Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure/Philosophie épicurienne - deuxième cahier

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Traduction par Jacques Ponnier.
Texte établi par Jacques Ponnier, Ducros (p. 119-142).


Philosophie épicurienne. Deuxième cahier



[Extraits de Diog. X 72-77] Ici se trouve le principe du pensable, qui sert d’une part à affirmer la liberté de la conscience de soi, et d’autre part à attribuer au Dieu la liberté à l’égard de toute détermination. [Extrait de Diog. X 78] Épicure se prononce en outre (p. 56-57) contre l’attitude consistant à se borner à contempler avec étonnement les corps célestes ; il la dénonce comme une attitude qui borne l’homme et lui inspire la crainte : il fait prévaloir la liberté absolue de l’esprit.


[Extraits de Diog. X 80-81]

[La philosophie épicurienne des Météores]


Épicure répète au début de son traité sur les météores que le but de cette γνώσεως[1] est l’ἀταραξίαν καὶ πίστιν βέβαιον, καθάπερ καὶ ἐπὶ τῶν λοιπῶν[2] [Diog. X 85]

Mais la considération de ces corps célestes se distingue aussi essentiellement de l’autre science.[Extrait de Diog. X 86]

Il est important pour l’ensemble de la conception d’Épicure que les corps célestes, en tant que monde suprasensible, ne puissent prétendre au même degré d’évidence que l’autre monde, le monde moral et sensible[3]. C’est à leur sujet qu’entre en vigueur la doctrine épicurienne de la disjonction, selon laquelle il n’y a pas de aut aut(ou bien, ou bien) ; la détermination intérieure est donc niée et le principe du pensable, du représentable, du hasard, de l’identité et liberté abstraite se manifeste comme ce qu’est celle-ci, comme l’indéterminé, qui, justement pour cette raison, est déterminé par une réflexion extérieure à lui. Il apparaît ici que la méthode de la conscience productrice de fictions et de représentations ne se bat que contre sa propre ombre. Ce qu’est l’ombre dépend de la manière dont on la voit et dont l’objet réfléchissant se renvoie son propre reflet à partir de cette ombre. De même que dans le cas de l’organique en soi, la contradiction de la conception atomistique éclate, substantifiée, de même la conscience philosophante avoue, maintenant que l’objet lui-même entre dans la forme de la certitude sensible et de l’entendement qui représente, ce qu’elle fait. Dans le premier cas, le principe représenté et son application se trouvent objectivés en une seule chose, et les contradictions sont par là appelées aux armes en un antagonisme qui oppose les représentations substantifiées elles-mêmes ; de la même façon ici où l’objet est pour ainsi dire suspendu au-dessus de la tête des hommes, où il défie la conscience par son autonomie, par l’indépendance sensible et la distance mystérieuse de son existence, la conscience éclate dans l’aveu de son activité ; elle contemple ce qu’elle fait : appeler à descendre jusqu’à l’intelligibilité des représentations qui préexistent en elle et les revendiquer comme sa propriété ; elle voit que toute son activité se borne à un combat avec la distance, qui enserre comme un charme toute l’antiquité, qu’elle n’a pour en faire son principe que la possibilité, le hasard, et que ce qu’elle cherche, c’est à établir de n’importe quelle manière une tautologie entre elle et son objet. Voilà ce qu’elle avoue, sitôt que cette distance lui fait face, incarnée dans les corps célestes, dans une indépendance objective. La manière dont elle explique lui est indifférente ; elle affirme que ce n’est pas une explication qui la satisfait, mais plusieurs, c’est-à-dire toute explication possible ; elle avoue ainsi que son activité est une fiction active. C’est pourquoi les météores et la doctrine les concernant sont, dans l’antiquité en général, dont la philosophie n’est pas exempte de présuppositions, l’image où la conscience contemple son manque ; même chez Aristote. Épicure a exprimé cette image, et c’est son mérite, la conséquence implacable de ses conceptions et développements. Les météores bravent l’entendement sensible, mais il surmonte leur défi et ne veut plus entendre parler que de son triomphe sur eux : οὐ γὰρ κατ’ ἀξιώματα κενὰ καὶ νομοθεσίας φυσιολογητέον, ἀλλ’ ὡς τὰ φαινόμενα ἐκκαλεῖται… (ὁ βίος) τοῦ ἀθορύβως ἡμᾶς ζῆν.[4] [Diog. X 86-87]. Il n’y a plus besoin de principes ni de présuppositions, là où la présupposition elle-même s’oppose à la conscience et l’effraie. Dans la frayeur, la représentation disparaît.

C’est pourquoi Épicure répète, comme s’il s’y reconnaissait lui-même, la phrase : πάντα μὲν οὖν γίνεται ἀσείστως κατὰ πάντων κατὰ πλεοναχὸν τρόπον ἐκκαθαιρομένων, συμφώνως τοῖς φαινομένοις, ὅταν τις τὸ πιθανολογούμενον ὑπὲρ αὐτῶν δεόντως καταλίπῃ, ὅταν δέ τις τὸ μὲν ἀπολίπῃ, τὸ δὲ ἐκβάλῃ, ὁμοίως σύμφωνον ὂν τῷ φαινομένῳ, δῆλον ὅτι καὶ ἐκ παντὸς ἐκπίπτει φυσιολογήματος ἐπὶ δὲ τὸν μῦθον καταρρεῖ[5] [Diog. Χ 87] La question se pose alors de savoir comment aménager l’explication : σηµεῖα δέ τινα τῶν ἐν τοῖς µετεώροις συντελουµένων φέρειν δεῖ παρ’ ἡµῖν τινα φαινοµένων, ἃ θεωρεῖται ἢ ὑπάρχει, καὶ οὐ τὰ ἐν τοῖς µετεώροις φαινόµενα ταῦτα γὰρ ἐνδεχέται πλεοναχῶς γενέσθαι. τὸ μέντοι φάντασμα ἑκάστου τηρητέον καὶ ἐπὶ τὰ συναπτόμενα τούτῳ διαιρετέον, ἃ οὐκ ἀντιμαρτυρεῖται τοῖς παρ’ ἡμῖν γινομένοις πλεοναχῶς συντελεῖσθαι[6]. [Diog. Χ 87] Son propre tonnerre et ses propres éclairs surpassent en fracas et en lumière le tonnerre et la foudre du ciel tels que nous les livre la conception d’Épicure. À quel point Épicure sent qu’il est lui-même au centre de sa nouvelle manière d’expliquer, comment il tend à se débarrasser du merveilleux, comment il a toujours le souci de donner non pas une, mais plusieurs explications, dont il nous donne des échantillons très peu sérieux à propos de toute chose, comment il dit presque carrément que, ne touchant pas à la nature, il ne se soucie que de la liberté de la conscience, on peut déjà le déduire de la monotone répétition qui le caractérise. L’unique critère d’explication consiste à ne pas ἀντιμαρτυρεῖσθαι[7] [Diog. X 88] par l’évidence et l’expérience sensibles ; par le phénomène, l’apparence, comme en général il ne s’agit que de l’apparence de la nature.

[MEGA : suit une série de citations que Marx rassemble par divers titres. Sur la naissance du soleil et de la lune : Diog. X 90. Sur la grandeur du soleil et des astres : Diog. X 91. Sur le lever et le coucher des astres : Diog. X 92. Sur les tropes du soleil et de la lune : Diog. X 93. Sur la décroissance et la croissance de la lumière lunaire : Diog. X 94. Sur le species vultus (le visage apparent) dans la lune : Diog. X 95-96. Marx remarque] particulièrement la proscription d’une efficience divine téléologique qui s’exercerait sur l’ordo periodicus (cycle céleste), d’où il ressort nettement que l’explication n’est qu’une autoperception de la conscience et que l’Objectif n’est que projeté. [Extraits de Diog. X 97-101, 104 à 106, 111, 112, 114, 116]


[Gassendi et Épicure]


On peut, à partir de là, voir par parenthèse que Pierre Gassendi, qui veut sauver l’action divine, affirmer la persistance de l’âme, etc., et être malgré tout épicurien (voir, par exemple, Esse animos immortales, contra Epicurum. Gassendi animadversiones in L.X. Diog. Laert. p. 549-602, ou bien Esse deum auctorem mundi, contra Epicurum, p. 701-738 ; gereredeum hominum curam, contra Epicurum[8], 738 à 751, etc., cf. Feuerbach, Histoire de la philosophie moderne : Pierre Gassendi, p. 127-150), n’a absolument pas compris Épicure, et qu’il est encore moins capable de nous en instruire. On ne trouve chez Gassendi que la tendance à nous faire prendre des leçons d’Épicure et non à nous en donner sur lui. Quand il brise cette logique de fer, c’est pour ne pas se brouiller avec ses présuppositions religieuses. Ce combat est ce qui est important chez Gassendi, comme l’est en général ce phénomène que la philosophie moderne ressuscite dans ce qui fait périr la philosophie grecque d’une part avec Descartes dans le doute universel, tandis que les sceptiques sonnent le glas de la philosophie grecque, d’autre part dans la considération rationnelle de la nature, tandis que la philosophie antique est brisée dans Épicure de manière encore plus rigoureuse que chez les sceptiques. L’antiquité prenait ses racines dans la nature, dans le substantiel. Sa dégradation, sa profanation est la marque profonde de la rupture de la vie substantielle vierge ; le monde moderne prend ses racines dans l’esprit, et il peut en toute liberté se débarrasser de son Autre, la nature. Mais de la même façon, ce qui était chez les anciens profanation de la nature devient inversement chez les modernes délivrance à l’égard des chaînes de la domesticité que constitue la foi, et ce dont part, au moins d’après son principe, l’ancienne philosophie ionienne (voir le divin — l’idée — incarné dans la nature), il faut d’abord que la moderne conception rationnelle de la nature s’y élève.

Qui ne se souviendra ici du passage plein d’enthousiasme d’Aristote, le plus grand des philosophes antiques, dans son traité περὶ τῆς ζωϊκῆς φύσεως (de animante natura) [Arist. De partibus animalium 645 a], qui rend un tout autre son que la monotonie dégrisée d’Épicure !


[La construction épicurienne du monde]


Il faut retenir, pour la méthode propre à la conception épicurienne, le problème de la création du monde, problème qui met toujours en lumière le point de vue d’une philosophie ; ce point de vue décrit en effet, à la manière dont selon lui l’esprit crée le monde, le rapport au monde de la philosophie qu’il commande, la puissance créatrice de toute philosophie. Épicure dit (p. 61 et 62) : « Le monde est une complexion céleste (περιοχή τις οὺρανου̃ ) enveloppant les astres, la terre et tous les phénomènes, contenant un extrait (section, άποτομήν ) [Diog. X 88] de l' infinité et s’arrêtant à une limite, que celle-ci soit faite d’ether ou qu’elle soit solide (la transgression de cette limite fait tomber tout ce qu’elle contient dans un chaos), qu’elle soit en repos, ronde, triangulaire ou de toutes les formes qu’on voudra. Il y a, en effet, toutes sortes de possibilités, puisque aucune de ces déterminations n’est contredite par les phénomènes. Où le monde finit, on ne saurait le comprendre ; mais qu’il y ait des mondes infinis en nombre, c’est évident. »


[Diog. X 88-89]
L’insuffisance de cette construction du monde sautera aux yeux de chacun. Que le monde soit une complexion de la terre, des étoiles, etc., ne signifie rien, puisque ce n’est que plus tard que la naissance de la lune, etc., se produit et est expliquée.

Tout corps concret est une complexion en général, plus précisément chez Épicure une complexion d’atomes. La déterminité de cette complexion, sa différence spécifique réside dans sa limite, et c’est pour cela qu’il est superflu, une fois que le monde a été défini comme une section de l’infini, d’ajouter ensuite la limite comme détermination plus précise, car une section se sépare de l’autre et est une chose concrètement différente, donc limitée à l’égard d’un Autre. Mais c’est justement la limite qu’il faut alors déterminer, car une complexion limitée n’est pas encore un monde. Or, on lit cependant plus loin que la limite peut être déterminée de toutes les manières qu’on voudra, παντακῶς[9] [Diog. X 88], et à la fin, Épicure avoue bel et bien qu’il est impossible de déterminer sa différence spécifique, bien qu’on puisse concevoir qu’il y en a une.

On se borne donc à dire que la représentation du retour d’une totalité de différences dans une unité indéterminée, c’est-à-dire la représentation « monde », existe dans la conscience, et qu’on peut la trouver dans la pensée commune. La limite, la différence spécifique, et partant l’immanence ou la nécessité de cette représentation est donnée pour inconcevable ; que cette représentation soit là, on peut le concevoir, selon une tautologie[10], parce qu’elle est là. Ce qui doit être expliqué, la création, la naissance et la réduction interne d’un monde par la pensée est donc donné pour inconcevable, et en guise d’explication, on nous livre l’être-là de cette représentation dans la conscience[11].

C’est la même chose que lorsqu’on dit que l’existence de Dieu peut être prouvée, mais que sa differentia specifica, quid sit[12], le quoi de sa détermination est impénétrable.

Quand Épicure dit en outre que la limite peut être pensée de n’importe quelle façon, que toute détermination, qu’habituellement nous distinguons d’après une limite réelle, peut lui être attribuée, il est clair que la représentation « monde » n’est rien d’autre que le retour à une unité sensible indéterminée, donc déterminable de n’importe quelle manière, ou plus généralement, comme le monde est une représentation indéterminée de la conscience à moitié sentante et à moitié réfléchissante, le monde est, dans cette conscience, composé avec toutes les autres représentations sensibles et limité par elles, sa déterminité ou sa limite est aussi diversifiée que ces représentations sensibles qui l’assiègent, chacune d’entre elles peut être regardée comme sa limite et donc comme sa détermination ou explication la plus précise. C’est l’essence de toutes les explications épicuriennes et c’est d’autant plus important que c’est l’essence de toutes les explications de la conscience productrice de représentations, prisonnière de présuppositions.

Il en est de même chez les modernes en ce qui concerne Dieu, quand on lui attribue bonté, sagesse, etc. Chacune de ces représentations, qui sont déterminées, peut être considérée comme la limite de la représentation indéterminée « Dieu », qui se trouve entre elles.

L’essence de cette explication est donc qu’une représentation, qui doit être expliquée, est extraite de la conscience. L’explication ou la détermination plus précise consiste ensuite dans le fait que des représentations admises comme connues et tirées de la même sphère se tiennent en rapport avec elle, et donc qu’elle est en général, dans la conscience, dans une sphère déterminée. Épicure avoue ici le défaut de sa philosophie ainsi que de l’ensemble de la philosophie antique : savoir qu’il y a des représentations dans la conscience, mais ignorer leur limite, leur principe, leur nécessité.

Mais Épicure ne se contente pas d’avoir donné le concept de sa création du monde : il joue le drame lui-même, il s’objective ce qu’il a fait, et ce n’est qu’alors que commence à proprement parler sa création. On lit, en effet, plus loin : « Il se peut aussi qu’un tel monde naisse dans un intermonde (ainsi nommons-nous l’espace compris entre plusieurs mondes), dans un espace complètement vide, dans un grand vide transparent selon le processus suivant : des semences aptes à cette fonction jaillissent d’un monde ou d’un intermonde, ou de plusieurs mondes et forment peu à peu des agglomérations, des articulations, comme cela se présente, et aussi transforment le lieu et reçoivent de l’extérieur autant d’affluents que les substrats qui sont à la base peuvent supporter la composition. En effet, quand, dans le vide, un monde naît, il ne suffit pas de la formation d’un amas ni de celle d’un tourbillon, ni d’un accroissement de ce tas jusqu’à ce qu’il entre en collision avec autre chose, comme le prétend un des physiciens. Cela contredit en effet les phénomènes. » [Diog. X 89-90]

La première présupposition à la création du monde, ce sont donc, ici, des mondes ; le lieu où cet événement se produit est le vide. Donc ce qui se trouvait plus haut dans le concept de la création (que ce qui doit être créé est présupposé) est ici substantifié. La représentation, privée de sa détermination plus précise et de son rapport aux autres, donc telle qu’elle est présupposée en les attendant, est vide, ou, incarnée, un intermonde, un espace vide. Comment maintenant sa détermination s’y ajoute, Épicure l’indique ainsi : des semences appropriées à une création du monde se lient comme c’est nécessaire pour une création du monde, c’est-à-dire qu’aucune détermination n’est donnée, aucune différence. Au total, nous n’avons encore une fois rien d’autre que l’atome et le κενόν (vide), quelle que soit la force avec laquelle Épicure résiste à cette conclusion, etc.

Aristote a déjà fait une critique profonde du caractère superficiel de cette méthode qui part d’un principe abstrait sans laisser ce principe se supprimer dans des formes (?) plus hautes. Après avoir loué les pythagoriciens d’avoir été les premiers à libérer les catégories de leurs substrats, à ne pas les avoir considérées comme une nature particulière, telles qu’elles échoient au prédicat, mais à les avoir conçues comme une substance immanente même : ὅτι τὸ πεπερασμένον καὶ τὸ ἄπειρον [καὶ τὸ ἓν] οὐχ ἑτέρας τινὰς ᾠήθησαν εἶναι φύσεις, οἷον πῦρ ἢ γῆν ἤ τι τοιοῦτον ἕτερον, ἀλλ’ αὐτὸ τὸ ἄπειρον καὶ αὐτὸ τὸ ἓν οὐσίαν εἶναι τούτων ὧν κατηγοροῦνται [Arist. met. 987 à 15 sq.], il leur fait ce reproche : ᾧ πρώτῳ ὑπάρξειεν ὁ λεχθεὶς ὅρος, τοῦτ’ εἶναι τὴν οὐσίαν τοῦ πράγματος ἐνόμιζον[13]. [Arist. Met 987 a 23 sq.]


[La philosophie épicurienne et le scepticisme]


Nous en venons maintenant au rapport de la philosophie d’Épicure avec le scepticisme, dans la mesure où ce rapport est fourni par Sextus Empiricus. Mais avant, on doit citer encore une détermination fondamentale d’Épicure lui-même tirée du livre X de Diog. Laerte, lors de la description du sage : σοφόν δογματιεῖν τε καὶ οὐκ ἀπορήσειν[14]. [Diog. X 121] De l’ensemble de l’exposé du système épicurien, où est donné son rapport essentiel à la philosophie ancienne, on tire comme documents importants son principe du pensable, ce qu’il dit au sujet du langage et sur l’origine des représentations ; ces documents contiennent implicitement sa position par rapport aux sceptiques : Il est dans une certaine mesure intéressant de voir quelle origine Sextus Empiricus donne à l’activité philosophique d’Épicure : [Extraits de Sext. Emp. : adv. mathem. IV 18-19 ; Pyrrh. hyp. II 23-25 ; adv. dogm. III 64.71.58 ; adv. dogm. I 267 ; adv. math. I 49.54.272 sq. ; adv. dogm. I 14-15.22] τὴν πρὸς τοὺς ἀπὸ τῶν μαθημάτων ἀντίρρησιν κοινότερον μὲν διατεθεῖσθαι δοκοῦσιν οἵ τε περὶ τὸν Ἐπίκουρον καὶ οἱ ἀπό τοῦ Πύρρωνος, οὐκ ἀπὸ τὴς αὐτὴς δὲ διαθέσεων, ἀλλ’οἱ μὲν περὶ τὸν Ἐπίκουρον ὡς τῶν μαθεμάτων μηδὲν συνεργούντων πρὸς σοφίας τελείωσιν[15]. (C’est-à-dire que les épicuriens tiennent le savoir des choses, en tant qu’un être-autre de l’esprit, pour impuissant à élever sa Realitas : les pyrrhoniens tiennent l’impuissance de l’esprit à comprendre les choses pour son fait essentiel, pour sa réelle énergie. C’est, même si les deux côtés apparaissent dégradés et non dans la fraîcheur philosophique antique, un rapport semblable que celui des bigots et des kantiens dans leur position à l’égard de la philosophie. Les premiers renoncent au savoir par dévotion, c’est-à-dire qu’ils croient, avec les épicuriens, que le divin en l’homme est le non-savoir, que ce caractère divin, qui est paresse, est dérangé par le concept. Les kantiens, par contre, sont les prêtres officiels du non-savoir, leur tâche quotidienne consiste à égrener un chapelet pour leur propre impuissance et la puissance des choses. Les épicuriens sont plus conséquents : si le non-savoir est le fait de l’esprit, le savoir n’est pas un surcroît de nature spirituelle, mais quelque chose d’indifférent à l’esprit ; et le divin est pour celui qui ne sait pas, il n’est pas le mouvement du savoir, mais la paresse.) ἢ ὥς τινες εἰκάζουσι τούτο προκάλυμμα τῆς ἑαυτῶν ἀπαιδευσίας εἶναι νομίζοντες, ἐν πολλοὶς γὰρ ἀμαθὴς Ἐπίκουρος ἐλέγχεται, οὐδὲ ἐν ταῖς κοιναῖς ὁμιλίαις καθαρεύων[16] [Sext. Emp., adv. math. I 1]


Sextus Empiricus, après avoir fourni encore quelques anecdotes qui prouvent clairement son embarras, établit de la façon suivante ce qui oppose la position des sceptiques à l’égard de la science à celle d’Épicure : οἱ δὲ ἀπὸ Πύρρωνος οὔτε διὰ τὸ μηδὲν συνεργεῖν αὐτὰ πρὸς σοφίαν, δογματικὸς γὰρ ὁ λόγος, οὔτε διὰ τὴν προσοῦσαν αὐτοὶς ἀπαιδευσίαν…
[ἀλλὰ] τοιοῦτόν τι ἐπὶ τῶν μαθημάτων παθόντες, ὁποῖον ἐφ’ ὁλης ἔπαθον τῆς φιλοσοφίας[17]. [Sextus Emp., adv. math. I 5-6] (On voit ici comment il faut distinguer les μαθήματα et la φιλοσοφία [la science et la philosophie], et que le dédain d’Épicure pour les μαθήματα s’étend à ce que nous nommons connaissances ; on voit aussi la précision avec laquelle cette assertio consentit [cette déclaration s’accorde] avec suo systemati omni [l’ensemble de son système].)


[Extraits de Sext. Empir, adv. math. I 6]

Dans les Hypotyposes de Pyrrhon, Livre I, chapitre xvii, l’étiologie, qu’Epicure emploie particulièrement, est contredite de manière pertinente, mais du même coup ressort la propre impuissance des sceptiques. Τάχα δ’ἂν καὶ οἱ πέντε τρόποι τῆς ἐποχῆς ἀπαρκοῖεν πρὸς τὰς αἰτιολογίας. Ἤτοι γὰρ σύμφωνον πάσαις ταῖς κατὰ φιλοσοφίαν αἱρέσεσι καὶ τῇ σκέψει καὶ τοῖς φαινομένοις αἰτίαν ἐρεῖ τις ἢ οὔ. Καὶ σύμφωνον μὲν ἴσως οὐκ ἐνδέχεται[18][19]). [Sext. Emp. Pyrrh. hyp. I 185]. (En effet : fournir une raison qui ne soit absolument rien d’autre que phénomène est impossible parce que la raison est l’idéalité du phénomène, le phénomène supprimé. Il est tout aussi peu possible qu’une raison s’accorde avec le scepticisme parce que le scepticisme est ce qui, par excellence, contredit toute pensée, la suppression de l’acte de déterminer comme tel. Le scepticisme devient naïf quand il a rassemblé les φαινόμενα (phénomènes), car le phénomène qu’il est est l’être-perdu, le non-être de la pensée : le scepticisme est ce même non-être en tant que réfléchi en soi, mais le phénomène est en lui-même disparu, il n’est qu’apparence, le scepticisme est le phénomène qui s’exprime, il disparaît avec la disparition de celui-ci, il n’est lui aussi qu’un phénomène.) τά τε γὰρ φαινόμενα καὶ τὰ ἄδηλα πάντα διαπεφώνηται. Εἰ δὲ διάφωνον, ἀπαιτηθήσεται καὶ ταύτης τὴν αἰτίαν.[20]. [Sext. Emp. Pyrr. hyp. 1 185 sq.] (c’est-à-dire que le sceptique veut une raison qui ne soit elle-même qu’apparence, et qui, de ce fait, n’est pas une raison) καὶ φαινομένην μὲν φαινομένης ἢ ἄδηλον ἀδήλου λαμβάνων εἰς ἄπειρον ἐκπεσεῖται[21] [Sext. Emp. Pyrr. hyp. I 186] (c’est-à-dire que parce que le sceptique ne veut pas sortir de l’apparence et ne veut pas l’affirmer comme telle, il ne sort pas de l’apparence, et ce mouvement peut être répété à l’infini. Épicure veut à vrai dire aller de l’atome à d’autres déterminations, mais, comme il refuse de laisser se défaire l’atome comme tel, il ne dépasse pas des déterminations atomistiques extérieures à elles-mêmes et arbitraires ; le sceptique, par contre, accepte toutes les déterminations, mais dans la déterminité de l’apparence ; son occupation est donc tout aussi arbitraire et renferme partout la même indigence. Sans doute il nage dans toute la richesse du monde, mais il reste toujours dans la même misère et il est lui-même l’impuissance incarnée qu’il voit dans les choses[22]. Épicure vide de prime abord le monde, mais il termine ainsi dans l’absence totale de détermination, le vide qui repose en soi, le dieu otiosus) ἱστάμενος δέ που, ἢ ὅσον ἐπὶ τοῖς εἰρημένοις λέξει τὴν αἰτίαν συνεστάναι, καὶ εἰσάγει τὸ πρός τι, ἀναιρῶν τὸ πρὸς τὴν φύσιν (c’est justement en ce qui concerne l’apparence, le phénomène, que le πρός τι, est le πρὸς τὴν φύσιν, ἢ ἐξ ὑποθέσεώς τι λαμβάνων ἐπισχεθήσεται[23]. [Sext. Emp. Pyrrh. hyp. I 186]. Si pour les philosophes antiques, les météores, le ciel visible sont le symbole et l’intuition de leur trouble substantiel, si bien que même un Aristote prend les étoiles pour des dieux, ou les place du moins dans une conjonction immédiate avec la plus haute énergie, c’est le ciel écrit, le mot scellé du Dieu qui s’est manifesté à lui-même dans le cours de l’histoire mondiale, qui joue le rôle de mot d’ordre pour le combat de la philosophie chrétienne. La présupposition des anciens est l’action de la nature, celle des modernes l’action de l’esprit.

Le combat des anciens ne pouvait que finir avec la destruction du ciel visible, du ruban substantiel de la vie, de la force de gravitation propre à l’existence politique et religieuse, car la nature doit être cassée en deux pour que l’esprit s’unifie en lui-même. Les Grecs la brisèrent avec l’ingénieux marteau d’Héphaïstos, et la firent, sous les coups, éclater en statues. Les Romains plongèrent leur glaive dans son cœur, et les peuples périrent ; mais c’est la philosophie moderne qui descelle le mot, le fait s’évanouir en fumée dans le feu sacré de l’esprit ; c’est comme combattant de l’esprit avec l’esprit, non comme un apostat isolé déchu de la gravitation de la nature qu’elle a une action universelle et qu’elle fond les formes qui ne laissent pas ressortir l’universel.


[L’absence de compréhension de Plutarque à l’égard d’Épicure]


Il va sans dire que du traité de Plutarque que nous examinons, il n’y a que peu de choses utilisables. Il suffit de lire l’introduction, sa balourde vantardise et sa grossière interprétation de la philosophie d’Épicure pour ne plus garder aucun doute sur la totale impuissance de Plutarque en ce qui concerne la critique philosophique. [Extraits de Plutarque, de eo quod 1087 sq.]. Il est clair que Plutarque ne comprend pas la logique d’Épicure. La plus grande voluptas (jouissance) est pour Épicure la libération à l’égard de la douleur, de la différence, de même que l’absence de présupposition ; le corps qui n’en présuppose aucun autre dans la sensation, qui ne ressent pas cette différence, est sain, positif. Cette position, qui reçoit sa forme la plus haute dans le Dieu otiosus d’Épicure, existe d’elle-même dans la maladie qui persiste, dans la mesure où la maladie, quand elle dure, cesse d’être un état pour devenir en quelque sorte familière et particulière. Nous avons vu dans la philosophie de la nature d’Épicure qu’il aspire à cette absence de présupposition, à cette mise à l’écart de la différence, aussi bien en théorie qu’en pratique[24]. Le souverain bien d’Épicure est ὰταραξία (repos de l’âme), car l’esprit dont il s’agit est l’esprit empiriquement singulier. Plutarque ressasse des lieux communs, il raisonne comme un apprenti.


[Le concept de sage dans la philosophie grecque]


Nous pouvons parler par parenthèse de la détermination du σοφός (sage), parce qu’elle est régulièrement l’objet des philosophies épicurienne, stoïcienne et sceptique. De cet examen, il résultera que le sage trouve sa place la plus logique dans la philosophie atomistique d’Épicure et que c’est aussi de ce point de vue que le déclin de la philosophie antique se présente chez Épicure dans une objectivation plus totale.

Le sage, ο̉ σοφός, doit être conçu dans la philosophie antique d’après deux déterminations, mais qui ont toutes les deux une seule et même racine.

Ce qui apparaît théoriquement dans la considération de la matière apparaît pratiquement dans la détermination du σοφός. La philosophie grecque commence avec sept sages parmi lesquels se trouve le philosophe ionien Thalès, et elle se termine avec la tentative de faire le portrait conceptuel du sage. Le début et la fin sont définis par des sages, mais le centre, le milieu aussi est un σοφός : Socrate. Ce n’est pas un fait exotérique que la philosophie se meuve autour de ces individus substantiels ; cela l’est aussi peu que le fait que la Grèce s’écroule politiquement à l’époque où Alexandre perd sa sagesse dans Babylone.

Comme la vie grecque et l’esprit grec possèdent dans leur âme la substance qui apparaît en eux pour la première fois comme substance libre, le savoir de cette substance tombe dans des existences indépendantes, dans des individus, qui en tant qu’hommes remarquables se tiennent en face des autres et leur sont extérieurs, dont le savoir, d’autre part, est la vie intérieure de la substance et donc une vie intérieure aux conditions de la réalité effective qui les entoure. Le philosophe grec est un démiurge, son monde est un autre monde que celui qui fleurit sous le soleil naturel du substantiel.

Les premiers sages ne sont que les réceptacles, les Pythies, d’où la substance fait entendre sa voix dans des commandements universels et simples ; leur langage n’est encore que celui de la substance qui s’est mise à parler, les puissances simples de la vie éthique qui se manifestent. Ils ne sont donc que pour une part des contremaîtres actifs de la vie politique, des législateurs.

Les philosophes ioniens de la nature sont des phénomènes tout aussi isolés que ceux des formes de l’élément de la nature, sous lesquelles ils cherchent à concevoir le tout. Les pythagoriciens se forment une vie intérieure dans l’Etat ; la forme dans laquelle ils réalisent leur savoir de la substance se tient à mi-distance de l’isolement total et conscient (que l’on ne trouve pas chez les ioniens, dont l’isolement est plutôt l’isolement irréfléchi, naïf, des existences élémentaires), et de la vie pleine de confiance qu’ils mènent dans la réalité éthique. La forme de la vie des pythagoriciens est elle-même la forme substantielle, politique, prise seulement dans l’abstrait, portée à un minimum d’extension et de fondements naturels, de même que leur principe, le nombre, se tient à mi-chemin entre le sensible coloré et l’idéel. Les Éléates, qui ont les premiers découvert les formes idéales de la substance, qui eux-mêmes conçoivent d’une manière purement intérieure, abstraite, intensive, l’intériorité de la substance, sont les annonciateurs inspirés par le Pathos et prophétiques de l’aurore qui se lève. Plongés dans la lumière simple, ils se détournent à contrecœur du peuple et des anciens dieux. Mais, avec Anaxagore, c’est le peuple lui-même qui se détourne du dieu ancien pour se porter contre le sage individuel et l’explique comme tel en l’excluant de lui. On a récemment reproché un dualisme à Anaxagore (voir par exemple Ritter, Histoire de la philosophie antique, premier volume). Aristote dit dans le premier livre de sa Métaphysique qu’il se sert du νοῦς (faculté de la connaissance immédiate) comme d’une machine et qu’il n’en fait usage que là où les explications naturelles lui font défaut. Mais, d’une part, cette apparence de dualisme est l’élément dualiste en lui-même qui commence, à l’époque d’Anaxagore, à scinder le cœur le plus intime de l’État, d’autre part il doit être compris de manière plus profonde ; le νοῦς est chez Anaxagore actif et n’est employé que là où la déterminité naturelle n’existe pas. Il est lui-même le non-ens (non-être) du naturel, l’idéalité. Mais en outre, l’activité de cette idéalité ne commence que là où fait défaut au philosophe le regard physique. Le νοῦς est le propre νοῦς du philosophe et il s’installe au point précis où ce dernier ne sait plus objectiver son activité. Avec cela, le νοῦς apparut comme le noyau de la philosophie de l’escolier errant ; il apparaît dans sa puissance comme idéalité de la détermination réelle, d’un côté avec les sophistes, de l’autre avec Socrate.

Si les premiers sages grecs sont le propre spiritusde la substance, son savoir incarné, si leurs paroles se tiennent dans la même intensité pure que la substance elle-même, si, à mesure que, par la suite, la substance est de plus en plus idéalisée, les supports de son progrès font prévaloir une vie idéelle dans leur réalité particulière contre la réalité de la substance qui apparaît et de la véritable vie populaire, l’idéalité elle-même n’est encore que dans la forme de la substance. On ne secoue pas les puissances vivantes ; les plus idéels de cette période, les Pythagoriciens et les Eléates, glorifient la vie publique et en font la véritable Raison ; leurs principes sont objectifs et constituent une puissance qui les envahit eux-mêmes, qu’ils révèlent dans des demi-mystères, sous le coup de l’inspiration poétique, c’est-à-dire dans la forme qui transforme l’énergie naturelle, ne la détruit pas, mais l’élabore et laisse le tout dans la détermination du naturel. Cette incarnation de la substance idéale advient dans les philosophes eux-mêmes qui la révèlent, non seulement son expression est le plastique-pratique, sa réalité est leur personne et leur propre apparition, mais eux-mêmes sont les images vivantes, les œuvres d’art vivantes que le peuple voit sortir de lui-même dans la dimension plastique ; là où leur activité, comme chez les premiers sages, constitue l’universel, leurs paroles sont la substance qui possède la véritable valeur : des lois.

Ces sages sont donc aussi peu populaires que les statues des dieux olympiens. Leur mouvement est le repos en soi-même ; ils se rapportent au peuple dans la même objectivité qu’à la substance. Les oracles de l’Apollon de Delphes ne furent vérité divine pour le peuple, ne furent drapés dans le clair-obscur d’une puissance inconnue qu’aussi longtemps que la propre puissance manifeste de l’esprit grec retentit du trépied pythique ; le peuple ne se rapporta théoriquement à eux qu’aussi longtemps qu’ils furent la propre théorie du peuple qui s’exprimait ; ils ne furent populaires qu’aussi longtemps qu’ils furent impopulaires. De même ces sages. Mais avec les sophistes et Socrate (dans la ligne de la δύναμις [puissance] qu’on trouve chez Anaxagore), la situation se renverse. C’est maintenant l’idéalité elle-même qui, dans sa forme immédiate, l’esprit subjectif, devient le principe de la philosophie. Si, chez les anciens Grecs, la forme idéale de la substance, son identité, se manifestait en s’opposant au vêtement bariolé de sa réalité phénoménale, vêtement fait de différentes individualités nationales, si de ce fait ces sages d’un côté ne saisissent l’absolu que dans les déterminations ontologiques les plus unilatérales et les plus universelles, d’un autre côté représentent eux-mêmes l’apparition de la substance fermée sur elle-même dans la réalité effective en soi, et ainsi, se comportant de manière exclusive à l’égard des πολλοί (la multitude), étant le mystère parlant de leur esprit, sont, d’autre part, tels les dieux plastiques sur les places publiques dans leur être-retourné-en-soi plein de sérénité, les propres ornements du peuple, et lui reviennent dans leur singularité, maintenant par contre, c’est l’idéalité elle-même, la pure abstraction devenue pour soi, qui fait face à la substance ; elle est la subjectivité qui se donne pour le principe de la philosophie. C’est parce qu’elle est impopulaire, cette subjectivité, tournée contre les puissances substantielles de la vie populaire, qu’elle est populaire : elle se tourne vers l’extérieur contre la réalité, est pratiquement empêtrée dans celle-ci, et son existence est le mouvement. Ces réceptacles mouvants du développement sont les sophistes. Leur figure la plus intime, épurée des scories immédiates du phénomène, est Socrate, que l’oracle de Delphes appelle le σοφώτατον (le plus sage).

Tandis que sa propre idéalité se tient en face de la substance, celle-ci est tombée dans une masse d’existences et d’institutions accidentelles et bornées, dont le droit (l’unité, l’identitas), s’est enfui en face d’elle dans les esprits subjectifs. L’esprit subjectif lui-même est ainsi le réceptacle de la substance, mais, du fait que cette idéalité se tient en face de la réalité effective, elle est dans les têtes, objectivement comme un devoir, subjectivement comme une aspiration. L’expression de cet esprit subjectif qui sait posséder en lui-même l’idéalité est le jugement du concept, qui possède, comme mesure du singulier, le déterminé-en-lui-même, le but, le bien, lequel n’est cependant ici encore qu’un devoir de la réalité effective. Ce devoir de la réalité est aussi bien un devoir du sujet qui a pris conscience de cette idéalité, car il se tient lui-même dans la réalité, et la réalité en dehors de lui, c’est l’être. La position de ce sujet est donc aussi déterminée que son destin.

D’abord, le fait que cette idéalité de la substance soit venue dans l’esprit subjectif, qu’elle soit tombée hors de la substance même constitue un saut, une chute hors de la vie substantielle ayant ses conditions à l’intérieur de cette vie. C’est pour cela que cette détermination qui est la sienne est pour le sujet lui-même un événement, une puissance étrangère, dont il se retrouve le porteur : le δαιμόνιον de Socrate. Le δαιμόνιον est l’apparition immédiate de ce fait que pour la vie grecque, la philosophie est aussi bien une chose purement intérieure qu’une chose purement extérieure. La détermination du δαιμόνιον définit le sujet dans sa singularité empirique, parce que ce sujet est, à l’intérieur de la vie substantielle (donc conditionnée par la nature), la rupture naturelle avec cette vie ; en effet, le δαιμόνιον apparaît comme une détermination de la nature. Les sophistes sont eux-mêmes ces démons qui ne se séparent pas encore de leur action. Socrate a conscience de porter le δαιμόνιον en lui. Socrate est la manière substantielle qu’a la substance de se perdre elle-même dans le sujet. Il est donc un individu aussi substantiel que les philosophes plus anciens, mais dans le mode de la subjectivité, non pas, fermé sur lui-même, une image des dieux, mais une image humaine, non pas mystérieux, mais clair et lumineux, non pas un voyant, mais un homme affable.


Voici ensuite la seconde détermination : ce sujet porte un jugement selon le devoir, le but. La substance a perdu son idéalité, partie dans l’esprit subjectif ; celui-ci est donc devenu la détermination en soi-même de cette substance, son prédicat ; au regard de cet esprit, la substance elle-même a sombré jusqu’à devenir une liaison d’existences indépendantes, liaison immédiate, injustifiée, qui se borne à être. L’acte déterminant du prédicat, parce qu’il se rapporte à un étant, est donc lui-même immédiat ; comme cet étant est l’esprit populaire vivant, cet acte est détermination pratique des esprits singuliers, il est éducation et enseignement. Le devoir de la substantialité est la propre détermination de l’esprit subjectif qui l’exprime. Le but du monde est ainsi le propre but de l’esprit subjectif, l’enseignement de ce but est sa mission. L’esprit subjectif présente donc en soi-même le but, le bien, aussi bien dans sa vie que dans son enseignement. Il est le sage entré dans le mouvement pratique.

Mais, pour finir, tandis que cet individu porte sur le monde le jugement du concept, il est lui-même divisé et condamné, car il s’enracine pour une part lui-même dans le substantiel, le droit de son existence se trouve dans le droit de son État, de sa religion, bref de toutes les conditions substantielles, qui apparaissent en lui comme sa nature.

D’un autre côté, il possède en lui-même le but qui est juge de la substantialité en question. Sa propre substantialité est donc en lui-même condamnée, et il périt, justement parce que le lieu de sa naissance est l’esprit substantiel et non l’esprit libre qui supporte toutes les contradictions et en est vainqueur, qui n’a à reconnaître comme telle aucune des conditions de la nature.

Si Socrate a une telle importance, c’est parce qu’en lui se présentent en eux-mêmes le rapport de la philosophie grecque à l’esprit grec et donc la limite interne de cette philosophie. Quand on a récemment comparé à ce rapport le rapport à la vie de la philosophie hégélienne et qu’on en a pris prétexte pour condamner cette dernière, il va de soi que cela était insensé. C’est justement le mal spécifique de la philosophie grecque d’être liée à un esprit qui n’est que substantiel. De notre temps, les deux termes sont esprit et veulent tous les deux être reconnus comme tels.

La subjectivité ressort dans son support immédiat comme étant sa vie et son action pratique, comme une formation (Bildung) par laquelle il sépare les individus singuliers des déterminités de la substantialité pour les conduire à la détermination en soi-même ; déduction faite de cette activité pratique, sa philosophie n’a d’autre contenu que la détermination abstraite du bien. Sa philosophie consiste dans son rôle de tremplin qui, des représentations et des différences substantielles, etc., mène à la détermination-en-soi-même, mais elle n’a d’autre contenu que d’être le réceptacle de cette réflexion dissolvante ; sa philosophie est donc essentiellement sa propre sagesse, son propre être-bon ; en rapport au monde, le seul accomplissement de son enseignement du bien est une toute autre subjectivité que lorsque Kant met en place son impératif catégorique. Il est indifférent pour celui-ci que ce support se rapporte à cet impératif en tant que sujet empirique[25].

Le mouvement devient chez Platon un mouvement idéel ; de même que Socrate est l’image du monde et son professeur, de même les idées de Platon, son abstraction philosophique sont les archétypes de ce monde.

Dans Platon, cette détermination abstraite du bien, du but, éclate en une philosophie extensive, enveloppant le monde. Le but, en tant que détermination en soi et le véritable vouloir du philosophe est la pensée, et les déterminations réelles de ce bien sont les pensées immanentes. Le véritable vouloir du philosophe, l’idéalité active en lui est le véritable devoir du monde réel (real). Telle est la conception que se fait Platon de son rapport à la réalité effective : un royaume des idées indépendant plane au-dessus de la réalité (cet au-delà est la propre subjectivité du philosophe) et se réfléchit, obscurci, en elle. Si Socrate n’a découvert que le nom de l’idéalité qui est passée de la substance dans le sujet, si lui-même est encore ce mouvement accompagné de conscience, le monde substantial de la réalité entre maintenant, réellement idéalisé, dans la conscience de Platon, mais ainsi l’articulation interne de ce monde idéal est aussi simple que celle du monde vraiment substantial qui lui fait face ; à ce sujet, Aristote fait cette remarque très juste : σχεδόν γάρ ί̀σα ή̀, ούκ έλάττω τά εί̀ὸη, έστί τούτων περί ω̃ν ζητου̃ντες τάς αίτίας έκ τούτων έπ'έκει̃να προη̃λθον[26]. [Arist. met. 990 b 4 sq.] La déterminité de ce monde et son articulation en soi sont donc pour le philosophe lui-même un au-delà, le mouvement est tombé en dehors de ce monde. καίτοι τω̃ν ειδω̃ν ό̀ντων ό̀μως ού γίγνεται τά μετέχοντα, ά̀ν μή ή̃ τό κινη̃σον[27] [Arist. met. 991 b 5 sq.] Le philosophe en tant que tel, c’est-à-dire en tant qu’il est le sage et non le mouvement de l’esprit véritable en général, est ainsi la vérité transcendante du monde substantial qui se tient en face de lui. Platon le révèle déjà de la manière la plus nette quand il dit qu’il faudrait que les philosophes deviennent rois ou que les rois deviennent philosophes pour que l’Etat atteigne sa détermination. Dans sa propre position à l’égard d’un tyran, une telle tentative a été faite de son côté. La situation particulière la plus haute de son état est encore celle de ceux qui savent. Je veux encore mentionner deux remarques que fait Aristote, parce qu’elles donnent, au sujet de la figure de la conscience platonicienne, les éclaircissements les plus importants et s’accordent avec le côté d’après lequel nous la considérons, en rapport au τοφος.

Aristote dit de Platon : εν δέ τω̣̃ Φαίδωνι ού̀τως λέγεται, ώς και τού εί̃ναι και του̃ γίγνεσθαι αί̀τια τά εί̀δη έστίν[28]. [Arist. Met. 991 b 4 sq.] Ce ne sont pas seulement certains étants, c’est la sphère de l’être que Platon veut transférer dans l’idéalité : cette idéalité est un royaume fermé, différencié spécifiquement dans la conscience philosophante elle-même : c’est parce qu’il est tel qu’il lui manque le mouvement.

Cette contradiction inhérente à la conscience philosophante doit s’objectiver pour cette conscience elle-même, doit être expulsée par elle. ἔτι οὐ μόνον τῶν αἰσθητῶν παραδείγματα τὰ εἰδη, ἀλλὰ καὶ αὐτῶν τῶν ἰδεῶν, οἶον τὸ γένος, ὡς γένος εἰδῶν, ὥστε τὸ αὐτὸ ἔσται παράδειγμα καὶ εἰκών[29]. [Arist. met. 991 a 29 — b 1].


[Extraits de Lucrèce I - 736 à 740]

[Les déterminations essentielles
de la philosophie épicurienne
]

Sont essentiels pour définir la philosophie épicurienne de la nature :

1) L’éternité de la matière, qui est liée au fait que le temps est considéré comme l’accident des accidents, comme appartenant seulement aux compositions et à leurs effets fortuits, et est donc évacué hors du principe matériel, hors de l’atome lui-même. Cela s’accorde en outre avec le fait que la substance, dans la philosophie d’Épicure, est ce qui opère une réflexion purement extérieure, qu’elle est l’absence de présupposition, l’arbitraire et fortuite. Le temps est plutôt le sort de la nature, du fini ; l’unité négative avec soi est sa nécessité interne.

2) Le vide, la négation, n’est pas le négatif de la matière elle-même, mais il est là où la matière n’est pas. Cette négation est donc aussi, sous ce rapport, en elle-même éternelle.

La figure que nous voyons ressortir enfin du laboratoire de la conscience gréco-philosophique, issue de l’obscurité de l’abstraction, drapée dans son costume sombre, c’est la figure dans laquelle la philosophie grecque marche vivante sur la scène du monde, la même figure qui, jusque dans le foyer brûlant, voyait des dieux, la même qui but la coupe de poison, la même qui, devenue le dieu d’Aristote, jouit de la plus haute félicité, de la Théorie [contemplation].


  1. . Connaissance.
  2. . L’ataraxie (absence de trouble) et une solide confiance intérieure, de même que pour tout le reste.
  3. . Il s’agit en effet de réduire à l’impuissance les corps célestes, considérés, à l’inverse du monde terrestre, comme l’ennemi de l’homme. Ce texte montre formellement que le monde d’Épicure est la projection de sa conscience. Moins qu’un matérialisme théorique, sa philosophie est une éthique purificatrice, dégageant la conscience de sa gangue d’illusions.
  4. . Car pour ce qui est de la science de la nature dans sa spécificité, on ne doit pas s’en tenir à des règles et à des notions communes vides ; on doit au contraire s’accommoder des exigences des phénomènes eux-mêmes… afin que nous puissions vivre hors du trouble.
  5. . Tout s’effectue sans secousse, même si tout doit être purifié par l’explication de multiples manières, en accord avec les phénomènes ; on le voit quand on admet, comme il convient, ce qui est dit de convaincant à leur sujet ; mais si on admet une explication, mais qu’on en rejette une autre, alors que les deux s’accordent également avec les phénomènes, il est évident qu’on quitte le sol entier de la science de la nature pour tomber dans le pays du mythe.
  6. . Certains des phénomènes, observables d’après leur marche réelle, qui se produisent parmi nous contiennent des signes qui expliquent les phénomènes qui s’accomplissent dans les météores ; en effet, comme ceux des météores, ils peuvent se produire de multiples manières ; mais il faut bien observer le mode d’apparition de chacun et distinguer des phénomènes connexes ceux dont les phénomènes qui se déroulent chez nous ne contredisent pas qu’ils se déroulent de multiples manières.
  7. . Être contredit.
  8. . Les âmes sont immortelles, contre Épicure, remarques de Pierre Gassendi sur le livre 10 de Diogene Laerte… Dieu est l’auteur du monde, contre Épicure… Dieu se soucie des Hommes, contre Épicure.
  9. . Toutefois
  10. . La tautologie est ici une définition circulaire.
  11. . Le monde n’est pas une représentation parmi d’autres. Il est la représentation de la totalité du phénomène et appelle cette totalité à se supprimer dans la sphère de l’essence : il clôture la sphère du phénomène. Marx montre que le monde, chez Épicure, n’est fondé par rien d’autre que par lui, qu’il est à la fois ce qui fonde et ce qui est fondé. Mais Épicure refuse de sortir de la sphère atomistique et accepte telle quelle la contradiction.
  12. . Différence spécifique, marque distinctive de son être.
  13. . Ils croyaient que le limité et l’illimité (et l’un) n’étaient pas des natures différentes, comme le feu, la terre ou toute autre chose différente, mais que l’illimité lui-même et l’Un lui-même étaient l’essence de ce dont ils se disaient… : ils tenaient pour l’essence de la chose la première chose dans laquelle la définition en question se rencontrait.
  14. . Le sage se comportera dogmatiquement et non aporétiquement.
  15. La réfutation de ceux qui s’occupent des sciences semble avoir été exposée assez souvent par les adeptes d’Épicure comme par les disciples de Pyrrhon, mais non à partir du même système. Les épicuriens condamnent les sciences en disant qu’elles ne contribuent en rien à l’accomplissement de la sagesse.
  16. Certains conjecturent aussi qu’ils pensaient que cette théorie voilerait leur propre manque de culture ; sur de nombreux sujets en effet, Épicure est convaincu d’ignorance, et, même dans les conversations de tous les jours, il faisait des fautes de langage.
  17. Mais si les sceptiques condamnent les sciences, ce n’est pas parce qu’elles ne contribuent en rien à la sagesse, car cette proposition serait dogmatique ; ce n’est pas non plus parce qu’ils n’ont pas de culture…, (mais) c’est parce qu’ils éprouvent les mêmes sentiments à l’égard des sciences qu’à l’égard de la philosophie tout entière.
  18. . Mais peut-être les cinq manières de suspendre son jugement suffisent-elles à réfuter la recherche des raisons. En effet, ou bien on expose une raison qui s’accorde avec toutes les manières de penser qui se trouvent dans la philosophie, avec le scepticisme et avec le phénomène, ou bien on ne le fait pas. Or, il est peut-être impossible de fournir une telle raison.
  19. . Le mot allemand Grund a une résonance différente du mot grec αἰτία qui veut dire la cause ouvrière, le motif. Grund comporte en même temps l’idée de profondeur : il désigne ce qui fonde, ce qui est au fond. Chez Leibniz cette notion est traduite par l’idée de « raison ». Le principe de raison est le principe de ce qui fonde. Il y a donc une équivoque dans la traduction de αἰτία par Grund. Le terme leibnizien rend un peu compte de cette équivoque.
  20. . Car la contradiction règne aussi bien sur les phénomènes que sur toutes les choses qui n’apparaissent pas. Mais s’il (l’étiologue) est en contradiction, on lui demandera de rendre raison également de celle-ci (cette raison).
  21. . Et sitôt qu’il (l’étiologue) admettra une raison de l’ordre du phénomène pour expliquer un phénomène, ou une raison invisible pour une chose invisible, il sera renvoyé à l’infini.
  22. . Cette critique du scepticisme contient en même temps celle de tout empirisme. Le scepticisme, comme l’empirisme, est le refus de sortir de la sphère du phénomène, le refus de la « systématicité des essences » dont parle Althusser. Mais dans ce texte hégélien, l’essence ou fondement est l’être-supprimé du phénomène, tandis que, pour le matérialisme dialectique développé, il y a indépendance relative des deux processus, et distorsion entre les deux temporalités.
  23. . Sitôt qu’il (l’étiologue) s’arrête quelque part, il devra dire, selon ce qui a été dit, si la raison a été instituée, et il dira à l’égard de quoi, supprimant l’en rapport à la nature, ou bien, s’il admet quelque chose par présupposition, nous l’arrêterons.
  24. . Le sage fait abstraction de la différence. Il la gomme sans la supprimer effectivement. Il change son attitude à l’égard de la maladie et non la maladie elle-même, ses désirs et non l’ordre du monde. L’ataraxie est, à l’image de cette philosophie, un mot négatif : il désigne l’absence de trouble. (ταφαττεσθαι : être troublé.)
  25. . Ce long texte définit bien les deux moments de la substance et de la subjectivité, et le processus d’appropriation de l’idéalité par le sujet, processus qui fait tomber ce sujet dans une opposition à la substance privée de sens. Si la Grèce connaissait l’identité abstraite substance-sujet, c’est que le sujet proprement dit n’avait pas surgi. La naissance de ce sujet est la blessure de la nature. La philosophie moderne se mesure, à l’image d’Epicure, au monde devenu irrationnel, elle désire reconquérir l’identité, supprimer la dimension de l’objectivité, l’aliénation. Mais la subjectivité réclame une philosophie qui mette l’accent sur le support (Träger) de l’idéalité, dans son existence (Existenz), et non un système qui gomme ce support au profit du seul développement idéel, comme celui de Hegel. Gommer la dimension du sujet individuel, c’est déjà avoir identifié substance et sujet en faisant de l’idéel une substance, c’est-à-dire s’être donné le résultat auquel on voulait parvenir.
  26. . Car les formes sont presque semblables, et presque aussi nombreuses que les choses dont partent ces penseurs, en quête de leur origine, pour atteindre les formes.
  27. . Mais quand bien même il y aurait des formes, ce n’est pas pour cela qu’il pourrait naître aucune chose qui participe d’elles, à moins qu’il n’existe autre chose qui engendre le mouvement.
  28. . Dans le Phédon, on parle comme si les formes étaient l’origine aussi bien de l’être que de la génération.
  29. En outre, les formes devraient être non seulement des paradigmes des objets des sens, mais aussi des paradigmes d’elles-mêmes — par exemple, le genre comme genre de formes — si bien qu’une seule et même chose serait à la fois modèle et copie.