Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure/Dialectique spéculative et dialectique révolutionnaire

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Traduction par Jacques Ponnier.
Texte établi par Jacques Ponnier, Ducros (p. 83-89).


DIALECTIQUE SPÉCULATIVE
ET
DIALECTIQUE RÉVOLUTIONNAIRE


« Ce n’est plus seulement au nom du matérialisme qu’il critique l’inversion du réel que constitue le système hégélien. C’est au nom de la dialectique du réel, celle qui se manifeste dans l’histoire et dans la société[1]. »


Il y a parenté entre une philosophie de la conscience, du donné et de la représentation et une philosophie du primat du sensible sous la forme immédiate où il se donne. Contre le primat de ce donné immédiat, la dialectique.

Mais la dialectique réelle a un rôle révolutionnaire à l’inverse de la dialectique spéculative. Ici se place l’apport exact de Feuerbach : bien qu’il vide la philosophie de son mouvement dialectique, il a la valeur pratique essentielle de nier en bloc la sphère de la spéculation, ou plutôt de faire basculer cette sphère vers le véritable concret qui est le monde réel sensible. Feuerbach définit l’indépendance de ce monde concret par rapport à la conscience, bien qu’il le pense encore abstraitement, c’est-à-dire en rapport à cette conscience[2].

La dialectique révolutionnaire est exposée de manière très précise par Marx dans la Postface à la seconde édition allemande du Capital (24 janvier 1873). Marx y cite une critique de son livre parue dans une revue de Saint-Pétersbourg, qui contient ces deux extraits importants :

A première vue, si l’on en juge par la forme extérieure de l’exposition, Marx est un idéaliste renforcé, et cela dans le sens allemand, c’est-à-dire dans le mauvais sens du mot. En fait, il est infiniment plus réaliste qu’aucun de ceux qui l’ont précédé dans le champ de l’économie critique… On ne peut en aucune façon l’appeler idéaliste[3].
La valeur scientifique particulière d’une telle étude, c’est de mettre en lumière les lois qui régissent la naissance, la vie, la croissance et la mort d’un organisme social donné, et son remplacement par un autre supérieur ; c’est cette valeur-là que possède l’ouvrage de Marx. (Nous soulignons.)

Marx souligne que l’auteur définit ainsi la méthode dialectique elle-même. Certes, cette dialectique est l’opposé de la dialectique spéculative hégélienne :

Ma méthode dialectique, non seulement diffère par la base de la méthode hégélienne, mais elle en est l’exact opposé. Pour Hegel, le mouvement de la pensée, qu’il personnifie sous le nom de l’idée, est le démiurge de la réalité, laquelle n’est que la forme phénoménale de l’idée. Pour moi, au contraire, le mouvement de la pensée n’est que la réflexion du mouvement réel, transporté et transposé dans le cerveau de l'homme[4].
Mais le mérite de Hegel est ici expressément reconnu :
Mais bien que, grâce à son quiproquo, Hegel défigure la dialectique par le mysticisme, ce n’en est pas moins lui qui en a le premier exposé le mouvement d’ensemble. … Sous son aspect mystique, la dialectique devint une mode en Allemagne, parce qu’elle semblait glorifier les choses existantes. Sous son aspect rationnel, elle est un scandale et une abomination pour les classes dirigeantes… parce que dans la conception positive des choses existantes, elle inclut du même coup l’intelligence de leur négation fatale, de leur destruction nécessaire, parce que, saisissant le mouvement même dont toute forme faite n’est qu’une configuration transitoire, rien ne saurait lui en imposer ; parce qu’elle est essentiellement critique et révolutionnaire[5]. (Nous soulignons.)

On ne saurait être plus clair. La pensée du Capital est une pensée dialectique. Mais ce qui marque la coupure profonde qui sépare Marx de Hegel, c’est moins l’idée du « renversement » (dont on sait trop bien désormais qu’elle n’est pas claire) que la place exacte donnée par Marx à la dialectique.

Dans ce texte de 1873, Marx distingue en effet deux plans de la manière la plus nette : le procédé d’exposition et le procédé d’investigation.

Certes, le procédé d’exposition doit se distinguer formellement du procédé d’investigation. À l’investigation de faire la matière sienne dans tous ses détails, d’en analyser les diverses formes de développement, et de découvrir leur lien intime. Une fois cette tâche accomplie, mais seulement alors, le mouvement réel peut être exposé dans son ensemble. Si l’on y réussit, de sorte que la vie de la matière se réfléchisse dans sa reproduction idéale, ce mirage peut faire croire à une construction a priori[6].

Deux conclusions :

— Le Capital expose, à travers des analyses particulières, le mouvement d’ensemble du système, lequel est dialectique[7].

— Le marxisme ne saurait se réduire à une science au sens où toute science est régionale, il est science de la totalité du développement réel.

Le statut théorique de cette distinction des deux procédés avait été indiqué par Marx dans l’Introduction à la Critique de l’Economie politique, écrite en 1857. Dans ce même texte, Marx parvient à une élaboration complète des concepts de concret et d’abstrait ainsi que de leur rapport avec l’idée de dialectique.

Le concret est concret, parce qu’il est la synthèse de nombreuses déterminations, donc unité de la diversité. C’est pourquoi le concret apparaît dans la pensée comme le procès de la synthèse, comme résultat, et non comme point de départ, encore qu’il soit le véritable point de départ, et par suite aussi le point de départ de l’intuition et de la représentation[8] (Nous soulignons.)

Le postulat matérialiste est ici uni étroitement et de manière rigoureuse à l’exigence dialectique. La reproduction du concret vise ce concret comme résultat d’une élaboration. La science vise à construire les déterminations du concret, ce qui revient à le mesurer à son essence. La distinction des deux processus et de leur résultat (concret pensé et concret réel) est ici primordiale. Du même coup est élucidé définitivement le rapport de Marx à Hegel :

… Les déterminations abstraites aboutissent à la reproduction du concret par la voie de la pensée. C’est pourquoi Hegel est tombé dans l’illusion de concevoir le réel comme le résultat de la pensée qui se résorbe en soi, s’approfondit en soi, se meut par soi-même, tandis que la méthode de s’élever de l’abstrait au concret n’est pour la pensée que la manière de s’approprier le concret, de le reproduire en tant que concret pensé.

Hegel a confondu le concret-pensé et sa genèse propre et le développement réel. C’est pour cela qu’il a pu comprendre le réel comme résultat de la pensée.

La reproduction du concret en tant que concret pensé n’est pas « le procès de la genèse du concret lui-même[9] ».

En somme, la science doit éviter deux écueils :

— S’en tenir au donné immédiat de la représentation.

— Couper le développement idéel qui dépasse ce niveau immédiat de l’objet de la représentation, qui est le concret[10].

Pour cela, la science doit comprendre que la reproduction du concret par la pensée n’est pas indépendante et transcendante (comme une divinité), mais qu’elle est au sens propre une production, une transformation réglée de la représentation en concept. Cette transformation s’effectue selon le modèle général de la PRODUCTION que nous avons vu ouvrir le champ du dépassement de la philosophie. Comme production, cette transformation diffère de toute transposition et de toute élucidation-traduction. Elle ne découvre pas son objet mais le produit.

Pour la conscience (et la conscience philosophique est ainsi faite) la pensée qui conçoit, c’est l’homme réel, et le réel, c’est le monde une fois conçu comme tel ; le mouvement des catégories lui apparaît comme le véritable acte de production (lequel, c’est bien ennuyeux, ne reçoit d’impulsion que du dehors) dont le résultat est le monde ; c’est exact — mais ce n’est qu’une autre tautologie dans la mesure où la totalité concrète en tant que totalité pensée, concret pensé, est en fait un produit de la pensée, de l’acte de concevoir ; il n’est donc nullement le produit du concept qui s’engendrerait lui-même, qui penserait en dehors et au-dessus de la perception et de la représentation, mais un produit de l’élaboration des perceptions et des représentations en concepts. La totalité, telle qu’elle apparaît dans l’esprit comme un tout pensé, est un produit du cerveau pensant, qui s’approprie le monde de la seule manière possible… [ = de la seule manière dont il puisse le faire.] Le sujet réel subsiste, après comme avant, dans son autonomie en dehors de l’esprit, tout au moins aussi longtemps que l’esprit n’agit que spéculativement, théoriquement[11]. (Nous soulignons.)

La pensée de Marx est donc une critique de la conscience, laquelle est naturellement portée à concevoir le concret pensé comme concret réel, c’est-à-dire à se concevoir comme le réel, à s’affirmer dans les choses mêmes. L’objet de la représentation — le monde sensible — a la valeur essentielle d’un point de départ. Il ne s’agit pas de se mouvoir d’emblée dans un idéel contenu implicitement dans la représentation, mais de produire le concept du réel en transformant la matière de la représentation. La genèse réelle est indépendante de cette reproduction idéelle, ce qui nécessite de ne jamais quitter le sol de l’observation empirique, où le développement réel ne cesse de se donner à travers les illusions de la conscience. C’est la pratique matérielle de la production, réalisation effective des deux moments exigés dès 1841, qui fournit le modèle général de compréhension de toutes les pratiques[12].


  1. . E. Bottigelli. Préface aux Manuscrits de 1844, éd. cit. p. LXIV.
  2. . La lettre de Engels à Marx du 19 novembre 1844 est significative : « L’homme de Feuerbach est dérivé de Dieu. C’est de Dieu que Feuerbach est arrivé à l’homme, et ainsi l’homme est encore, il est vrai, couronné de l’auréole théologique de l’abstraction. » Citée par A. de Abreu-Freire, Critique et idéologie chez le jeune Marx, in Revue philosophique de Louvain, tome LXIV.
  3. . K. Marx, Œuvres, collection de la Pléiade, N.R.F., tome I, p. 556. Ibidem, p. 558.
  4. . Postface à la seconde édition allemande du Capital, éd. cit., p. 558.
  5. Ibidem, p. 559.
  6. Postface, éd. cit., p. 558.
  7. . Il paraît difficile d’isoler un tel texte du Capital, ne serait-ce qu’à cause de la date tardive de sa rédaction et de sa position clef par rapport à l’ouvrage. Il cherche à expliquer et à éclairer le mouvement d’ensemble du Capital. Que le passage au plan scientifique entraîne des modifications profondes dans la forme même de la dialectique (espace « structural », pluralité de temporalités et distorsion entre ces temporalités, etc.), qu’il s’agisse au sens strict d’un « espace » nouveau, tout ceci ne saurait remettre en cause l’aspect dialectique de l’œuvre de Marx en lui ôtant son caractère révolutionnaire. Pour prendre un exemple, l’analyse de la reproduction du capital menée par E. Balibar selon un modèle non dialectique fait abstraction de la théorie des crises, c’est-à-dire du mouvement d’ensemble dialectique du mode de production capitaliste (cf. Lire le Capital, éd. Maspero, coll. Théorie, tome II).
  8. . Introduction à la Critique de l’économie politique, collection de la Pléiade. N.R.F., tome I, p. 255.
  9. . Ibidem, p. 255.
  10. . J.-P. Faye relève bien cette dualité irréductible de la dialectique et de la représentation. Avec Épicure, « Voici venir l’ère de la vue ». On ne doit considérer comme vrai, dit la Lettre à Hérodote, que ce qu’on peut voir réellement. (Épicure, édition Herman, p. 16). « Est vrai ce qui peut se voir et ce qui se voit. »

    Donc, « découvrir ce qui est à la base des mots ». L’ère de la vue considère la dialectique comme superflue. « Ces deux traits vont ouvrir un grand écart dans la pensée d’Occident ; entre ces ciseaux-là vont s’engouffrer toutes les révolutions. » (Ibidem, p. 17.)

    Le Clinamen ne se voit pas, il rend possible le voir (p. 21). Il est ce qui, dans l’ère de la vue, introduit la subversion dialectique.

    Vue : lecture d’un sens présent à la nature (Matière).

    Dialectique : négation de la vue par le logos (Idéalité). La production pense les deux moments. On le voit dans l’analyse de la science comme pratique théorique, produite par Althusser dans Pour Marx (éd. Maspero, coll. Théorie) : ni création de sens, ni lecture d’un sens, mais production d’un sens par transformation du visible (ou du lisible).

    Ainsi, dans le texte de Marx, le concret est-il ce qui peut se voir, s’étudier. Mais le procès de la science est celui de la pensée : il vise ce concret comme résultat produit à partir de l’abstrait. Cet abstrait est pour Hegel l’universel abstrait (car jamais Hegel ne s’attache vraiment au réel qui s’offre à l’observation). Pour Marx, c’est l’aspect général de la totalité vue (observée), c’est-à-dire la première généralisation des faits observés, faits dont il faudra produire les déterminations spécifiques. L’investigation, après s’être approprié sa matière (les faits), effectue un travail d’analyse aboutissant à la détermination d’une structure de catégories simples et «abstraites». Ces catégories sont transformées ensuite en vue de l’obtention du tout complexe et articulé qui constitue le concret-pensé. C’est ce dernier mouvement que Hegel a correctement décrit. Sur ce difficile problème, on consultera l’article clair et précis de R. Araud. Actes du 14e Congrès des sociétés de philosophies de langue française. P.U.F., 1969.

  11. . Ibidem, p. 256.
  12. . Cf. là-dessus les belles analyses de L. Althusser : Sur la dialectique matérialiste dans Pour Marx, coll. Théorie, Maspero. Et Lire le Capital, même collection, en particulier le tome II, l’Objet du Capital.