier, qui commence avec la négation, avec l’acte par lequel l’Autre est différencié, n’est pas, il est posé comme dénué d’existence. Mais dans l’opposition à ce besoin surgit un universel qui doit être aussi ce qui détermine le particulier et qui doit être contenu dans le particulier. Ainsi le particulier ne reste pas à l’écart, mais sa valeur tient à sa détermination par l’universel.

Une autre conséquence de ce type de philosophie est que le principe, comme formel, était subjectif ; ainsi il a reçu la signification de la subjectivité de la conscience de soi. À cause du caractère formel, extérieur, de l’acte de recevoir la diversité en général, le point le plus haut où la pensée se trouve dans son mode le plus déterminé est la conscience de soi (p. 425). C’est la pure relation à soi de la conscience de soi qui est à ces philosophies prises ensemble leur principe. Ce n’est que dans cette conscience que l’idée se trouve satisfaite. De même, dit Hegel, le formalisme de l’entendement de la prétendue philosophie d’aujourd’hui consiste à croire trouver son accomplissement, le concret qui lui fait face, dans le cœur subjectif, dans le sentiment intérieur. La nature et le monde politique sont bien aussi concrets, mais constituent un concret extérieur. Le concret propre est non pas dans l’idée déterminée universelle mais seulement, dans la conscience de soi, ce qui lui appartient.

La seconde détermination est celle du Sage. La question principale était : Qui est un Sage ? Que fait le Sage ? Ce ne doit pas être seulement le νοῦς, mais ce doit être tout pensé, c’est-à-dire, pris subjectivement, ma pensée. Par quoi est-ce une chose pensée (un pensé) ? Cette essence consiste dans l’identité formelle avec soi. Qu’est en soi un tel pensé ? L’acte de penser (das Denken). L’acte de penser le critère, le principe-Un, acte pris dans sa réalité immédiate, est le sujet en soi. L’acte de penser et le sujet pensant sont connectés immédiatement. Le principe de cette philosophie n’est pas objectif mais dogmatique, il repose sur la tendance à se satisfaire de la conscience de soi. Le sujet est ainsi ce dont on doit se soucier. Le sujet doit être conforme au critère, c’est-à-dire à ce principe tout à fait universel. Il doit s’élever à cette liberté abstraite, à cette indépendance (p. 426). La conscience de soi vit dans la solitude de son acte de penser, et y trouve son contentement[39].

Avec le dogmatisme, la philosophie émigre dans le monde romain. Contre le monde romain, non approprié à la conscience de soi rationnelle pratique, cette conscience, refoulée en soi hors de ce monde, ne pouvait que chercher la rationalité en elle et la concevoir comme destinée à elle. Elle ne pouvait avoir souci que d’elle, de même que les chrétiens ont souci abstraitement du salut de leur âme. Dans le monde grec — défini par la sérénité — le sujet s’enchaînait davantage à son État, à son monde, et y était plus présent. Quand la réalité est malheureuse, l’homme est refoulé en lui et c’est là qu’il a à chercher l’unité qui n’est plus à trouver dans le monde. Le monde romain est le monde abstrait, un maître qui soumet le monde « éclairé ». L’individualité des peuples a été étouffée ; une force étrangère, un universel abstrait a pesé sur le singulier. Dans un tel état de déchirement, on avait besoin de chercher et de trouver satisfaction. Le principe intérieur de la pensée a bien dû être un principe abstrait qui ne pouvait apporter qu’une réconciliation formelle, subjective. La philosophie est alors en connexion étroite avec la représentation du monde (p. 427). La mort des individualités vivantes des peuples, provoquée par Rome, ne pouvait produire une philosophie spéculative, mais seulement un patriotisme formel, ainsi qu’un système de droit accompli. De telles philosophies se posèrent en opposition aux anciennes superstitions romaines. La philosophie prend alors la place de la religion.

Telle est donc la situation qui, pour Hegel, voit venir au jour trois philosophies : le stoïcisme, l’épicurisme, le scepticisme (les deux premières étant dogmatiques). Hegel souligne que la Nouvelle Académie était tout entière passée au scepticisme.


La philosophie dogmatique est celle qui établit un principe, un critère déterminé, et n’établit qu’un tel principe. Voici les principes qui sont alors nécessaires :

1o Le principe de la pensée, celui de l’universalité elle-même, mais de telle sorte que la pensée soit déterminée en soi. La pensée est le critère de la vérité, ce qui la détermine.

2o L’Autre qui fait face à la pensée est déterminé comme tel, le principe de la singularité, la sensation en général, la perception, l’intuition.

Ce sont les principes de la philosophie stoïcienne et épicurienne. Ces deux principes sont unilatéraux. La pensée abstraite n’est pas en elle-même concrète. La déterminité tombe en dehors de la pensée et doit être conçue pour soi, être érigée en principe (p. 427-428). Cette déterminité a en effet un droit absolu en face de la pensée abstraite. C’est l’universel et le singulier.

3o Le scepticisme est la négation de ces deux unilatéralités, la reconnaissance de l’unilatéralité, la négation de tout critère, de tout principe déterminé, de quelque sorte qu’il soit. Le stoïcisme a érigé en principe la pensée abstraite, l’épicurisme la sensation. Le scepticisme est la négation active de tout principe.

Le premier élément est donc le principe, le critère ; l’autre est que le sujet se fait conforme à ce principe, précisément afin de se gagner la liberté, l’indépendance de l’esprit. C’est la liberté interne de l’esprit en soi ; cette liberté de l’esprit, cette impassibilité, cette indifférence, cette imperturbabilité, cette ataraxie, ce caractère inébranlable, cette identité de l’esprit en soi, qui ne souffre de rien, ne se lie à rien, est le but commun de toutes ces philosophies, si désolé qu’on puisse se représenter le scepticisme et si bas qu’on puisse concevoir l’épicurisme. Les vrais épicuriens furent effectivement élevés au-dessus des liens particuliers.

Ces philosophies professent que le contentement de l’esprit est la liberté à l’égard de tout. L’éthicité concrète, la tendance à la réalisation politique qu’on trouvait chez Platon, la science concrète d’Aristote ont disparu. Dans ce monde de l’abstraction, l’individu a dû chercher dans son intérieur, d’une manière abstraite, ce contentement que lui refusait la réalité effective. Il a dû fuir vers l’abstraction comme pensée, vers cette abstraction comme sujet existant, c’est-à-dire vers cette liberté intérieure du sujet comme tel (p. 429).




LA CRITIQUE DE LA PHILOSOPHIE D’EPICURE
(p. 473, sq.)


La philosophie d’Epicure constitue le pendant du stoïcisme qui pose l’être pris comme pensé, le concept, comme le Vrai. Epicure pose l’être non pas en tant qu’être en général, mais comme senti, il pose la conscience dans la forme de la singularité comme l’essence. Ainsi, la nécessité du concept est supprimée, tout tombe en pièces, privé d’intérêt spéculatif, et c’est plutôt la conception commune des choses qui est affirmée. En fait on ne sort pas et on ne s’élève pas au-dessus de l’entendement humain commun (sens commun), ou plutôt, tout est rabaissé à cet entendement. Epicure a élevé à la pensée le principe que le plaisir est but : la jouissance est à chercher par la pensée, dans un universel qui est défini par la pensée.

C’est la sensation, le singulier immédiat, qui est le principe (p. 474). En fait, la philosophie d’Epicure ne doit pas être considérée comme l’affirmation d’un système de concepts, mais au contraire comme l’affirmation de la représentation, de l’être sensible pris comme être sensible, de la manière de voir habituelle (p. 478).

Hegel analyse en détail la doctrine d’Epicure.

D’abord la Canonique. D’après elle, une chose inconnue peut être représentée selon le mode d’une sensation connue. L’inconnu doit être déterminé et conçu d’après le connu. C’est que chaque sensation est pour soi, est quelque chose de solide, et elle est vraie dans la mesure où elle se montre solide (sens commun !). L’intuition sensible en général contient ce qui est. La pensée dans son activité se sert elle-même toujours des images. Elle est l’acte formel de relier les images. La Canonique comporte un côté extérieur (sensation) et un côté intérieur (prolepse). C’est la répétition qui transforme la sensation en représentation (p. 480). Les épicuriens conçoivent l’universalité comme répétition et non dans la forme de la pensée (p. 481).

La représentation est ce qui s’accorde avec une sensation. La reconnaissance de l’objet est sa compréhension, mais non comme pensé, comme représenté. La compréhension appartient au souvenir, à la mémoire. Le plus haut idéel est le nom. Par là, c’est l’opinion qui est fondée au lieu du savoir. L’opinion elle-même n’est que la relation de cette représentation universelle (et de cette image) que nous avons en nous à un objet : l’acte de juger. L’opinion est une représentation prise comme son application à un objet (p. 482).

Ainsi, la progression de la Canonique est tout à fait triviale. Cette Canonique est si simple qu’il ne saurait y avoir plus simple ; elle est abstraite, mais aussi très triviale. Elle existe plus ou moins dans la conscience commune qui commence à réfléchir. Elle ne contient que des représentations psychologiques communes.Elles sont tout à fait exactes, mais tout à fait superficielles.

Hegel analyse ensuite la métaphysique : les mêmes principes se retrouvent pour les météores et la théorie des simulacres (p. 484). Hegel en souligne de nouveau la trivialité (p. 485).

L’atomistique épicurienne est la même que celle de Démocrite et de Leucippe (p. 487). L’atome et le vide sont le corporel en soi. Les atomes, pris comme atomes, doivent demeurer indéterminés, mais les épicuriens ont été contraints à l’inconséquence de leur attribuer des qualités. La pesanteur peut à la rigueur être l’être pour soi abstrait, mais non les autres qualités ; et même la pesanteur est contraire à la répulsion.

L’essentiel serait d’indiquer la relation de l’essence, de l’atome, au phénomène sensible (p. 488). Mais sur ce point, Epicure se meut dans des indéterminités qui n’apportent rien. Les qualités sont données par Epicure comme le produit des compositions d’atomes : pour Hegel, ce sont des mots vides, un discours purement formel.

Le vide est l’interruption du flot des atomes. De même, le mouvement de la pensée est celui qui possède l’interruption (la pensée est dans l’homme précisément ce que sont l’atome et le vide dans les choses : son intérieur) [p. 489]. Le mouvement de la pensée échoit aux atomes de l’âme. Il ne s’agit ici que de l’opposition du positif et du négatif. La pensée est entachée d’un principe négatif, le moment de l’interruption. Le fondement du système d’Epicure est ainsi le plus arbitraire et donc le plus fastidieux qui puisse être pensé.

Hegel insiste sur l’inanité de la théorie du passage de l’atome au sensible. Aucun pont entre la formation des choses et les qualités n’est indiqué. Il se produit la tautologie vide qui dit que les parties sont précisément ordonnées et composées comme l’exige le fait que leur phénomène soit tel (p. 490). Mais la détermination des atomes, formés de telle ou telle manière, est une invention d’un arbitraire absolu. Le passage aux phénomènes, aux corps concrets, ou bien Epicure ne l’a pas du tout effectué, ou bien ce qui est indiqué là dessus est pour soi-même insuffisant. Epicure nie l’unité et la relation des atomes pris comme étant en soi au sens où cette unité et cette relation constituent le but universel. Tout ce que nous appelons formations et organisations (formes organiques), en gros l’unité du but de la nature, échoit selon lui aux propriétés, à une liaison des atomes qui ainsi n’est que fortuite, qui n’est produite que par le mouvement fortuit des atomes.

Hegel s’en prend alors à la déclinaison. Epicure admet comme attribut fondamental des atomes la pesanteur, mais il ne laisse pas les atomes se mouvoir en ligne droite, il les fait au contraire se mouvoir en une ligne qui dévie quelque peu de la droite, en une ligne courbe ; si bien que les atomes se rencontrent et forment une unité qui n’est que superficielle et ne leur est pas essentielle[40]. Autrement dit : Epicure nie en général tout concept et il conteste l’universel comme essence (p. 490). Toutes les naissances sont des combinaisons fortuites, qui se dissolvent avec la même fortuité. Car le divisé est l’élément premier et ce qui est effectivement ; et la fortuité est la loi de la combinaison.

Epicure bannit la pensée comme être-en-soi, sans avoir à l’esprit que ses atomes eux-mêmes ont justement cette nature d’être des objets de pensée, qu’ils ont un tel être qui n’est pas immédiat, mais au contraire essentiel de par la médiation, le négatif, ou l’universel. Inconséquence qui est la première et la seule d’Epicure, et qui est toute l’inconséquence des empiristes (p. 491). C’est de la même manière que les stoïciens font du pensé, de l’universel, l’essence et sont tout aussi incapables d’obtenir l’être et le contenu, tout en le possédant en même temps de manière inconséquente.

Après la métaphysique, la physique. Epicure s’oppose à un but ultime et universel du monde, à la téléologie de l’organique en lui-même, et aux représentations théologiques de la Sagesse d’un Créateur présente au monde ; cela va de soi étant donné qu’il supprime l’unité de quelque manière qu’on se la représente. Tout est événement, déterminé par le rassemblement fortuit, extérieur des figurations des atomes. Ce serait le hasard, la nécessité extérieure qui est le principe de toute union, de toute relation mutuelle (p. 491).

Le principe de l’observation de la nature est l’analogie (que nous avons déjà vu fonctionner dans la Canonique : on peut conclure du connu à l’inconnu, car une communauté analogique unit les deux termes). Hegel souligne que c’est le même principe qui régit aux temps modernes la science de la nature (p. 493).

Epicure est donc très libéral, car l’application de la représentation à l’objet peut se faire de toutes sortes de manières, à volonté. Epicure se livre ainsi à un bavardage vide qui emplit les oreilles et la représentation, mais qui disparaît sitôt qu’on le considère de plus près (p. 494). Aussi vide est la science moderne de la nature. Aristote et les philosophes antérieurs sont partis a priori de pensées universelles dans la philosophie de la nature et ont développé le concept à partir de lui-même. C’est le premier côté. L’autre côté est ce côté nécessaire, que l’expérience a été élevée a l’universalité et que les Lois ont été découvertes (p. 496, 497). C’est que ce qui suit de l’idée abstraite rencontre la représentation universelle à laquelle l’expérience, l’observation est définitivement préparée et élevée (p. 497). Il manque à Aristote le côté de la combinaison, de la connexion avec l’expérience et l’observation. On peut dire ainsi qu’Epicure est celui qui a découvert la science empirique de la nature, la psychologie empirique. Opposés aux buts, aux concepts de l’entendement des stoïciens, on a l’expérience, le présent sensible. Chez les stoïciens règne l’entendement abstrait et borné, n’ayant pas de vérité en soi, donc privé de la présence et de la réalité effective de la nature. Ici, on a le sens de la nature, plus vrai que les hypothèses stoïciennes (p. 497).

C’est une loi générale, dit Hegel, que la connaissance des lois de la nature supprime la superstition. Le procédé de la superstition n’a en tout cas rien de rationnel, il ne se tient pas dans la pensée, mais pareillement dans la représentation, et il procède directement par inventions, ou, si l’on veut, par mensonges. Contre cela, le procédé d’Epicure possède la vérité, s’il s’agit de la représentation et non de la pensée, de s’en tenir au vu et à l’entendu, à ce qui est présent à l’esprit et ne lui est pas étranger (p. 497). La vérité aussi de ne pas parler de choses qui doivent être de telles choses, qui doivent être vues et entendues, mais ne le peuvent, parce qu’elles sont inventées. De cette philosophie sont nées les représentations qui ont tout à fait nié le supra-sensible. Elle a introduit « les Lumières » en considération de l’élément physique. Elle en reste au fini. Or, c’est le propre de ce que l’on appelle l’élément « éclairé » de rester dans le domaine du fini[41]. Mais autant cette méthode est exacte dans la sphère du conditionné, autant elle est fausse dans d’autres sphères. La superstition a donc à la fois tort et raison (p. 498). Si je dis que l’électricité vient de Dieu j’ai raison de chercher une origine, mais tort de l’attribuer à Dieu qui est une origine universelle et non spécifique. Chez Epicure, la superstition disparaît, mais aussi une connexion fondée en soi et le monde de l’idéal (p. 489).

Enfin, la morale d’Epicure est conditionnée par le même principe. La sympathie mutuelle est due au « déversage » des atomes. Le but de la philosophie pratique d’Epicure donne sur la singularité de la conscience de soi, comme celui de la philosophie pratique stoïcienne (p. 500). Le but de sa morale est une jouissance de soi-même sans trouble. La porte est ouverte à tout arbitraire dans l’action. Le sentiment est le fondement de l’action. Mais quand Epicure définit le but comme plaisir, ce n’est que dans la mesure où la jouissance de celui-ci est le résultat de la philosophie. Le plaisir est lié à la pensée. D’un côté la sensation est érigée en principe, mais aussi doivent y être essentiellement liés le Logos, la raison, l’entendement, la pensée, expressions qui ne se distinguent pas ici de manière très précise. Quand Epicure définit le plaisir comme critère du bien, il a exigé de la pensée un empire sur soi-même qui calcule le plaisir pour savoir s’il n’est pas lié à des déplaisirs plus grands (p. 501). Epicure a encore posé comme but l’état du Sage, l’ataraxia, un acte de rester-identique-à-soi-même-dans-le-calme, délivré de la crainte et du désir (p. 502). Le Sage ne recherche que le plaisir pris comme quelque chose d’universel, il tient ce seul plaisir pour positif, il y rencontre l’universel et singulier ; autrement dit, le singulier est supprimé dans la forme de l’universalité, est considéré seulement en sa totalité ; tandis que de façon matérielle (ou selon le contenu), Epicure érige en principe la singularité, il exige d’un autre côté l’universalité de la pensée, s’accordant avec le stoïcisme (p. 503).

Hegel insiste donc ici sur la dualité apparente du principe épicurien : singulier et universel. D’un côté l’universel, la pensée, de l’autre le singulier, la sensation, les deux principes étant tout bonnement opposés (p. 503). La sensation n’est pas le seul principe d’Epicure ; ce principe est la félicité gagnée par la raison et ne pouvant être gagnée que par elle : ainsi les deux principes ont le même but[42].

Enfin, les dieux d’Epicure possèdent l’immortalité et la béatitude que la foule leur attribue. Sous cette idée de divin n’est compris rien d’autre que l’universel en général (p. 506). Les dieux peuvent être connus par la raison (ils n’ont pas de passions) [p. 507]. Ils sont pour une part comparables au nombre : ce qu’il y a d’abstrait dans le sensible. Pour une autre part ils sont l’élément formel humain accompli, les images tout à fait universelles qui sont en nous. Hegel commente : cette image universelle, un concret, qui est d’abord représenté comme humain, est la même chose que ce que nous appelons idéal.

L’auto jouissance est dans sa rigueur inactive, car l’action a toujours en elle comme quelque chose d’étranger, l’opposition entre elle et la réalité effective, et c’est pourquoi le travail, la peine, sont plutôt le côté de la conscience de l’opposition que celui de l’être-réalisé-effectivement[43]. [p. 507-508. Nous soulignons.]


CONCLUSION


L’analyse de Hegel lui permet de conclure par l’identification relative des stoïciens et des épicuriens. « On obtient à proprement parler le même résultat que chez les sceptiques. » (p. 512). Pour les stoïciens, l’universel est l’essence, — non pas le plaisir, la conscience de soi du singulier en tant que singulier. Mais la réalité de cette conscience de soi (universelle) est de la même façon quelque chose d’agréable (p. 512-513). Pour les épicuriens, c’est le plaisir qui est l’essence, mais le plaisir cherché et obtenu, considéré comme un universel.

Aller plus loin qu’Epicure aurait été de la part de ses disciples tomber dans l’acte de concevoir, ce qui n’aurait fait que troubler le système épicurien; car l’absence de pensée est troublée par le concept et cette absence de pensée est érigée en principe (p. 513). Chez Epicure, la pensée est précisément employée à tenir à distance la pensée, elle se comporte négativement à l’égard d’elle-même. Et c’est l’activité philosophique d’Epicure de s’établir et de se maintenir hors du concept qui trouble le sensible, d’établir et de maintenir ce sensible[44].

Donc :

1. Les stoïciens tirent le contenu de leur pensée de l’être, du sensible, exigent que la pensée soit pensée d’un étant.

2. Inversement, les épicuriens élargissent leur principe de la singularité de l’être, en vue des atomes qui sont des objets de pensée, et en vue du plaisir pris comme un universel (p. 514).

Contre ces principes unilatéraux, le mouvement du concept réintroduit la dialectique.

Ce rétablissement de la dialectique est représenté négativement par la Nouvelle Académie et par les sceptiques. Déjà les stoïciens en tant qu’ils avaient leur principe dans la pensée (le penser), développaient la dialectique, mais prise comme une logique commune pour laquelle la forme de la simplicité a la valeur du concept ; un tel concept n’étant pas comme celui que nous avons maintenant, qui présente en lui le négatif et dissout les déterminités qui avaient été reçues dans cette simplicité. C’est une apparition plus haute du concept de l’essence dialectique qui ne s’applique plus seulement à l’être sensible, mais aux concepts déterminés, et porte à la conscience l’opposition du concept et de l’être comme opposition de la pensée et de l’être. Cette apparition exprime l’universel, non comme une idée simple, une universalité, mais comme le point où tout retourne à la conscience prise comme moment essentiel de l’essence.

Le scepticisme représente le dépassement du stoïcisme et de l’épicurisme pris comme unilatéraux, mais cet élément négatif qui ne reste que négatif ne peut se renverser en quelque chose d’affirmatif.


  1. . Note au bas de la traduction de la Préface de la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel, éditions Aubier, tome I, p. 19.
  2. . Science de la logique, traduction S. Jankélévitch, tome I, p. 101.
  3. . Nous avons donc traduit Aufheben par supprimer, et quelquefois, sous la pression du contexte, opté pour « dépasser ».
  4. . Science de la logique, éd. cité, p. 102.
  5. . Molitor, dans la traduction de la Dissertation, traduit systématiquement par élément.
  6. . Science de la logique, éd. citée, p. 72 sqq.
  7. . Science de la logique, édition Félix Meiner, tome I, p. 93.
  8. . Ibidem, p. 95. Traduire Dasein par « mode d’être » — comme le fait Molitor — entraîne de grandes difficultés pour comprendre certaines phrases de la Dissertation (par exemple : les dieux dévient de tout « mode d’être »… la liberté à l’égard du mode d’être, etc.). D’autre part, la « manière d’être », qui s’oppose à la détermination interne, est plus précise et ne constitue qu’un moment du Dasein. Il faut comprendre Dasein littéralement, comme « être-là », en accentuant l’aspect immédiat et non l’aspect spatial.

    La pression du contexte oblige parfois à opter pour le sens traditionnel d’existence (ex. : les preuves de l’existence de Dieu). Cela ne tire pas à conséquence, car s’il est bon de réserver le mot « existence » à la traduction d’ « Existenz » (qui est un concept du moment de l’essence de non de l’être). Hegel souligne lui-même qu’au niveau du Sein, être et existence ne se différencient pas encore. En tout cas, « existence » est plus proche de Dasein que « mode d’être ».

  9. . Marx semble peu sensible à la distinction propriété/qualité. Dans le chapitre de la Dissertation consacré aux qualités de l’atome, il emploie les deux mots indifféremment. Par contre, il est très sensible à la distinction Wirklichkeit/Realität. Nous avons presque toujours traduit Wirklichkeit par réalité effective pour bien distinguer les deux termes.
  10. . Science de la logique, F. Meiner, p. 110 sq.
  11. Le terme idéel est donc ambigu : on définit d’abord le principe, le général, l’universel comme idéels, mais on doit du même coup étendre ce terme au concept, à l’idée, à l’esprit, et « aux choses particulières sensibles, pour autant que leur caractère particulier et sensible se trouve supprimé dans le principe, dans le concept, et surtout dans l’esprit. Tantôt donc l’idéel est le concret, tantôt ce sont les moments, supprimés dans le concret qui sont l’idéel, « alors qu’en fait il n’existe qu’un seul tout concret, inséparable de ses moments ». C’est ce qui nous permet de comprendre que l’idée est le concept et sa réalisation au niveau spéculatif, tout en désignant l’un des côtés du rapport quand les deux moments s’opposent. Dans ce second sens, l’idéel est la vérité du réel, tout en lui restant encore extérieur. L’idéel se pose en opposition au réel. Ce niveau de l’opposition des deux termes définit l’abstraction, niveau de la philosophie d’Epicure.
  12. . Ces références renvoient à l’édition Aubier de la Science de la logique, trad. S. Jankélévitch, tome I.
  13. . M. Solovine va même jusqu’à contester l’existence de la déclinaison chez Epicure. Cf. Epicure, édition Herman.
  14. . Hegel, Précis de l’Encyclopédie des sciences philosophiques, trad. Gibelin, édition Vrin, p. 83.
  15. . Noël (G.), la Logique de Hegel, édition Vrin.
  16. . Toutes les citations de Hegel renvoient de nouveau à la Science de la logique, traduction S. Jankélévitch, édition Aubier, tome I.
  17. . Hegel reprend cette dialectique dans l’Encyclopédie, éd. cit., p. 142-144.
  18. . Travaux préparatoires, fragment : le Clinamen.
  19. . Hegel, Science de la logique, éd. cit.
  20. . Travaux préparatoires, fragment : le Clinamen.
  21. . Encyclopédie, éd. cit., p. 144.
  22. . Encyclopédie, éd. cit., p. 152.
  23. . Ibidem.
  24. . Cf. Dissertation : chapitre « la Déclinaison ».
  25. . Encyclopédie, éd. cit., p. 145.
  26. . Travaux préparatoires, fragment : l’Atome comme forme immédiate du concept, la Déclinaison.
  27. . Travaux préparatoires, le Clinamen (nous soulignons).
  28. . Travaux préparatoires : l’Atome comme forme…
  29. . Dissertation, chapitre : la Déclinaison (nous soulignons).
  30. . Travaux préparatoires, fragment : la Guerre des atomes.
  31. . Dissertation, chapitre : le Temps.
  32. . Dissertation, chapitre : la Déclinaison.
  33. . Encyclopédie, éd. cit., p. 138-141.
  34. . Dissertation, chapitre : les Météores.
  35. . Travaux préparatoires : la Philosophie épicurienne des météores.
  36. . Encyclopédie, éd. cit., p. 154.
  37. . Conclusion de la Dissertation.
  38. . Nous estimons indispensable au lecteur des Travaux préparatoires et de la Dissertation de connaître le texte des Vorlesungen Ueber Die Geschichte der Philosophie consacré à Epicure et aux philosophies post-aristotéliciennes, qui constitue la base de départ de l’analyse du jeune Marx. Nous n’avons pas la prétention de traduire ce texte malheureusement encore inédit en français — mais seulement d’en donner un résumé. La pagination renvoie à l’édition Frommann, Œuvres complètes de Hegel, édition du Jubilé, tome XVIII.
  39. . C’est la preuve que Hegel condamne toute satisfaction abstraite et imaginative. Ce texte pourrait critiquer aussi bien les Jeunes hégéliens, ce qui en retour prouve le caractère néo-kantien de leur attitude. Il reste, bien sûr, à savoir au nom de quoi fonctionne ici cette critique.
  40. . On voit que Hegel accepte l’explication de la déclinaison qui sera âprement critiquée par Marx. Ce point est essentiel : les Travaux préparatoires commencent par reprendre Hegel pour critiquer la faiblesse de la « construction du monde » d’Epicure, avant que l’analyse positive de la déclinaison ne vienne rendre raison de ce passage contradictoire, sinon en résoudre la contradiction.
  41. . On sait que Marx pratique en 1841 un « retour » à la philosophie des Lumières, tout en restant conscient des limites d’une telle philosophie.
  42. . Cette opposition entre le plaisir comme universel et la sensation comme singularité n’est pas retenue par Marx, parce que l’universalité de l’ataraxie est essentiellement liée à l’acte de s’abstraire du monde analysé dans la déclinaison. La déclinaison unit la singularité et l’universalité formelle. Sensation et plaisir renvoient à l’atome singulier déclinant. Dans le premier cas, l’atome est soumis à la matière (être-là), et retenu hors de l’universalité. Mais le Sage, à l’instar des dieux, fait abstraction de l’être-là gagnant l’universalité abstraite du monde des atomes, semblables dans l’acte même qui les voit décliner…
  43. . Ce texte montre de manière très forte l’incompatibilité de la pensée de Marx et de celle de Hegel. Pour Marx, la pratique, la transformation concrète de la nature est la réalité effective. On aperçoit la distance qui le sépare et de la conscience immédiate (Epicure) et de la conscience spéculative (Hegel). Pour Hegel, le dépassement du travail aliéné ne peut se faire que dans le non-travail, dans la contemplation, étant donné qu’il ne saurait échapper à l’abstraction, à l’objectivation (cf. supra : Objectivation et Aliénation).
  44. . « Troubler » (verwirren) doit s’entendre aussi au sens physique : se mélanger avec, être embrouillé avec.